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s'éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau-Monde.

Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres; à l'horizon opposé, une brise embaumée qu'elle amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder, comme sa fraîche haleine, dans les forêts. La reine des nuits monta peu à peu dans le ciel: tantôt elle suivait paisiblement sa course azurée, tantôt elle reposait sur des groupes de nues, qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes 1 de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'œil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticitéa.

La scène, sur la terre, n'était pas moins ravissante; le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans les bois, tour à tour reparaissait toute brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une vaste prairie, de l'autre côté de cette rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons. Des bouleaux3 agités par les brises, et dispersés çà et là dans la savane, formaient des îles d'ombres flottantes, sur une mer immobile de lumière! Auprès, tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d'un vent subit, les gémissements rares et interrompus de la hulotte1; mais au loin, par intervalles, on entendait les roulements solennels de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires.

La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l'imagination cherche à

s'étendre ; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes; mais, dans ces pays déserts, l'âme se plait à s'enfoncer dans un océan de forêts, à errer aux bords des lacs immenses, à planer sur le gouffre des cataractes, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu.

CHATEAUBRIAND.

CHÂTEAUBRIAND (François-Auguste, vicomte de),

Né en 1768; auteur vivant. Principaux ouvrages: Essai historique sur les révolutions anciennes et modernes; Génie du christianisme; Itinéraire de Paris à Jérusalem; Les Martyrs; Atala, Réné, &c.; et tout récemment: Un Essai sur la littérature anglaise, et une Traduction du Paradis perdu de Milton.

a Le grammairien Boniface remarque que l'emploi de leur est ici plus expressif et plus poétique que celui de en.

₺ “Quelle magnifique poésie dans ce tableau!" dit le même grammairien: "Quelle image enchanteresse dans ce style! Le lecteur se sent transporté, lui aussi, sur cette terre vierge du Nouveau-Monde. Il jouit avec ravissement de cette nuit si pure, si calme, si pleine de douces lumières et de suaves harmonies.

"Le style de Châteaubriand reproduit avec une merveilleuse fidélité les impressions du sublime spectacle qu'il dépeint; il est doux comme l'éclat de la lune dans les forêts balancées par le vent, empreint de mystère et de mélancolie comme la solitude, harmonieux comme les soupirs de la brise et l'écho lointain des cataractes."

Cette charmante description nous rappelle aussi les vers de Fontanes:
"O nuit! que ton langage est sublime pour moi,
Lorsque, seul et pensif, aussi calme que toi,
Contemplant les soleils dont ta robe est parée,
J'erre et médite en paix sous ton ombre sacrée !"

LES NUAGES.

LORSQUE j'étais en pleine mer, et que je n'avais d'autre spectacle que le ciel et l'eau, je m'amusais quelquefois à dessiner les beaux nuages blancs et gris, semblables à des groupes de montagnes, qui voguaient à la suite les uns des autres, sur l'azur des cieux. C'était surtout vers la fin du jour qu'ils développaient toute leur beauté en se réunissant

au couchant, où ils se revêtaient des plus riches couleurs, et se combinaient sous les formes les plus magnifiques.

Un soir, environ une demi-heure avant le coucher du soleil, le vent alizé du sud-est se ralentit, comme il arrive d'ordinaire vers ce temps. Les nuages qu'il voiture dans le ciel à des distances égales comme son souffle, devinrent plus rares, et ceux de la partie de l'ouest s'arrêtèrent et se groupèrent entre eux sous les formes d'un paysage. Ils représentaient une grande terre formée de hautes montagnes, séparées par des vallées profondes, et surmontées de rochers pyramidaux. Sur leurs sommets et leurs flancs, apparaissaient des brouillards détachés, semblables à ceux qui s'élèvent des terres véritables. Un long fleuve semblait circuler dans leurs vallons, et tomber çà et là en cataractes; il était traversé par un grand pont, appuyé sur des arcades à demi-ruinées. Des bosquets de cocotiers, au centre desquels on entrevoyait des habitations, s'élevaient sur les croupes et les profils de cette île aérienne. Tous ces objets n'étaient point revêtus de ces riches teintes de pourpre, de jaune doré, de nacarat, d'émeraudes, si communes le soir dans les couchants de ces parages; ce paysage n'était point un tableau colorié : c'était une simple estampe3, où se réunissaient tous les accords de la lumière et des ombres. Il représentait une contrée éclairée, non en face des rayons du soleil, mais, par derrière, de leurs simples reflets. En effet, dès que l'astre du jour se fut caché derrière lui, quelques uns de ces rayons décomposés éclairèrent les arcades demi-transparentes du pont, d'une couleur ponceau, se reflétèrent dans les vallons, et au sommet des rochers, tandis que des torrents de lumière couvraient ses contours de l'or le plus pur, et divergeaient vers les cieux comme les rayons d'une gloire; mais la masse entière resta dans sa demi-teinte obscure, et on voyait autour des nuages qui s'élevaient de ses flancs, les lueurs des tonnerres dont on entendait les roulements lointains. On aurait juré que c'était une terre véritable, située environ à une lieue et demie de nous. Peut-être était-ce une de ces réverbérations célestes de quelque île

très-éloignée, dont les nuages nous répétaient la forme par leurs reflets, et les tonnerres par leurs échos. Plus d'une fois des marins expérimentés ont été trompés par de semblables aspects. Quoi qu'il en soit, tout cet appareil fantastique de magnificence et de terreur, ces montagnes surmontées de palmiers, ces orages qui grondaient sur leurs sommets, ce fleuve, ce pont, tout se fondit et disparut à l'arrivée de la nuit, comme les illusions du monde aux approches de la mort. L'astre des nuits, la triple Hécate, qui répète par des harmonies plus douces celles de l'astre du jour, en se levant sur l'horizon, dissipa l'empire de la lumière, et fit régner celui des ombres. Bientôt des étoiles innombrables et d'un éclat éternel brillèrent au sein des ténèbres. Oh! si le jour n'est lui-même qu'une image de la vie, si les heures rapides de l'aube, du matin, du midi et du soir représentent les âges si fugitifs de l'enfance, de la jeunesse, de la virilité et de la vieillesse, la mort, comme la nuit, doit nous découvrir aussi de nouveaux cieux et de nouveaux mondes d!

DE SAINT-PIERRE. Harmonies de la nature. (Voyez la page 54.)

a "Qui de nous n'a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciel? Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs, soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil, ils s'avancent paisiblement, comme une flotte de sombres navires dont la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés en légers groupes, ils glissent avec vitesse, sveltes et alongés comme des oiseaux de passage." ALFRED DE VIGNY.

b “L'écho qui répète la forme est une expression poétique des plus heureuses et des plus hardies: les vallées et les montagnes étant les causes les plus générales de l'écho, il est exact de dire que le ton reproduit la forme surtout lorsqu'un objet sensible à la vue révèle par quels accidents de la nature ce phénomène est accompli." BONIFACE.

c Hécate, déesse célèbre qui avait trois noms: on l'appelait Lune ou Phœbé dans le ciel, Diane sur la terre, et Proserpine aux enfers.

d Cette pensée, pleine de philosophie et de poésie, domine le tableau, l'achève en captivant l'imagination et l'esprit.

L'OCÉAN ET LA PRIÈRE DU SOIR À BORD D'UN VAISSEAU.

"C'EST lorsque le jeune voyageur ne vit plus devant lui que l'immensité de l'Océan, que son âme s'exalta par ce beau idéal de la nature qui, ne fixant point de bornes aux regards, ne pose aucune barrière à l'imagination. Il se plaisait à veiller sur le tillac; et lorsque le pilote ne voyait sur les vagues que la route où il guidait la poupe de son navire, M. de Châteaubriand, contemplant avec enthousiasme le mouvement des flots, apercevait dans leurs verdoyantes sinuosités, ou dans leur blanche écume, toutes les beautés réunies des vallées du Sud et des frimas du Nord. . . . . . . . . Les sons pieux de la cloche du navire ramenèrent M. de Châteaubriand près de ses compagnons, et lui firent joindre sa voix émue aux cantiques du vénérable aumonier, répétés par les mâles accents des marins. C'est surtout pendant cette prière du soir, quand le visage cicatrisé des intrépides enfants des mers s'abaissait devant l'Etre des êtres, que les flots, en réfléchissant les feux du firmament, semblaient à ses yeux unir la terre au ciel pour célébrer la toute puissance du Roi de l'univers."-Extrait d'une notice biographique de M. de Châteaubriand.

Le tableau suivant, du pinceau de cet auteur célèbre, va nous offrir cette scène touchante et sublime.

les

Le globe du soleil, dont nos yeux pouvaient alors soutenir l'éclat, prêt à se plonger dans les vagues étincelantes, apparaissait entre les cordages du vaisseau, et versait encore le jour dans des espaces sans bornes. On eût dit, par le balancement de la poupe, que l'astre radieux changeait à chaque instant d'horizon. Les mâts, les haubans1a, vergues 2 2 du navire étaient couverts d'une teinte de rose. Quelques nuages erraient sans ordre dans l'orient, où la lune montait avec lenteur. Le reste du ciel était pur; et, à l'horizon du nord, formant un glorieux triangle avec l'astre du jour et celui de la nuit, une trombe3 chargée des couleurs du prisme s'élevait de la mer comme une colonne de cristal supportant la voûte du ciel.

Il eût été bien à plaindre celui qui, dans ce beau spectacle, n'eût pas reconnu la beauté de Dieu! Des larmes coulèrent malgré moi de mes paupières lorsque tous mes compagnons, ôtant leurs chapeaux goudronnés, vinrent à entonner, d'une voix rauque, leur simple et pieux cantique. Qu'elle était touchante la prière de ces hommes qui, sur

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