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bien loin de s'en plaindre, comme on le craignait, en témoigna au contraire beaucoup de joie.

On le fit savoir aux cardinaux, et on les pria de revenir le lendemain au palais pour ratifier l'élection; ce qu'ils firent avec tout l'ordre et toute la liberté possibles. L'intronisation se passa de même. Toute la Semaine-Sainte le nouveau Pape, qui avait pris le nom d'Urbain VI, célébra les offices de l'Eglise avec le sacré collége. Le dimanche de Pâques, le couronnement se fit à l'ordinaire, et les seize cardinaux y étaient présents. Tout le reste du temps qu'ils demeurèrent auprès d'Urbain, ils le traitèrent comme Pape légitime, lui demandant des dispenses et des grâces pour eux et pour leurs amis, lui faisant à leur tour de petits présents, le nommant en public et en particulier, à la messe et dans les autres prières de l'Eglise, officiant toujours avec lui aux grandes fêtes de Pâques, de l'Ascension, de la Pentecôte et du Saint-Sacrement; surtout écrivant de tous côtés qu'ils avaient élu très-unanimement et trèslibrement le seigneur Barthélemi, archevêque de Bari, présentement appelé Urbain VI. Aux cardinaux électeurs se joignirent Jean de la Grange, cardinal d'Amiens, qui, pendant l'élection, était légat en Toscane, et qui, à son retour à Rome, rendit à Urbain tous les hommages dus au souverain Pontife. Tel est en somme la narration des auteurs italiens et même de quelques autres, comme d'Alphonse, ancien évêque de Jaën, et compagnon de sainte Brigitte, ainsi que de Gobelin Person, né en Westphalie, employé à la cour romaine pendant ces événements, et qui, dans son histoire universelle, transcrit et adopte le récit d'Alphonse 1.

Les mémoires du Vatican, qui sont les dépositions des témoins entendus plus tard, rapportent des particularités qu'il ne faut pas omettre. Selon ces actes, il y avait deux factions ou fractions dans le sacré collége: celle du cardinal de Genève, opposée aux Limousins, à la tête de qui était le cardinal de Limoges. Les uns et les autres, pour s'exclure mutuellement, s'attachèrent, même avant le conclave, à Barthélemi Prignano, archevêque de Bari. Ce prélat en sut quelque chose, et il en fut, dit-on, assez mécontent. Les bannerets ou chefs de bannières à Rome avaient d'abord demandé un Pape romain ou italien; mais quand les cardinaux furent au conclave, ils vinrent leur dire que le peuple voulait uniquement un Pape romain, et qu'un Italien ne les satisferait point. Cette requête fut rejetée par les cardinaux, qui persistèrent à vouloir

1

Apud Meibom. Scriptores rer. Germ., t. 1, p. 293. Gobelini Personæ cosmodromii ætas 6, c. 74. Raynald, 1378. Papebroch. Pallat.

l'archevêque de Bari, parce qu'il avait toutes les qualités qui font les bons Papes; et tout aussitôt après le départ des bannerets, on alla aux suffrages. Le cardinal de Limoges nomma l'archevêque ; tous les autres en firent de même; il n'y eut que le cardinal des Ursins qui dit : J'élis celui qui aura le plus de voix. Or, tout cela se passà six heures entières avant qu'il y eût le moindre mouvement parmi le peuple.

Le bruit commença soit par les émissaires du cardinal des Ursins, qui désirait fort la papauté, soit par le faux bruit qui se répandit que Jean de Bar, Français de nation et camérier du feu Pape, était élu. C'est dans cette occasion que les cardinaux, pour se débarrasser de la populace, prièrent le cardinal de Saint-Pierre de se contraindre pendant quelques moments, et de recevoir les honneurs qu'on rend aux nouveaux Papes. Quand cette espèce de comédie fut passée, et qu'on sut que l'archevêque de Bari avait eu les suffrages, la sédition devint générale parce que ce prélat n'était pas romain. Les cardinaux voulurent s'enfuir, mais on les ramena de force dans le conclave, pour procéder à une autre élection. Le tocsin sonnait à Saint-Pierre, on pillait, on insultait le Français, on cherchait l'archevêque de Bari, les uns pour le tuer, les autres pour le forcer à se démettre. Cependant les cardinaux ne se laissèrent point intimider; ils dirent qu'ils n'éliraient point un Pape romain, et que l'élection de l'archevêque de Bari étant faite, ils s'en tiendraient là, dût-il leur en coûter la vie. Enfin plusieurs personnes de considération, entre autres Agapit Colonne et l'abbé du Mont-Cassin, s'entremirent pour faire entendre raison à cette troupe de mutins, que la relation dépeint plutôt comme des gens ivres que comme des factieux. Le calme était rétabli dans la ville dès le vendredi neuvième d'avril. Ce jour-là douze cardinaux s'assemblèrent au palais, annoncèrent le pontificat à l'archevêque de Bari, le pressèrent de l'accepter; et après qu'il se fut excusé quelque temps et qu'il eut consenti ensuite, on l'intronisa, on le couronna sans qu'il parût aucun vestige de sédition dans Rome, ou de mécontentement dans la cour romaine 1.

D'après ces divers témoignages, il y eut de la part du peuple romain quelque mouvement, quelque violence, non pour faire élire l'archevêque de Bari, mais plutôt pour empêcher son élection. D'où il est naturel de conclure que l'élection d'Urbain VI ne fut point l'effet de la violence, mais qu'elle se fit librement par les cardinaux, comme eux-mêmes l'assurent dans leurs lettres à leurs

' Raynald, 1378, n. 2 et seqq.

collègues d'Avignon. D'ailleurs, l'insistance du peuple à demander pour Pape, non point telle ou telle personne en particulier, mais un Italien, mais un Romain en général, était-elle déjà si blâmable en soi? Enfin, le degré de violence qu'y mit le peuple allait-il jusqu'à détruire complètement la liberté des suffrages, de manière à rendre toute élection radicalement nulle? Cette dernière question est la principale de l'affaire.

Le nouveau Pape, Urbain VI, ayant pris possession du Saint-Siége suivant les anciennes coutumes, écrivit à tous les évêques et à tous les princes de la chrétienté, pour leur notifier la mort de Grégoire XI et sa propre élection par le choix unanime des cardinaux1. Celle qu'il écrivit au clergé d'Angleterre est du dix-neuf avril 2. De leur côté, ainsi que déjà nous l'avons vu, les cardinaux écrivirent dans le même sens, entre autres une lettre commune à l'empereur Charles IV, qui plus tard la rendit publique.

Sainte Catherine de Sienne était encore à Florence, pour en réconcilier les habitants avec le Saint-Siége, quand elle apprit la promotion d'Urbain VI. Elle lui écrivit aussitôt une première lettre pour lui souhaiter et lui insinuer humblement la charité, la justice et la miséricorde, dont l'heureux mélange pouvait seul guérir les maux de l'Eglise. O bien-aimé Père, y dit-elle, déjà le monde n'en peut plus, tant les vices y abondent, et particulièrement en ceux qui sont placés dans le jardin de la sainte Eglise, comme des fleurs odoriférantes, pour y répandre le parfum de la vertu; et nous les voyons qui s'abandonnent à des vices si détestables, qu'ils infectent le monde entier. Le remède le plus efficace qu'y voie la sainte, c'est de choisir de bons cardinaux. Quant aux Florentins, elle conjure le Pape de les recevoir en ses bonnes grâces, quoique leurs dispositions ne fussent pas encore aussi parfaites qu'on aurait pu le désirer. Ce sont des enfants prodigues qui reviennent 3.

Alors, dit Théodoric de Niem, témoin oculaire, il n'y avait aucun doute, aucun bruit sinistre dans la ville de Rome, même entre les cardinaux ou autres personnes quelconques, que le même Urbain ne fût le vrai Pape, ou qu'il eût été élu par violence ou d'une autre manière peu canonique; au contraire, tous les cardinaux disaient alors, et par écrit et de vive voix, et en public et en particulier, à tout le monde, même à ceux qui conféraient avec eux à ce sujet, que le même Urbain était vrai Pape, canoniquement et unanime

Extant., 1. Brevium Urbani, p. 166. ? Wilkins. Concil. Britan., t. 3,

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ment élu par eux. Telle est la vérité, et on n'a pu la nier1. Ce témoignagne est bien remarquable.

Il y avait cinq à six mois que le monde chrétien reconnaissait ainsi unanimement le pape Urbain VI, lorsqu'on apprit tout à coup que les mêmes cardinaux, qui avaient déclaré dans leurs lettres l'avoir élu très-librement et très-unanimement, venaient d'en élire un autre le vingt septembre de la même année 1578. Voici les principaux faits de cette déplorable division.

Barthélemi Prignano, devenu le pape Urbain VI, serait demeuré en paisible possession de la chaire de Saint-Pierre, s'il avait su se ménager avec les cardinaux. Il semble que cela était aisé avec toutes les qualités qu'on admira dans lui avant sa promotion. Prignano était de Naples, né d'une famille noble, âgé d'environ soixante ans, d'une taille au-dessus de la médiocre et d'une complexion robuste. Il avait été d'abord archevêque de Cirenza, au royaume de Naples; ensuite Grégoire XI le transféra au siége de Bari, et lui confia le soin de la chancellerie romaine en l'absence du cardinal de Pampelune. C'était par estime pour son mérite. Il passait pour un des plus habiles hommes de son siècle dans le droit canon et dans le style de la cour de Rome. D'ailleurs grand homme de bien, ennemi de la simonie et du faste, ami des gens de lettres, modeste, dévot, dur à lui-même, portant sans cesse le cilice, jeûnant tout l'avent et depuis la sexagésime jusqu'à Pâques, patient dans l'adversité, sensible au malheur des autres, en un mot l'homme du monde le plus digne d'être Pape, s'il ne l'avait jamais été ; c'est la réflexion des auteurs, même italiens. Cela veut dire qu'il lui arriva, comme à bien d'autres, de ne pouvoir porter le poids de sa dignité. Barthélemi Prignano fut un homme presque parfait; Urbain VI fut, de l'aveu de tout le monde, trop entier dans ses volontés, trop peu liant pour le caractère, et trop précipité dans les vues de réforme qu'il s'était proposées : conduite qui pensa le renverser du trône apostolique, et qui contribua beaucoup à faire naître dans l'Eglise un schisme de cinquante ans 2.

Sainte Catherine de Sienne lui disait dans une de ses lettres : Savez-vous ce qui arrivera, si vous ne portez remède aux maux de l'Eglise, autant que vous le pouvez? Dieu veut absolument réformer son épouse, et ne veut pas qu'elle soit davantage lépreuse. Si votre Sainteté ne fait pas suivant votre pouvoir, comme il ne vous a donné votre poste et votre dignité que pour cela, il le fera par luimême, au moyen de beaucoup de tribulations; il enlevera tant de

2

'Niem, l. 1, c. 3. Apud Raynald, 1378, n. 17. Hist. de l'égl. gall., 1. 41.

ces bois tortueux, qu'à la fin il les dressera à sa manière. Très-Saint Père, n'attendons pas à être humiliés, mais travaillez virilement, et faites vos affaires secrètement, avec mode et non sans mode; car de les faire sans mode, les gâte plus tôt qu'il ne les arrange; faitesles avec bienveillance et un cœur tranquille. Ecoutez ceux qui craignent Dieu et vous disent ce qu'il est nécessaire ou convenable de faire, en vous manifestant les fautes qu'ils savent qui se commettent autour de votre Sainteté. Très-cher Père, vous devez être bien aise d'avoir qui vous aide à voir et à éviter des choses qui tourneraient à votre déconsidération et à la perte des âmes. Adoucissez un peu, pour l'amour de Jésus crucifié, ces mouvements subits que la nature vous occasionne; par la sainte vertu, réprimez la nature. Comme Dieu vous a donné un cœur naturellement grand, je vous prie de faire en sorte que vous l'ayez aussi grand surnaturellement; c'est-à-dire qu'avec le zèle et le désir de la vertu et de la réformation de la sainte Eglise, vous acquériez aussi un cœur viril, fondé dans une vraie humilité. De cette manière, vous aurez le naturel et le surnaturel. Car le naturel sans l'autre ferait peu; il donnerait plutôt des mouvements de colère et d'orgueil; et, quand il lui faudrait corriger des personnes qui lui sont intimes, il ralentirait le pas et deviendrait pusillanime. Mais lorsqu'y est jointe la faim de la vertu, que l'homme n'a en vue que le seul honneur de Dieu, sans aucun retour à soi-même, alors il reçoit une lumière, une force, une constance et une persévérance surnaturelles, en sorte que jamais il ne se ralentit, mais est tout viril, comme il doit être. C'est de quoi j'ai prié et prie continuellement le souverain et éternel Père de vous revêtir, vous très-saint Père de tous les fidèles chrétiens, d'autant qu'il me paraît que, dans les temps où nous nous trouvons, vous en avez un très-grand besoin.

En vérité, cette lettre nous paraît admirable. Il n'y a qu'une âme sainte, éclairée de l'Esprit de Dieu, qui puisse si bien distinguer entre le naturel et le surnaturel, si bien faire connaître quelqu'un à lui-même, ses bonnes et ses mauvaises qualités, avec le moyen de perfectionner les unes et de corriger les autres, par l'influence divine de la charité, de l'humilité, de la justice et de la miséricorde chrétiennes.

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Cependant les cardinaux français requirent le pape Urbain VI de transporter la cour romaine à Avignon. Urbain VI s'en excusa disant qu'il ne le pouvait ni ne le devait, puisque ses prédécesseurs Urbain V et Grégoire XI étaient venus à Rome par la permission

'Lettre 21.

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