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Harp. Que diable! voilà pour traiter toute une ville entière.

M. Jacq. Rôt....

Harp. [mettant la main sur la bouche de maître Jacques.] Ah! traître, tu manges tout mon bien.

M. Jacq. Entremets3....

Harp. [mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.] Encore!

Val. [à maître Jacques.] Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde? et monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille? Allezvous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme de manger avec excès.

que
Harp. Il a raison.

Val. Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un coupe-gorge qu'une table remplie de trop de viandes; que, pour se bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu'on donne, et que, suivant le dire d'un ancien, Il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour mangerb.

Harp. Ah, que cela est bien dit! Approche, que je t'embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie: Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi...... Non, ce n'est pas cela. Comment estce que tu dis?

Val. Qu'il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour

manger.

Harp. [à maître Jacques.] Oui. Entends-tu? [à Valère.] Qui est le grand homme qui a dit cela?

Val. Je ne me souviens pas maintenant de son nom. Harp. Souviens-toi de m'écrire ces mots: je les veux faire graver en lettres d'or sur la cheminée de ma salle.

Val. Je n'y manquerai pas. Et pour votre souper, vous n'avez qu'à me laisser faire, je réglerai tout cela comme il faut.

Harp. Fais donc.

M. Jacq. Tant mieux, j'en aurai moins de peine.

Harp. [à Valère.] Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d'abord; quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de

marrons.

Val. Reposez-vous sur moi.

a Expression proverbiale: L'épée au chevet, l'épée qui ne nous quitte jamais. Au figuré, l'expression qu'on a sans cesse à la bouche.

b Ce proverbe est imité de la formule latine :-E. U. V. N. V. U. E. -Ede ut vivas, ne vivas ut edas.

[Scène suivante.]

CLEANTE, LA FLÈCHE.

La Fl. [sortant du jardin avec une cassette.] Ah! monsieur, que je vous trouve à propos! Suivez-moi vite. Clé. Qu'y a-t-il ?

La Fl. Suivez-moi, vous dis-je; nous sommes bien.
Clé. Comment?

La Fl. Voici votre affaire.

Clé. Quoi?

La Fl. J'ai guigné1 ceci tout le jour.

Clé. Qu'est-ce que c'est?

La Fl. Le trésor de votre père que j'ai attrapé.

Clé. Comment as-tu fait?

La Fl. Vous saurez tout. Sauvons-nous; je l'entends crier.

[Scène suivante.]

HARPAGON, criant " Au voleur!" dès les jardin.

Au voleur! au voleur! à l'assassin! au meurtrier! Justice, juste ciel! je suis perdu, je suis assassiné; ́on m'a coupé la gorge, on m'a dérobé mon argent. Qui peutce être? Qu'est-il devenu? Où est-il? Où se cache-t-il? Que ferai-je pour le trouver? Où courir? Où ne pas courir? N'est-il point là? N'est-il point ici? Arrête [à lui-même se prenant par le bras]. mon argent, coquin Ah! c'est moi.... Mon esprit

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Qui est-ce?
Rends-moi

est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas! mon pauvre argent! mon pauvre argent! mon cher ami! on m'a privé de toi; et, puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie: tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au monde. Sans toi il m'est impossible de vivre. C'en est fait2; je n'en puis plus; je me meurs; je suis mort; je suis enterré.... N'y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui l'a pris? Hé! que dites-vous? Ce n'est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup3, qu'avec beaucoup de soin on ait épié l'heure; et l'on a choisi justement le temps où je parlais à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question1 à toute ma maison, à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Hé! de quoi est-ce qu'on parle là? de celui qui m'a dérobé? Quel bruit fait-on là-haut? est-ce mon voleur qui y est? De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là parmi vous? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu'ils ont part, sans doute, au vol que l'on m'a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes7, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde; et, si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.

[Scène suivante.]

HARPAGON, UN COMMISSAIRE, et un peu après MAÎTRE JACQUES.

Le com. Laissez-moi faire; je sais mon métier. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je me mêle de découvrir les vols; et je voudrais avoir autant de sacs de mille francs que j'ai fait pendre de personnes.

Har. Tous les magistrats sont intéressés à prendre

cette affaire en main; et, si l'on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de la justice.

Le com. Il faut faire toute les poursuites requises. Vous dites qu'il y avait dans cette cassette....

Har. Dix mille écus bien comptés.
Le com. Dix mille écus!

Har. Dix mille écus.

Le com. Le vol est considérable!

Har. Il n'y a point de supplice assez grand pour l'énormité de ce crime; et, s'il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en sûreté.

Le com. En quelles espèces était cette somme?

Har. En bon louis d'or et pistoles bien trébuchantes 1. Le com. Qui soupçonnez-vous de ce vol?

Har. Tout le monde; et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et les faubourgs.

Le com. Il faut, si vous m'en croyez, n'effaroucher personne, et tâcher doucement d'attraper quelques preuves, afin de procéder après, par la rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont été pris.

M. Jacq. [dans le fond du théâtre, en se retournant du côté par lequel il est entré.] Je m'en vais revenir: qu'on me l'égorge tout à l'heure, qu'on me lui fasse griller les pieds; qu'on me le mette dans l'eau bouillante, et qu'on me le pende au plancher.

Har. [à maître Jacques.] Qui? celui qui m'a dérobé? M. Jacq. Je parle d'un cochon de lait que votre intendant me vient d'envoyer, et je veux vous l'accommoder3 à ma fantaisie.

Har. Il n'est pas question de cela, et voilà monsieur à qui il faut parler d'autre chose.

Le com. [à maître Jacques.] Ne vous épouvantez point : je suis homme à ne vous point scandalisera, et les choses iront dans la douceur.

M. Jacq. Monsieur est de votre souper?

Le com. Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher votre maître.

M. Jacq. Ma foi, monsieur, je montrerai tout ce que je

sais faire, et je vous traiterai du mieux qu'il me sera possible.

Har. Ce n'est pas là l'affaire.

M. Jacq. Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrais, c'est la faute de monsieur notre intendant, qui m'a rogné les ailes avec les ciseaux de son économie.

Har. Traître il s'agit d'autre chose que de souper; et je veux que tu me dises des nouvelles de l'argent qu'on m'a pris.

M. Jacq. On vous a pris de l'argent?

Har. Oui, coquin; et je m'en vais te faire pendre si tu ne me le rends.

Le com. [à Harpagon.] Ne le maltraitez point. Je vois à sa mine qu'il est honnête homme, et que, sans se faire mettre en prison, il vous découvrira ce que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous confessez la chose, il ne vous sera fait aucun mal, et vous serez récompensé comme il faut par votre maître. On lui a pris aujourd'hui son argent; et il n'est pas que vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire.

M. Jacq. [bas, à part.] Voici justement ce qu'il me faut pour me venger de notre intendant. Depuis qu'il est entré céans, il est le favori; on n'écoute que ses conseils; et j'ai aussi sur le cœur les coups de bâton de tantôt. Har. Qu'as-tu à ruminer?

Le com. [à Harpagon.] Laissez-le faire, il se prépare à vous contenter; et je vous ai bien dit qu'il était honnête homme.

M. Jacq. Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que c'est monsieur votre cher intendant qui a fait le coup.

Har. Valère ?

M. Jacq. Oui.

Har. Lui, qui me paraît si fidèle?

M. Jacq. Lui-même. Je crois que c'est lui qui vous a dérobé.

Har. Et sur quoi le crois-tu ?

M. Jacq. Sur quoi?

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