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Le m. à dans. Tout beau, monsieur le tireur d'armes 10! ne parlez de la danse qu'avec respect.

Le m. de mus. Apprenez, je vous prie, à mieux traiter l'excellence de la musique.

Le m. d'armes. Vous êtes de plaisantes gens 11, de vouloir comparer vos sciences à la mienne.

Le m. de mus. Voyez un peu l'homme d'importance!
Le m. à dans. Voilà un plaisant animal avec son plas-

tron 12!

Le m. d'armes. Mon petit maître à danser, je vous ferais danser comme il faut. Et vous, mon petit musicien, je vous ferais chanter de la belle manière.

Le m. à dans. Monsieur le batteur de fer, je vous apprendrai votre métier.

M. Jourd. [au maître à danser.] Êtes-vous fou de l'aller quereller, lui qui entend la tierce et la quarte, et qui sait tuer un homme par raison démonstrative?

Le m. à dans. Je me moque de sa raison démonstrative, et de sa tierce et de sa quarte.

M.Jourd. [au maître à danser.] Tout doux 13, vous dis-je ! Le m. d'armes. [au maître à danser.] Comment, petit impertinent!

M. Jourd. Hé! mon maître d'armes !

Le m. à dans. [au maître d'armes.] Comment, grand cheval de carrosse !

M. Jourd. Hé! mon maître à danser! Le m. d'armes. Si je me jette sur vous... M. Jourd. [au maître d'armes.] Doucement! Le m. à dans. Si je mets sur vous la main....... M. Jourd. [au maître à danser.] Tout beau! Le m. d'armes. Je vous étrillerai 14 d'un air... M. Jourd. [au maître d'armes.] De grâce 15! Le m. à dans. Je vous rosserai 16 d'une manière... M. Jourd. [au maître à danser.] Je vous prie! Le m. de mus. Laissez-nous un peu lui apprendre à parler17.

M. Jourd. [au maître de musique.] Mon dieu! arrêtez

vous.

[Scène suivante.]

Un MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, M. JOURDAIN, le MAÎTRE DE MUSIQUE, le MAÎTRE À DANSER, le MAÎTRE D'ARMES,

un LAQUAIS.

M. Jourd. Holà! monsieur le philosophe, vous arrivez tout à propos avec votre philosophie. Venez un peu mettre la paix entre ces personnes-ci.

Le m. de phil. Qu'est-ce donc ? qu'y a-t-il 1, messieurs? M. Jourd. Ils se sont mis en colère pour la préférence de leurs professions, jusqu'à se dire des injures, et en vouloir

venir aux mains 2.

Le m. de phil. Hé quoi! messieurs, faut-il s'emporter de la sorte3? Et n'avez-vous point lu le docte traité que Sénèque a composé de la colère? Y a-t-il rien de plus bas et de plus honteux que cette passion, qui fait d'un homme une bête féroce? et la raison ne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvements?

Le m.à dans. Comment, monsieur! il vient nous dire des injures à tous deux4, en méprisant la danse, que j'exerce, et la musique, dont il fait profession!

Le m. de phil. Un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu'on lui peut dire ; et la grande réponse qu'on doit faire aux outrages, c'est la modération et la patience.

Le m. d'armes. Ils ont tous deux l'audace de vouloir comparer leurs professions à la mienne !

Le m. de phil. Faut-il que cela vous émeuve ? 5 Ce n'est pas de vaine gloire et de condition que les hommes doivent disputer entre eux; et ce qui nous distingue parfaitement les uns des autres, c'est la sagesse et la vertu.

Le m. à dans. Je lui soutiens que la danse est une science à laquelle on ne peut faire assez d'honneur.

Le m. de mus. Et moi, que la musique en est une que tous les siècles ont révérée.

Le m. d'armes. Et moi, je leur soutiens à tous deux que la science de tirer des armes est la plus belle et la plus nécessaire de toutes les sciences.

Le m. de phil. Et que sera donc la philosophie? Je vous trouve tous trois bien impertinents de parler devant moi avec cette arrogance, et de donner impudemment le nom de science à des choses que l'on ne doit pas même honorer du nom d'art, et qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérable de gladiateur, de chanteur, et de baladin !

Le m. d'armes. Allez, philosophe de chien!

Le m. de mus.

Allez, bélître de pédant ¤ ! Le m. à dans. Allez, cuistre fieffé7!

Le m. de phil. Comment, marauds que vous êtes a!... [Le philosophe se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups.]

M. Jourd. Monsieur le philosophe!

Le m. de phil. Infâmes, coquins, insolents!
M. Jourd. Monsieur le philosophe !

Le m. d'armes. La peste! l'animal !
M. Jourd. Messieurs!

Le m. de phil. Impudents!

M. Jourd. Monsieur le philosophe!

Le m. à dans. Diantre soit de l'âne bâté!9

M. Jourd. Messieurs!

Le m. de phil. Scélérats!

M. Jourd. Monsieur le philosophe!

Le m. de mus. Au diable l'impertinent !
M. Jourd. Messieurs!

Le m. de phil. Fripons! gueux! 10 traîtres! imposteurs ! M. Jourd. Monsieur le philosophe! Messieurs! Monsieur le philosophe! Messieurs! Monsieur le philosophe! [Ils sortent en se battant.]

a Que sont devenues les belles maximes de notre philosophe? On peut bien lui donner pour devise: Video meliora proboque, deteriora sequor.

[Scène suivante.]

M. JOURDAIN, et un peu après le MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

M. Jourd. Oh! battez-vous tant qu'il vous plaira, je n'y

saurais que faire, et je n'irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serais bien fou de m'aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me ferait mal.

Le m. de phil. [raccommodant son collet1.] Venons à notre leçon.

M. Jourd. Ah! monsieur, je suis fâché des coups qu'ils vous ont donnés.

Le m. de phil. Cela n'est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses; et je vais composer contre eux une satire du style de Juvénal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre?

M. Jourd. Tout ce que je pourrai; car j'ai toutes les envies du monde3 d'être savant; et j'enrage1 que mon père et ma mère ne m'aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences quand j'étais jeune.

Le m. de phil. Ce sentiment est raisonnable; nam, sine doctrina, vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute?

M. Jourd. Oui; mais faites comme si je ne le savais pas: expliquez-moi ce que cela veut dire.

Le m. de phil. Cela veut dire que, sans la science, la vie est presque une image de la mort.

M. Jourd. Ce latin-là a raison.

Le m. de phil. N'avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences?

M. Jourd. Oh! oui. Je sais lire et écrire.

Le m. de phil. Par où vous plaît-il que nous commencions? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ? M. Jourd. Qu'est-ce que c'est que cette logique ? Le m. de phil. C'est elle qui enseigne les trois opérations de l'esprit.

M.Jourd. Que sont-elles, ces trois opérations de l'esprit? Le m. de phil. La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir, par le moyen des universaux; la seconde, de bien juger, par le moyen des catégories; et la troisième, de bien tirer une conséquence, par le moyen des figures: Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton, &c.a

M. Jourd. Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.

Le m. de phil. Voulez-vous apprendre la morale??

M. Jourd. La morale?

Le m. de phil. Oui.

M. Jourd. Qu'est-ce qu'elle dit, cette morale?

Le m. de phil. Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et . . .

M. Jourd. Non, laissons cela; je suis bilieux comme tous les diables, et il n'y a morale qui tienne; je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m'en prend envie®.

Le m. de phil. Est-ce la physique que vous voulez apprendre?

M. Jourd. Qu'est-ce qu'elle chante, cette physique?

Le m. de phil. La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés des corps; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes, et des animaux; et nous enseigne les causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les feux volants 10 les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents, et les tourbillons.

M. Jourd. Il y a trop de tintamarre11 là-dedans, trop de brouillamini 12.

Le m. de phil. Que voulez-vous donc que je vous apprenne?

M. Jourd. Apprenez-moi l'orthographe.

Le m. de phil. Très-volontiers.

M. Jourd. Après, vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n'y en a point.

Le m. de phil. Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j'ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu'elles expriment les voix; et en consonnes, ainsi appelées consonnes,

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