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Dancourt.

115. Au contraire Dancourt écrivit presque toujours en prose; lorsqu'il s'essaya à rimer, il fut mauvais. Ce n'est pas un écrivain, au reste; mais c'est peut-être un comique, au moins dans un ordre inférieur. Il n'est pas un grand moraliste : il n'a pas pénétré très avant dans l'étude du cœur humain; mais il a observé avec attention et rendu vivement et plaisamment les mœurs, les usages, les modes, les travers, les prétentions, tous les ridicules de ses contemporains. L'homme qu'il connaît et dépeint, qu'il fait vivre, marcher, parler, n'est pas l'homme universel, de tous les lieux, de tous les siècles, que toutes les générations reconnaîtront en s'y reconnaissant elles-mêmes : c'est celui de la fin du xvIIe siècle et du commencement du xvire, dans ce qu'il a de plus particulier, de plus local, de plus extérieur et de plus saillant. A ce titre le théâtre de Dancourt est précieux comme un recueil de témoignages piquants sur les mœurs de cette époque. Il s'en faut toutefois qu'il faille la chercher là tout entière, on en concevrait une idée beaucoup trop défavorable. Comme la plupart des comiques, Dancourt a vu surtout et dépeint les vices et les travers. Les honnêtes gens sont moins rares dans la vie qu'au théâtre, parce que sur la scène ils sont moins amusants que les autres. Le monde que Dancourt a décrit est un monde assez décrié. Regnard, son contemporain, a mis aussi beaucoup de fripons sur la scène; mais chez lui l'élégance du vers et la beauté du style recouvrent agréablement la vulgarité du fond. Dancourt n'a pas la même ressource; sa prose vive et facile,

1. Florent Carton Dancourt (1661-1725), acteur et auteur comique. Le Chevalier à la mode (1687). Les Bourgeoises de qualité (1700). La Comédie des comédiens (1710), etc. Quarante-sept pièces écrites dans un espace de trente-deux ans (1686-1718).

mais négligée, écrite au courant d'une plume aisée et légère, reproduit dans sa trivialité naturelle et crue la conversation de ses divers personnages, marchands, bourgeois, financiers, hommes de loi, aventuriers, paysans, soldats, comédiens, valets.

On ne lit plus, on joue encore moins les contemporains et rivaux de Regnard et de Dancourt: Dufresny1, qui semait l'esprit dans ses pièces, mais à qui cette qualité ne peut tenir lieu du talent dramatique dont il est dénué; Boursault, qui, sans grande dépense de style ou d'esprit, sut faire réussir au théâtre des comédies à tiroir où il raillait doucement les travers du jour; Brueys et son fidèle associé, Palaprat3, qui eurent l'heureuse idée d'exhumer une vieille farce du moyen âge (Maître Pathelin), et, tout en la gâtant un peu par des enjolivements au goût de leur siècle, surent en tirer une comédie amusante (l'Avocat Patelin) et rappelèrent ainsi aux Français que leurs pères avaient possédé quelque instinct comique avant Molière.

Crébillon.

116. Après la retraite de Racine, la tragédie était tombée tout à coup dans une décadence profonde; parmi les successeurs du grand poète, plusieurs étaient ses ennemis, comme Pradon; d'autres ses disciples, comme Campistron et Danchet; disciples et ennemis, Pradon, Danchet, Campistron se valaient. Entre Racine et Crébillon une seule pièce tragique parut, dont le nom sur

1. Charles Rivière-Dufresny (1648-1724).

2. Edme Boursault (1638-1701). Le Mercure galant (1683). Ésope à la ville (1690). Ésope à la cour (1701), qui eut un succès posthume. 3. Brueys (1640-1723). Palaprat (1650-1721). L'Avocat Patelin est de 1706. Le Grondeur, agréable comédie des mêmes auteurs, fut jouée en 1691.

vive: le Manlius de La Fosse (1698) 1, qui rappelle parfois, sans trop de désavantage, le grand style de Corneille.

Crébillon, jugeant que les fades élèves de Racine avaient énervé la tragédie, entreprit de rajeunir un genre épuisé, en excitant l'émotion chez les spectateurs par les plus violents moyens, et en étalant sous leurs yeux d'effroyables traits de perversité. Dans Atrée et Thyeste, un frère offre à son frère une coupe remplie du sang de sonfils. Dans Rhadamiste et Zenobie, qu'on estime le chefd'œuvre de l'auteur, un père poignarde son propre fils. Ainsi Crébillon fait de la terreur le principal et presque l'unique ressort de la tragédie; et il réussit souvent à émouvoir par ce procédé, dont l'abus est si dangereux. Mais il varie trop peu ses moyens d'intéresser; malgré la diversité des sujets, ses pièces semblent monotones. Il abonde en beaux vers, vigoureux et bien frappés, mais isolés. La trame ordinaire de son style est lâche et souvent peu correcte. Il est parfois déclamatoire, et presque toujours théâtral plutôt que dramatique. Dans sa longue carrière, il connut tour à tour les grands succès et les revers. Déjà vieux, presque oublié, après quinze ans de silence, il fut arraché à sa retraite par les ennemis de Voltaire, qui voulaient opposer un rival à l'auteur trop heureux de Zaïre et d'Alzire. Catilina (1742) fut accueilli avec un enthousiasme qui ne put longtemps se soutenir. A quatre-vingt-un ans, Crébillon fit encore jouer le Triumvirat, dernier et malheureux enfant de sa longue vieillesse. Il mourut huit ans plus tard, dans sa quatrevingt-neuvième année. Son nom est resté célèbre, mais on

1. Antoine de La Fosse (1653-1708).

2. Crébillon (1674-1762), né à Dijon, poète tragique: Idoménée (1705). Atrée et Thyeste (1707). Électre (1709). Rhadamiste et Zénobie (1711). Xerxès (1714). Sémiramis (1717). Pyrrhus (1726). Catilina (1742). Le Triumvirat (1754).

ne joue plus ses pièces, et d'Alembert trouvait déjà que la lecture en est « raboteuse et pénible ».

Fontenelle.

117. Fontenelle1, le seul écrivain qui ait vécu cent ans (encore lui manqua-t-il un mois pour achever le siècle), doit une partie de sa réputation à cette longévité qui le fit contemporain de plusieurs générations très diverses. Neveu des deux Corneille, il vint de bonne heure à Paris chercher fortune auprès de ses oncles. Mais il échoua au théâtre, et ses tragédies furent sifflées. Il chercha sa voie ailleurs; il publia des Dialogues des Morts (1683), où il s'amusa à faire converser ensemble les personnages les plus disparates et à surprendre le lecteur par le dénouement paradoxal et imprévu des entretiens; il écrivit des Pastorales; mais Fontenelle, bel esprit, sec et prosaïque, était l'homme le moins fait pour célébrer la nature et faire parler les bergers. Enfin il révéla son véritable talent en composant les Entretiens sur la pluralité des mondes, ouvrage d'un genre secondaire, mais neuf, où il sut le premier faire entendre et goûter aux gens du monde les grandes découvertes de la science, dans un langage exact et précis, quoique entaché d'un peu d'afféterie. Il ne demandait à ses lecteurs et à ses lectrices « que la même application qu'il faut donner à la Princesse de Clèves ». C'est ce qu'on appellerait aujourd'hui un livre de vulgarisation. Notre siècle en possède beaucoup de tels, mais le XVIIe siècle n'en avait pas un seul, et cet heureux essai fut accueilli avec faveur. Devenu membre de l'Académie

1. Fontenelle (1657-1757), fils d'une sœur des Corneille. Plusieurs tragédies et opéras. Dialogues des morts (1683). Entretiens sur la pluralité des mondes (1686). Poésies pastorales (1688). Il fut secrétaire de l'Académie des sciences depuis 1697. Eloges des Académiciens (1708 et 1717).

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française et secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, Fontenelle persévéra dans la voie où il avait trouvé le succès; il écrivit l'Histoire de l'Académie des sciences, et les Éloges des Académiciens; ce dernier ouvrage est le chef-d'œuvre de son auteur. Non qu'il s'y montre un grand savant lui-même, mais du moins il excelle à faire connaître au public, qui les ignorait, les grands travaux des savants, ses collègues, et dans cette besogne en apparence ingrate il fait preuve d'une intelligence vaste et souple, et d'un rare talent d'exposition. C'est un mérite que d'avoir su enseigner à son siècle le respect de la science; et persuader à la science de moins dédaigner l'art d'écrire. Il est vrai que cette souplesse d'esprit qui permet à l'écrivain de s'intéresser à tant de sujets divers, coûte parfois quelque chose à la sûreté du goût littéraire. Dans la querelle qui divisait, à la fin du XVIe siècle, les partisans des anciens et ceux des modernes, Fontenelle, avec La Motte, se déclara pour les modernes1, et, par les arguments qu'il apportait à la défense de sa cause, laissa voir trop souvent qu'une certaine infirmité du goût le rendait insensible à la beauté des chefs-d'œuvre antiques.

118. Cette querelle fameuse occupa stérilement beaucoup de bons esprits pendant près de cinquante années, entre 1670 et 1720; pendant un demi-siècle on disputa sur les mérites comparés des anciens et des modernes. Des deux parts on apportait des arguments bien faibles et la question était mal posée. Car, si les anciens ont fait des chefs-d'œuvre, il ne s'ensuit pas que les modernes soient fatalement condamnés à ne produire que des œuvres

1. Dans une Digression sur les anciens et les modernes qu'il réunit à ses Eglogues.

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