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Paris pendant plusieurs années des conférences suivies, où ses disciples se rencontraient, publiaient sa doctrine, et formaient autour de son nom comme une petite église dévouée, tandis que lui-même, fuyant le bruit, vivait retiré dans la solitude de l'Oratoire.

La Rochefoucauld.

91. François de La Rochefoucauld naquit, l'aîné d'une des grandes familles de France, en 1613, à Paris1. Sa naissance le faisait soldat : il servit avant seize ans. Toute la première partie de sa vie s'écoula dans de vaines intrigues, dont rien d'heureux ne résulta, ni pour lui, ni pour sa gloire. Il s'épuisa dans d'inutiles complots contre le cardinal de Richelieu et contre Mazarin. La Fronde finit, le laissant malade et ruiné. Il disparut dix ans pour écrire, dans l'ombre de son château, ses Mémoires, dont Bayle a dit qu'ils sont meilleurs que ceux de César; grande exagération, car ils n'ont ni la véracité ni la sagesse des Commentaires du grand capitaine. Cependant le sens historique ne manquait pas à La Rochefoucauld; il faut le féliciter d'avoir su rendre justice, en somme, à son ennemi acharné, Richelieu, en écrivant ces lignes, qui sont le jugement même de l'histoire : « Sa perte fut très préjudiciable à l'État... tant de grandeur dans les desseins, tant d'habileté à les exécuter doivent étouffer tous les ressentiments particuliers. >>

A cinquante ans il reparut dans le monde, surtout dans le salon de Mme de Sablé. Là, des précieuses de haut rang s'amusaient à rédiger des maximes, comme en même

1. Mort à Paris (1680). Réflexions ou sentences et maximes morales. 1665, 316 maximes; 1666, 302 maximes; 1671, 341 maximes; 1675, 413 maximes; 1678, 504 maximes. Les Mémoires parurent à Cologne (1662).

temps l'on faisait des portraits chez Mlle de Montpensier, des madrigaux chez Mlle de Scudéry. La Rochefoucauld se prêta à ce jeu, sans se douter qu'il y trouverait la gloire vainement cherchée par lui dans la politique et la guerre. Pendant dix ans il composa ses Maximes, en ciselant la forme avec amour et les soumettant une à une au goût délicat d'un auditoire d'élite. Elles parurent en 1665; et le succès fut si vif que quatre éditions successives ne purent l'épuiser; chacune corrigeait et perfectionnait l'œuvre première. Lorsque Mme de Sablé s'en alla vivre dans la retraite, on lut et on corrigea les Maximes chez Mme de La Fayette, l'auteur d'un roman délicat et justement célèbre (la Princesse de Cièves), la fidèle amie de Mme de Sévigné. Dans ce salon régnait l'esprit le plus fin, le plus exquis, le plus sobre, avec une nuance de préciosité, dernier parfum d'un passé qui n'était plus; car depuis Molière il n'y avait plus de précieuses. Les Maximes reçurent là leur forme achevée et définitive.

92. On sait la pensée fondamentale d'où sont nées toutes les Maximes c'est que, dans toutes ses actions comme dans tous ses sentiments, l'homme obéit à l'amour-propre et à l'intérêt personnel. Le cardinal de Retz, dans ses Mémoires, reproche aux Maximes de La Rochefoucauld « qu'elles ne marquent pas assez de foi à la vertu ». Elles n'en marquent même aucune. On peut croire, il est vrai, que l'auteur voulut peindre surtout l'époque et la société où il avait vécu, plutôt que l'homme en général; mais il ne le dit nulle part; et en voulant peut-être accuser seulement les intrigants de la Fronde, il a noirci l'humanité.

Au reste, a-t-il pensé tout ce qu'il a écrit? il est permis d'en douter. Les Maximes ne sont pas le fruit d'une méditation solitaire et d'une expérience amère de la vie ;

ceux qui l'ont dit, savent-ils qu'elles sont nées d'un jeu de société dans une réunion de beaux esprits raffinés ? Qui sait pour combien put entrer dans le pessimisme de l'auteur le désir d'étonner le salon de Mme de Sablé ? Ce début même du livre, cette première maxime dans sa forme brutale, semble indiquer une sorte de gageure, une affectation de paradoxe éclatant. «Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés. » Une conviction plus profonde aurait cherché peut-être une expression moins audacieuse. La Rochefoucauld lui-même valait peut-être mieux que cet homme qu'il a dépeint: ce grand théoricien de l'égoïsme eut le bonheur d'exciter des amitiés profondes qui lui restèrent fidèles jusqu'au dernier jour.

Le cardinal de Retz.

93. Personne ne jugeait plus sévèrement La Rochefoucauld qu'un de ses plus illustres contemporains, le cardinal de Retz1, qui fut parfois son complice et plus souvent son rival et son ennemi dans les intrigues de la Fronde. Les deux adversaires ont tracé l'un de l'autre deux portraits fidèles, nullement flattés. Retz, jeté sans vocation dans l'état ecclésiastique, devint, grâce à sa naissance et à ses talents, coadjuteur de son oncle à l'archevêché de Paris, puis cardinal et archevêque. Mais sa conduite ambiguë pendant la Fronde, où il fut l'âme de toutes les intrigues et le boute-feu de la guerre civile, finit par soulever contre lui tout le monde : et quand on fit la paix, il fut sacrifié par tous. Il passà neuf ans en

1. Jean-François-Paul de Gondi, cardinal de Retz (1614-1679), coadjuteur de l'archevêque de Paris (1643); cardinal en 1651; archevêque de Paris en 1654; démissionnaire en 1662. Ses Mémoires, écrits dans sa principauté de Commercy entre 1662 et sa mort, n'ont paru qu'en 1717.

exil, puis, s'étant démis de l'archevêché de Paris, rentra en France et vécut dans une retraite studieuse et honorable, entouré d'amis fidèles. C'est alors qu'il écrivit ses Mémoires, pour son seul plaisir, et sans en rien montrer même à ses plus intimes. Ils ne furent publiés que quarante ans après sa mort.

Apprécier les Mémoires de Retz est difficile, car le jugement qu'on en doit faire dépend du point de vue où l'on se place pour les juger. Le style y est plein de feu, de verve et d'originalité; l'art du narrateur et l'art du peintre y ont un mérite infini; les portraits surtout sont d'un maître. Le talent historique est grand; l'emploi qui en est fait, médiocre; et la véracité, suspecte. Le désir de trouver la vérité est faible et le désir de la dire est tout à fait absent. C'est une œuvre d'art que le lettre peut goûter sans scrupule, mais dont l'historien ne doit se servir qu'avec précaution. Voltaire y observe avec raison « un air de grandeur, une impétuosité de génie et une inégalité qui sont l'image de la conduite de leur auteur ».

Retz intéresse encore l'histoire littéraire par une autre qualité. Il fut éloquent dans la chaire douze ou quinze ans avant Bossuet. Son éloquence a quelque chose d'apprêté, parce qu'elle ne part pas toujours du fond du cœur, ni d'une conviction très sincère mais dans la mesure du possible, le talent y suppléait. Le Discours prononcé par lui au nom de l'assemblée du clergé de France (30 juillet 1645) devant Louis XIV enfant est une œuvre remarquable, au moins égale aux meilleures harangues de Fléchier.

Mme de Sévigné.

94. Sous le règne de Louis XIV, trois femmes ont écrit des œuvres dignes de passer à la postérité; et même

ont mérité d'être mises au rang de nos grands écrivains classiques ce sont Mmes de Sevigné, de La Fayette et de Maintenon.

Marie de Rabutin-Chantal 1, née à Paris en 1626, orpheline à six ans, fut élevée par un oncle dont les soins paternels lui assurèrent une forte éducation rarement donnée aux femmes dans son siècle, et même au nôtre. En 1644 (elle avait dix-huit ans), on la maria à M. de Sévigné, qui fut un époux peu digne d'une telle femme; on a dit qu'elle l'aimait sans pouvoir l'estimer, et qu'il l'estimait sans l'aimer. Il fut tué en duel en 1651; veuve à vingt-cinq ans, Mme de Sévigné consacra sa vie à élever ses deux enfants; une fille qui fut plus tard Mme de Grignan, et un fils plus affectueux, mais moins sage et moins brillant que sa sœur ; celle-ci eut toujours la première place dans le cœur de sa mère. Quand le mariage de Mme de Grignan sépara la mère et la fille, Mme de Sévigné commença cette correspondance qui est devenue le plus précieux document que nous ayons pour l'histoire morale et littéraire, anecdotique et mondaine, même religieuse et philosophique de la dernière partie du xvire siècle. Très au courant de toutes les nouvelles, grâce à son esprit curieux, son coup d'œil juste et ses relations nombreuses, Mme de Sévigné les transmet jour par jour à sa fille et donne aux moindres détails un inestimable prix par le style à la fois exquis et naturel dont elle sait les conter. Sa langue est excellente, son vocabulaire abondant et puisé aux meilleures sources; ses tours variés à l'infini, et toujours personnels; elle marque tout ce qu'elle dit d'une empreinte à elle, sans qu'on puisse trouver dans son style aucune trace de pro

1. Marie de Rabutin-Chantal, née à Paris en 1626, mariée en 1644 à M. de Sévigné, veuve en 1651, mourut à Grignan, chez sa fille, en 1696. Le premier recueil de ses lettres, très incomplet, parut en 1726.

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