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de Bithynie qui seul tient tête à sa famille et à la république romaine, conjurées contre lui, et déjoue toutes les ruses, renverse tous les obstacles, par la constance de son courage et l'intrépide ironie qu'il oppose à ses adversaires. Dans cette pièce singulière, plus d'un rôle confine à la comédie Voltaire ne voyait là qu'une négligence de Corneille; mais c'est à tort le poète croyait bien que la tragédie, lorsqu'elle cherche à exciter en faveur des héros la sympathie plutôt que la pitié, lorsqu'elle veut faire naître en nous une admiration tranquille plutôt que nous arracher des larmes, peut admettre un élément familier ou même un élément comique. Après Corneille la tragédie française n'osera plus donner un seul moment de relâche à son style toujours également noble, et même un peu tendu.

12. En 1652, Pertharite, tragédie d'ailleurs médiocre, échoua complètement; et ce mauvais succès, plus sensible après tant de triomphes, éloigna Corneille pendant sept années du théâtre. Il acheva alors sa belle traduction en vers de l'Imitation de Jésus-Christ. Il reparut à la scène, sur les sollicitations du surintendant Fouquet, en 1659, avec OEdipe, qui fut applaudi, et que suivirent dix autres. pièces, diversement heureuses, composées dans un espace de quinze ans (1659-1674). On trouve encore de belles scènes dans Sertorius, et de beaux vers dans Sophonisbe et dans Othon, même dans Attila; les plus gracieux vers de Psyché, tragédie-ballet composée par Corneille avec la collaboration de Molière et de Quinault, appartiennent à Corneille; mais entre ces rares éclairs, l'obscurité paraît plus profonde, et le génie du grand poète allait s'affaiblissant, quoiqu'il se refusât lui-même à l'avouer, et quoique des admirateurs aveugles ne voulussent pas le reconnaître. Dans toutes ces œuvres de sa vieillesse, les beautés, de

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plus en plus rares, sont gâtées par des défauts toujours plus sensibles. On a pu dire avec raison que Corneille est le même depuis le Cid jusqu'à Suréna; mais un homme est le même aussi depuis l'adolescence jusqu'à la décrépitude, et néanmoins les traits qui furent les plus beaux chez lui, dans le temps heureux de sa jeunesse, peuvent se tourner en difformité avec l'âge. Il en est ainsi de Corneille; ses qualités pâlissent et ses défauts s'accusent à mesure qu'il s'avance dans sa longue carrière. L'héroïque fierté de ses personnages tourne à la raideur; ses héroïnes étaient fermes elles deviennent dures. Ses héros raisonnaient trop; ils deviennent subtils. Le langage de la passion pouvait sembler un peu romanesque; il devient fade et alambiqué. A mesure que les idées et les sentiments perdent quelque chose de leur vérité première et de leur naturel, le style même s'affaiblit. Mais jusque dans les plus médiocres tragédies de ce grand homme, on rencontre des beautés qui ne sont qu'à lui, que lui seul pouvait trouver. C'est ce qui faisait dire à Mme de Sévigné, après la représentation de Pulchérie, l'une des dernières pièces composées par Corneille : « Vive notre vieil ami Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent!» Cette boutade d'une femme douée de beaucoup d'esprit et de beaucoup de coeur reste le meilleur jugement que la postérité puisse porter sur Corneille vieilli.

13. En 1647, l'Académie, après avoir écarté deux fois Corneille, lui avait ouvert ses rangs. En 1662 il avait quitté Rouen pour s'établir à Paris. Sa vie se prolongea jusqu'en 1684, et fut attristée par les soucis de la pauvreté et par les triomphes d'un jeune rival, Racine, dont l'éclatant succès faisait tort aux dernières pièces de la Vieillesse de Corneille. A son insu on l'avait entraîné à

lutter directement contre l'heureux Racine en traitant le même sujet dramatique; mais Tite et Bérénice avait paru bien pâle à côté de Bérénice, brillante de grâce et de jeunesse, comme son jeune et gracieux auteur.

Dans l'édition collective qu'il donna de ses œuvres en 1660, Corneille fit précéder chaque pièce d'un Examen où lui-même en fait la critique avec une rare modestie, une bonne foi parfaite et un sens très judicieux. Il y joignit trois longs Discours du poème dramatique, de la tragédie, des trois unités, qui forment, avec les Examens, son œuvre en prose, assez étendue et très intéressante. L'étude de cette poétique, écrite par le poète lui-même, est peut-être encore le meilleur commentaire qu'on ait fait de son théâtre. Il est permis toutefois d'ajouter qu'on est souvent surpris de voir dans ces discours un si grand homme consacrer tant d'heures et tant d'efforts à résoudre de minutieux cas de conscience dramatiques, à dénouer de vains problèmes d'arrangement de scène, à plier son génie à l'observation de règles plus ou moins arbitraires. Mais ce travers est imputable à son temps plus qu'à luimême; et d'une manière plus générale on peut dire que presque tout ce qui est moins bon chez Corneille lui vient de ses contemporains, tandis que tout l'excellent dans son œuvre est à lui tout seul.

Certes ses défauts sont grands, surtout si l'on étudie son théâtre dans l'ensemble, et non pas seulement dans quelques chefs-d'œuvre; mais aux yeux de ceux-là même que ces défauts choquent le plus, Corneille demeure un des plus grands poètes dramatiques qu'aucune littérature ait jamais enfantés, et l'un des plus originaux; car quoiqu'il ait puisé à beaucoup de sources, il demeure toujours lui-même et ne ressemble à personne. Nul n'a eu l'imagination plus féconde, un style plus fort, des inventions plus variées; nul n'a su peindre plus majestueusement toutes

les faces de l'héroïsme. Aimer Corneille, c'est aimer la grandeur, et se préparer au moins à s'en rendre capable. A qui mieux qu'à lui pourrait s'appliquer cette belle pensée de La Bruyère : « Quand une lecture vous élève l'esprit et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage; il est bon et fait de main d'ouvrier. »>

Rotrou.

14. Parmi ces rivaux de Corneille, qui d'abord avaient été ses amis, mais que le succès éclatant du Cid transforma en adversaires acharnés et injustes, on ne trouve pas le nom de Rotrou1. Ce généreux esprit ne connut pas la jalousie, et demeura fidèle à Corneille dans la bonne fortune, ce qui est plus difficile aux envieux que de rester fidèles dans la mauvaise.

Jean Rotrou naquit à Dreux le 21 août 1609. Amenė jeune à Paris, il y fit ses premiers vers sur les bancs du collège. Il avait dix-neuf ans quand l'Hôtel de Bourgogne joua sa première pièce, l'Hypocondriaque. Lui-même en la publiant demandait grâce pour son âge; il écrivait dans la préface : « Il y a d'excellents poètes, mais pas à l'âge de vingt ans ». A ce début précoce, dix-sept pièces succèdent, écrites en sept années avec la fécondité, la verve et l'audace de la première jeunesse. Les titres mêmes en sont oubliés. Rotrou peut-être eût dissipé jusqu'à la fin son génie dans ces productions éphémères, si l'exemple et l'amitié de Corneille ne lui eussent inspiré une ambition plus relevée. On se souvient qu'il fut un moment avec lui

1. Jean Rotrou, né et mort à Dreux (1609-1650), a laissé trente-six pièces de théâtre treize comédies, neuf tragédies, quatorze tragicomédies. Les principales sont Laure persécutée (1637); Saint Genest (1646); Don Bernard de Cabrère (1647); Venceslas (1647); Cosroès (1649).

parmi les «< cinq auteurs ». Ses progrès datent de cette époque. En 1656, les Sosies, pièce imitée de Plaute, et jouée en même temps que le Cid, montrent déjà chez Rotrou un grand progrès dans l'art de composer et d'écrire, et offrent un style comique souvent excellent. L'année suivante, Rotrou, dans Laure persécutée, tragi-comédie, exprimait les tortures de la jalousie et les ardeurs de la passion avec une énergie qu'on trouve rarement dans ce genre, voué d'ordinaire aux sentimentalités doucereuses,

15. Mais les plus beaux titres de Rotrou à l'admiration de la postérité, ce sont les œuvres de ses quatre dernières années. Ne semble-t-il pas qu'il ait deviné que la vie allait lui manquer? Saint Genest (1646), Don Bernard de Cabrère (1647), Venceslas (1647), Cosroès (1649), voilà ses quatre chefs-d'œuvre; voilà son Cid, son Horace, son Cinna, son Polyeucte, écrits presque ensemble, comme ces immortels ouvrages. Don Bernard de Cabrère, la meilleure tragi-comédie de Rotrou, est une peinture souriante et touchante à la fois de la funeste chance attachée à tous les pas d'un brave gentilhomme espagnol, de qui la malencontreuse fortune gâte les plus belles qualités. Les trois autres pièces sont trois tragédies, mais fort différentes entre elles. Saint Genest, imité librement de Lope de Vega, est l'œuvre la plus originale de Rotrou, et peut-être le drame le plus singulier qu'ait écrit le xvire siècle. C'est l'histoire d'un acteur qui, jouant devant Dioclétien le rôle d'un martyr chrétien, tout à coup frappé de la grâce, se sentit sincèrement pénétré des sentiments du personnage qu'il représentait, se proclama chrétien lui-même, sollicita le martyre, et l'obtint. Cette étrange donnée fut traitée par Rotrou avec une grande richesse d'imagination, dans un style vif, animé, varié. Le comique, le familier, le tragique et le sublime s'y rencontrent et s'y mêlent avec une aisance

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