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tion plus profondément chrétienne, un pathétique plus simple et plus sincère; et une marque plus personnelle.

Dans l'oraison funèbre, Massillon est aussi fort estimable; en 1709, il prononça celle du prince de Conti; en 1711, celle du grand Dauphin; en 1715, celle de Louis XIV; et l'on sait quel heureux exorde lui suggéra le surnom de Grand, qui avait été décerné autrefois à ce monarque : « Dieu seul est grand, mes frères. » Une partie beaucoup moins connue de l'œuvre de Massillon lui fait peut-être encore plus d'honneur que ses discours d'apparat nommé évêque de Clermont, en 1717, il y résida constamment depuis 1723 jusqu'à sa mort (qui arriva en 1742); et, très dévoué à son ministère, il composa, pour les prêtres de son diocèse, des Discours synodaux au nombre de vingt1, écrits moins purement que le Petit Carême et les Oraisons funèbres, mais d'une façon plus large et plus libre; et ces discours familiers. forment peut-être la part la plus originale de ses prédications, quoique la moins célèbre. En somme, il faut louer Massillon d'avoir conservé jusqu'au milieu du xvIIIe siècle les bonnes traditions de nos grands écrivains classiques. Il y a chez lui quelque chose d'un peu artificiel, perfection trop limée, qui sent le disciple, mais d'une excellente école.

une

Saint-Simon.

127. A quelle période littéraire convient-il de rattacher l'un des plus grands écrivains de ce siècle et de toute notre littérature, Saint-Simon2, l'auteur de ces Mémoires

1. On peut les rapprocher de ses Mandements qui sont de la même époque, et des Conférences sur les devoirs ecclésiastiques. œuvre de sa jeunesse composée au séminaire Saint-Magloire.

2. Louis de Rouvray, duc de Saint-Simon (1675-1755); la première édition de ses Mémoires, très incomplète, est de 1788.

demeurés secrets jusqu'à la Révolution et connus dans leur intégrité seulement de nos jours? Ils ne furent probablement pas écrits dans leur texte actuel avant l'année 1740; mais depuis quarante-cinq ans l'auteur accumulait jour par jour les notes intimes et détaillées dont il les a tirés; et, quoique sa longue vie l'ait fait témoin de plus de la moitié du XVIIIe siècle, il resta jusqu'au bout l'homme des premières années de ce siècle et le contemporain de la vieillesse de Louis XIV. Ses Mémoires sont un tableau saisissant de tout ce qu'il a vu, observé, entendu, deviné, redouté, espéré à la cour, pendant vingtcinq années de présence continue1. Tantôt mal vu de Louis XIV, tantôt confident du Régent, et un moment puissant dans les conseils, le même toujours dans l'ombre ou aux affaires; entier, orgueilleux, inflexible; parfaitement honnête et désintéressé; mais partial, jaloux, haineux; par-dessus tout, entêté de sa naissance et poussant les préventions aristocratiques jusqu'à paraìtre ridicule dans un temps et dans une cour où l'aristocratie avait pourtant de si grands privilèges. Mais qu'importe à la postérité que Saint-Simon ait nourri des idées surannées et chimériques; son talent de peintre et de narrateur est incomparable; il excelle à faire vivre aux yeux de notre esprit une scène vaste et complexe, comme à analyser jusqu'au plus fin détail, les moindres ressorts d'une âme humaine. On publie aujourd'hui des œuvres inédites de ce fécond écrivain; ce sont des traités d'histoire ou de politique, dont la lecture ajoute encore à l'idée qu'on se faisait de sa valeur. Son style ne saurait faire école; il est de ceux dont l'imitation est dangereuse; sa syntaxe

1. Les Mémoires de Saint-Simon, précédés d'une Introduction qui est datée de juillet 1743 (Savoir s'il est permis d'écrire et de lire l'histoire, singulièrement celle de son temps), commencent à l'année 1692; ils se terminent à l'année 1725.

surtout est irrégulière, et souvent même incorrecte; mais pour le trait, la verve, la couleur, pour le choix du mot qui fait image, et pour l'art d'encadrer ce mot, à la place où il brille et illumine la phrase entière, Saint-Simon est incomparable.

128. Lui-même connaît ses défauts et se soucie peu de les corriger, tant il sent bien que ses rares et singulières qualités y sont en partie attachées : il termine ainsi son volumineux ouvrage : « Dirai-je enfin un mot du style, de sa négligence, de répétitions trop fréquentes des mêmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliés, surtout de l'obscurité qui naît trop souvent de la longueur des phrases, peut-être de quelques répétitions? J'ai senti ces défauts; je n'ai pu les corriger, emporté toujours par la matière, et peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet académique, je n'ai pu me défaire d'écrire rapidement... Je n'ai songé qu'à l'exactitude et à la vérité. J'ose dire que l'une et l'autre se trouvent étroitement dans mes Mémoires, qu'elles en sont la loi et l'âme... » En parlant ainsi, Saint-Simon était parfaitement sincère; mais il oublie d'ajouter qu'il n'est exact et vrai qu'autant qu'une ame aussi passionnée peut l'être. Il a dit ailleurs : « Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d'impartialité; je le ferais vainement. » Mais telle est du moins sa franchise qu'il semble lui-même nous avertir quand nous devons, en le lisant, nous défier de sa passion. Ainsi prévenus, nous pouvons nous abandonner sans scrupule au charme entraînant des Mémoires, et goûter le plaisir de pénétrer avec un tel guide dans la connaissance intime et familière d'une cour et d'une société si illustres, si raffinées, si ingénieuses, qui offrent au moraliste et à l'historien un inépuisable objet d'étude et de réflexions.

Mme de Caylus et Mme de Staal-Delaunay.

129. Le xviie siècle nous a transmis d'énormes collections de Mémoires, dus aux plumes infatigables de Mathieu Marais, de l'avocat Barbier, du marquis d'Argenson, du duc de Luynes', de Bachaumont, de beaucoup d'autres grands seigneurs ou gens de lettres. L'historien trouve de précieux renseignements dans ces vastes compilations, mais leur valeur littéraire est faible ou tout à fait nulle. Mais, parmi les Mémoires du xvire siècle, deux ouvrages courts et exquis, vivront et plairont toujours par l'agrément du style: ceux de Mme de StaalDelaunay, et les Souvenirs de Mme de Caylus. Celle-ci (née en 1673, morte en 1720), nièce de Mme de Maintenon, auprès de qui elle grandit, avait puisé à la meilleure source la tradition du meilleur français. Sans se soucier de faire un livre, elle a rassemblé dans quelques pages une suite d'esquisses animées, vivantes, de ce qu'elle avait vu de plus frappant à la cour pendant les dernières années du grand règne: ces petits tableaux sont charmants par un air de grâce enjouée, naïve et doucement railleuse. « J'écris, dit-elle, des Souvenirs, sans ordre, sans exactitude et sans autre prétention que celle d'amuser mes amis ou du moins de leur donner une preuve de ma complaisance: ils ont cru que je savais des choses particulières d'une cour que j'ai vue de près et ils m'ont priée de les mettre par écrit. »

1. Matthieu Marais, avocat (1665-1737). Mémoires, publiés en 1863. 2. Barbier (1689-1771), avocat. Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV (de 1710 à 1760), publié en 1847.

3. René-Louis de Voyer, marquis d'Argenson (1694-1757), ministre des affaires étrangères de 1744 à 1747. Journal et Mémoires, publiés en partie dès 1785 (sous le titre d'Essais) et intégralement en 1857. 4. Charles-Philippe d'Albert, duc de Luynes (1695-1758), Mémoires publiés en 1860.

5. Bachaumont (1690-1770), Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la république des lettres (de 1762 à 1770); continués jusqu'à 1787.

Mlle Delaunay', simple femme de chambre de la duchesse du Maine, a raconté seulement sa vie dans ses Mémoires; et les incidents de cette vie obscure n'offrent rien qui intéresse de bien près l'histoire politique ou littéraire. Mais son style est excellent; il rappelle La Bruyère par la finesse; il annonce Voltaire par un tour aisé plein de naturel; il associe dans un mélange rare et piquant l'ironie enjouée d'une femme d'esprit qui se sent supérieure à la condition infime où la fortune l'a rangée, et la tristesse amère mais contenue d'une âme délicate qui souffre en se sentant méconnue; ces nuances opposées de sentiments très contraires sont comme fondues dans le courant limpide et transparent d'une narration brillante, où l'on trouve à chaque page la marque du temps où elle fut écrite, de ce temps qui n'est pas, on le sait, celui où l'on eut le moins d'esprit en France.

CHAPITRE VI

Dix-huitième siècle. Deuxième période (1721-1750).

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130. Voltaire a rempli tout le xvIIIe siècle du bruit de sa renommée et de l'éclat de ses ouvrages. Il s'est essayé dans tous les genres et dans tous il a réussi; mais l'originalité chez lui consiste plutôt dans une réunion brillante des aptitudes littéraires les plus diverses, que dans l'excellence d'aucune œuvre en particulier. Diderot disait crûment : « Voltaire n'est que le second dans tous les genres ».

1. Mlle Delaunay (1684-1750), mariée en 1755 au baron de Staal.

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