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(1779), ni les Jardins de Delille (1782), auxquels il faut préférer sa traduction des Georgiques (1769). Tous ces ouvrages, où leurs auteurs ont dépensé beaucoup de talent, ne se lisent plus; notre goût est de plus en plus fermé à ce genre de versification froidement artificielle, élėgamment prosaïque. Au reste, nous admirons peut-être plusieurs choses que le temps traitera comme il a traité SaintLambert. Souvenons-nous que Voltaire écrivait à l'auteur des Saisons « Votre ouvrage est un chef-d'œuvre; c'est un morceau au-dessus du siècle. » Il le répétait à La Harpe : « L'ouvrage de M. de Saint-Lambert me paraît fort au-dessus du siècle où nous sommes ». Il écrivait à l'Académie « Le poème des Quatre Saisons et la traduction des Géorgiques me paraissent les deux meilleurs poèmes qui aient honoré la France, après l'Art poétique. » Il est vrai que, dans le même temps, Mme Du Deffand écrivait : « Ce Saint-Lambert est un esprit froid, fade et faux; il croit regorger d'idées, et c'est la stérilité même, et sans les roseaux, les ruisseaux, les ormeaux et leurs rameaux, il aurait bien peu de chose à dire. » Sainte-Beuve dit très finement que lorsqu'un ouvrage paraît, tout est dit par les contemporains à propos de cet ouvrage, en bien ou en mal, le vrai et le faux ; il nous reste seulement à dégager les traits justes des traits qui s'égaraient; la critique exacte et bien fondée de l'apologie passionnée ou du dénigrement systématique.

L'abbé Jacques Delille, né en 1758, mourut en 1813; mais jusqu'en plein xix siècle il demeura l'homme de 1770, l'auteur des Géorgiques et des Jardins; il écrivit l'Homme des champs (1800), l'Imagination (1806), les Trois Règnes de la Nature (1809); il peignit en vers élégants et froids tous les objets que le ciel et la terre offraient à ses regards; il fut le premier des versificateurs, mais il ne fut jamais poète. Les contemporains s'y

trompaient toutefois, et quand il mourut, la France crut avoir perdu son Homère, et vint pendant trois jours contempler les traits de l'illustre mort, exposé sur un lit de parade, au Collège de France, la tête ceinte d'une couronne de lauriers.

166. Cependant l'on composait et l'on jouait toujours d'innombrables tragédies dont nous ne savons plus les titres. Une pièce médiocre, mais dont l'histoire est singulière, le Siège de Calais, jouée en 1765, sauvera de l'oubli le nom de son auteur, Pierre-Laurent de Belloy1. Représentée au lendemain du traité de Paris qui terminait par une paix sans honneur la funeste guerre de Sept Ans, cette tragédie, où respirent le patriotisme et l'orgueil du nom français, sembla comme une première revanche des revers essuyės, et fut, grâce à cette circonstance, accueillie avec des transports d'enthousiasme et d'admiration. On la joua dans toutes les provinces à la fois, on la joua dans les garnisons. On la donna gratuitement au peuple. Ne pas admirer le Siège de Calais, c'était s'exposer au reproche de n'être pas bon Français, que le roi fit, à ce propos, au duc d'Ayen. Le duc répondit plaisamment : « Sire, je voudrais que les vers de la pièce fussent aussi bons Français que moi. » Tant d'enthousiasme dura peu; et les autres tragédies nationales de Pierre de Belloy n'eurent qu'un succès très contesté. Il lui reste l'honneur d'avoir tenté de puiser dans notre histoire des sujets dramatiques; féconde innovation si elle eût été mise en œuvre par un génie plus hardi; mais de Belloy voulait enfermer des sujets neufs et vivants dans le cadre surannė, dans le style convenu de la tragédie traditionnelle. Au reste l'idée même n'était pas tout à fait nouvelle; de tout

1. De Belloy, né a Saint-Flour (1727), mort en 1775.

temps un certain nombre d'auteurs tragiques avaient essayé d'emprunter le sujet de leurs pièces à l'histoire de France. Récemment, en 1747, le président Hénault, plus connu par son Nouvel abrégé chronologique de l'histoire de France (1744), avait fait paraître une tragédie de François II, en prose, accompagnée d'une préface, où il proposait la création d'un nouveau Théâtre Français qui mettrait en scène tous les grands événements de notre histoire; Voltaire lui-même avait tiré de nos annales plusieurs sujets dramatiques.

Marmontel et La Harpe.

167. La Harpe et Marmontel1, deux écrivains du second ordre et peut-être même du troisième, méritent toutefois d'être nommés ici, parce que leur caractère et leur œuvre expriment à un très haut degré les qualités et les défauts courants de leur siècle.

Marmontel, fils de pauvres paysans, mais doué d'une intelligence vive et plein d'ardeur au travail, après quelques succès littéraires remportés dans les concours académiques de Toulouse et de Montauban, vint à Paris à vingt-deux ans, sans autre ressource que les bonnes dispositions de Voltaire à son égard. Tout en remportant deux fois le prix de poésie à l'Académie française, il écrivait des tragédies. Tout homme de lettres en ce temps-là débutait par une ou plusieurs tragédies. Marmontel en fit représenter cinq de 1748 à 1755; les unes échouérent. les autres réussirent avec éclat, sans qu'on puisse aujourd'hui bien démêler les causes de cette bonne et de cette mauvaise fortune: toutes ces pièces sont également oubliées.

1. Jean-François de La Harpe, né et mort à Paris (1739-1803). Jean-François Marmontel, né à Bort, en Limousin, en 1723, mort près de Gaillon (Eure), le 31 décembre 1799.

On ne lit guère davantage les Contes moraux, publiés dans le Mercure, dont il avait obtenu le fructueux privilège; ni le roman philosophique de Bélisaire (1767), ni celui des Incas (1778); mais ces trois ouvrages obtinrent, à l'époque où ils parurent, un succès éclatant, universel; ces plaidoyers déclamatoires contre le « fanatisme », en faveur de la tolérance », ont naturellement perdu pour nous presque tout leur intérêt. Il est vrai que la Sorbonne, en censurant Bélisaire, ne contribua pas peu à assurer le succès du livre. En 1783, Marmontel succédait à d'Alembert comme secrétaire perpétuel de l'Académie française. En 1787 il publiait les Éléments de littérature, où il avait réuni divers articles de critique écrits pour l'Encyclopédie. L'année précédente il était devenu professeur d'histoire au Lycée, établissement d'un caractère tout nouveau, qui venait d'être fondé pour l'enseignement public et mondain des lettres et des sciences. Bientôt la Révolution supprima l'Académie française et le Lycée. Marmontel, retiré en Normandie, écrivit pour ses enfants des Mémoires qui, rédigés familièrement avec une sincérité suffisante, et pleins de faits curieux concernant l'histoire littéraire et anecdotique de son temps, nous paraissent aujourd'hui le meilleur de ses ouvrages et le seul qui n'ait pas vieilli. La plupart des écrits du dixhuitième siècle plairont ainsi désormais d'autant plus que leurs auteurs en les écrivant auront moins songé à leur gloire, et mieux dépouillé leur rôle officiel pour se laisser voir eux-mêmes naïvement.

Les Mémoires de Marmontel sont particulièrement précieux à consulter pour l'histoire des salons, dont l'influence sur la littérature fut surtout sensible pendant ces trente années du xvIe siècle. Un tableau des lettres françaises plus vaste que celui que nous esquissons, devrait faire une large place à la chronique de ces réunions let

trées et mondaines, que présidèrent ensemble ou successivement des femmes éminentes par leur esprit et leur influence; telles que Mme de Lambert (1647-1733), Mme de Tencin (1681-1749), Mme du Deffand (1697-1780), Mlle de Lespinasse (1751-1776), Mme Geoffrin (1699-1777), Mme Necker (1739-1794), femme du célèbre ministre et mère de Mme de Staël. L'esprit de conversation qui fut une des gloires du siècle, et un instrument presque aussi puissant que le livre au service de ses idées, naquit et rėgna dans ces salons et autour de ces femmes illustres; c'est par les salons et par les conversations que les écrivains gagnèrent les gens du monde aux idées de réforme politique et sociale; et sans l'adhésion d'une partie au moins de l'aristocratie à la Révolution de 1789, celle-ci n'eût pas été possible.

168. La Harpe est, après Marmontel, le meilleur élève de Voltaire. Il n'eut aucun génie, mais il avait un réel talent. Né dans la misère, élevé par la charité publique, à vingt-quatre ans il faisait représenter au Théâtre Français une tragédie (Warwick, 1763) qui eut un succès éclatant. Elle n'est au fond ni bonne ni mauvaise; c'est le type le plus achevé de ces œuvres de recette, telles qu'un jeune homme bien élevé et bien doué pouvait en ce temps-là réussir à les composer, en s'aidant des formules toutes préparées, des règles, de la critique et des exemples classiques. La tragédie était devenue un pur travail de métier; tout le monde en pouvait faire, à condition qu'il eût appris. Mais le succès était fort aléatoire, parce qu'il dépendait des circonstances plutôt que de la valeur propre des ouvrages. La Harpe écrivit douze tragédies (dont la meilleure est son Philoctète (1783), imité de Sophocle); il ne retrouva jamais le succès de Warwick. Ses éloges académiques de Henri IV, de Fénelon, de Racine,

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