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médiocres. D'autre part, les partisans des modernes s'abusaient en disant que ceux-ci étaient nécessairement supérieurs aux anciens, par cela seul qu'ils leur succédaient et profitaient ainsi de toute l'expérience accumulée avant eux, à laquelle ils joignaient leurs propres efforts. Ce raisonnement, qui n'est pas même excellent lorsqu'il s'applique aux sciences mathématiques ou à la physique, devient tout à fait faux lorsqu'on veut l'étendre à la littėrature et surtout à la poésie. Dans ce domaine, la tradition fait peu de chose; le génie presque tout. Celui qui vient le premier, un Homère, par exemple, s'il a le plus de génie, pourra être le plus grand. On alléguait vainement qu'il avait vécu dans une société barbare le milieu le plus civilisé n'est pas toujours le plus favorable à la poésie. Le xviie siècle en offre une preuve frappante. Les partisans des anciens ne réussirent pas même à réveiller le goût des fortes études classiques. Les partisans des modernes ne purent ni alléger le joug des règles poétiques, ni élargir le cadre où s'enfermait chacun des genres littéraires. Ainsi, rien de plus infructueux que cette fameuse querelle qui fit couler inutilement des flots d'encre et des torrents d'injures1.

La Motte.

119. La réputation de La Motte est demeurée très compromise auprès de la postérité, moins pour le parti qu'il

1. Les plus célèbres partisans des modernes étaient Desmarets (1595-1676), Charles Perrault (1628-1703), Saint-Évremond (16131703). La Motte (1672-1731), Fontenelle (1657-1757). Les plus célèbres partisans des anciens étaient Boileau, Racine, La Bruyère, Huet (célèbre érudit, évêque d'Avranches, né en 1630, mort en 1721). Fénelon, Mme Dacier (1654-1720), savante helléniste, éditeur de plusieurs textes anciens. Son mari fut secrétaire perpétuel de l'Académie française de 1713 à 1722.

avait pris dans la querelle que pour les arguments qu'il avait apportés au service de sa cause. C'était pourtant un homme de beaucoup d'esprit que La Motte, et d'un esprit libre, ingénieux, plein de vues et d'initiative. Mais quelle sottise à un homme d'esprit de refaire l'Iliade en douze chants pour prouver qu'Homère est un pauvre poète! Son ignorance du grec était sa meilleure excuse. Mais que pouvait prouver contre Homère l'opinion d'un homme qui déclarait lui-même ne pas savoir un mot de grec? La Motte s'essaya dans tous les genres: il fit des odes que Fontenelle et Voltaire ont trop vantées, le premier par amitié pour La Motte, le second par haine contre JeanBaptiste Rousseau. Il y sème les grands mots, les apostrophes, les invocations, croyant imiter Pindare; mais tout cela n'est que vain bruit; l'inspiration fait défaut. Sa tragédie d'Inès de Castro (1725) vaut mieux, du moins elle est touchante et elle arracha des larmes; mais le vers sec et décoloré de La Motte explique trop bien l'antipathie que ce poète finit par professer contre la poésie. Le XVIIIe siècle est d'ailleurs la période la moins poétique de notre histoire littéraire. Dès le commencement du siècle précédent, Malherbe avait enseigné que la poésie ne doit pas parler un langage distinct au fond de celui de la prose. Ce principe dangereux porta ses fruits au XVIIe siècle. On admit que la poésie est une prose mesurée et rimée. Mais pourquoi rimer de la prose? On jugeait que cette forme du vers donnait à la pensée une allure plus ferme et plus sentencieuse; à ce titre on la conservait, par tradition, dans certains genres. Mais des esprits logiques, peu satisfaits de cette raison, trouvaient la poésie superflue et auraient voulu la supprimer. Ceux-là ne goûtaient que la prose. Nous avons cité le mot de Montesquieu: « Les quatre grands poètes, Platon, Malebranche, Shaftesbury, Montaigne!» Quatre prosa

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JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU.

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teurs. Buffon, pour louer une belle page, disait: « Cela est beau comme de la belle prose. » Tout le monde pensait tout bas ce que Malherbe avait dit tout haut à Racan: « Qu'un bon poète n'est pas plus utile à l'État qu'un bon joueur de quilles. » Ainsi le xvIIe siècle mérita de n'avoir que des versificateurs. Il en eut du moins de fort habiles et qui firent illusion à leurs contemporains et à eux-mêmes le plus illustre est Jean-Baptiste Rousseau.

Jean-Baptiste Rousseau.

120. Jean-Baptiste Rousseau est un exemple frappant des revirements auxquels sont soumises les réputations littéraires. Ses contemporains l'ont regardé comme un très grand poète lyrique; notre siècle ne loue plus chez lui qu'une certaine habileté de versification et un sentiment général de l'harmonie. Rousseau n'a guère possédé que le mécanisme de la poésie lyrique et même il s'en faut de beaucoup qu'il en ait épuisé ou seulement connu toutes les ressources. Les poètes du XVIe siècle lui furent bien supérieurs comme versificateurs, et leur science du rythme fut beaucoup plus riche et plus variée. Rousseau n'ajoute presque rien aux formes employées par Malherbe, et il n'atteint jamais à cette beauté suprême d'expression où Malherbe s'éleva quelquefois. On s'aperçut dès la fin du siècle de ce qu'il y avait de faible et de creux dans cette poésie sonore, mais vide. La Harpe jugeait déjà l'Ode à la Fortune, comme nous la jugeons aujourd'hui : « La plus célèbre de ses pièces morales est l'Ode à la Fortune; il y a de belles strophes, mais la marche est trop didactique. Le fond de l'ouvrage n'est qu'un lieu commun, chargé de

1. Jean-Baptiste Rousseau, né à Paris (1670), mort à Bruxelles (1741); banni en 1712 pour diffamation. Odes, Psaumes, Cantates, Epitres, Allégories, Epigrammes, plusieurs Comédies.

LITTÉRATURE FRANÇAISE.

II.

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déclamations et même d'idées fausses. On la fait apprendre aux jeunes gens dans presque toutes les maisons d'éducation; elle est très propre à leur former l'oreille à l'harmonie;... mais on ne ferait pas mal de prémunir leur jugement contre ce qu'il y a de mal pensé dans cette ode, et même d'avertir leur goût sur ce que la versification a de défectueux. » Cette harmonie tant louée est souvent lourde et monotone; elle est meilleure dans les Cantates. Cette forme de poème était à l'origine exclusivement destinée à être mise en musique. Rousseau le premier sut donner aux vers de la cantate une harmonie musicale suffisante pour qu'ils n'eussent plus besoin du chant ni des instruments. Toutefois ce genre assez froid se fût vite épuisé s'il n'était tombé plus vite encore dans l'oubli. Outre ses Odes, sacrées et profanes, outre ses Cantates, Rousseau a composé des Épitres, où l'on trouve des traits heureux dans un ensemble long et diffus. Il a surtout excellé dans l'épigramme, où le soutenait son humeur caustique et médisante. Elle lui attira des inimitiés nombreuses et fit le malheur de sa vie. Accusé, peut-être à tort, d'avoir composé des couplets diffamatoires, il fut banni de France en 1712 et vieillit dans l'exil, en Suisse, en Autriche, aux Pays-Bas. Voltaire fut son ennemi implacable; mais le vertueux Rollin affirma toujours l'innocence de Rousseau. La postérité hésite sur le jugement qu'elle en doit porter. Telle est la punition d'un poète qui manqua de sincérité dans ses vers; on doute s'il fut sincère même dans sa vie1.

1. Parmi les disciples et successeurs de J.-B. Rousseau dans le genre lyrique, un seul n'est pas tout à fait oublié, Lefranc de Tompignan (1709-1781). Il a vivement senti, et il a rendu parfois avec force la poésie des Livres Saints. Voltaire, qu'il avait blessé dans son discours de réception à l'Académie (1760), le cribla d'épigrammes.

Lesage.

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121. Lesage est un écrivain d'un très grand mérite, dont la prose excellente contribua beaucoup à retarder une décadence littéraire, que l'exemple dangereux de Fontenelle et de son style brillant, mais plein de mauvais goût, aurait probablement hâtée.

Lesage, sans protecteur influent, sans emploi, sans fortune, lutta d'abord quarante ans contre la pauvreté, vivant de traductions, et amassant les trésors d'observations et d'expérience qu'il devait répandre dans ses romans et au théâtre. Une petite comédie en prose (Crispin rival de son maître), jouée en 1707, eut un succès très vif et le mit en vue. La même année parut le Diable boiteux, roman de mœurs, imité librement de l'Espagnol Guevara2; mais Lesage lui emprunta plutôt le cadre et l'idée première que les détails des aventures qu'il raconte, et qu'il à eu soin d'accommoder au goût français.

Deux années après, Lesage faisait jouer Turcaret ou le Financier, satire amère et virulente des vices des traitants enrichis par des voies honteuses, et des bassesses de leurs flatteurs et de leurs valets. La peinture de tant de vilenies et de tant de noirceurs est affreuse assurément, et cette comédie, où n'entre pas un seul personnage honnête, laisse une impression pénible; mais les traits sont si justes, le dialogue si vivement conduit, le style si entraînant, l'esprit si piquant et si vif, que le spectateur, amusé, occupé sans cesse, n'a le temps de rien regretter, sinon peut-être quand la pièce est finie. Quel comique eût été Lesage après un début si éclatant!

1. Alain-René Lesage, né à Sarzeau, près de Vannes (1668), mort à Boulogne-sur-mer en 1747.

2. Louis Velez de Guevara (1570-1644), auteur dramatique et romancier.

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