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et une souplesse admirables. La pièce que joue le héros et que sa conversion interrompt, est introduite au milieu du drame avec une habileté qui dénote une rare entente des combinaisons dramatiques. Les mœurs d'une troupe de comédiens, dont Genest est le chef, sont vivement dépeintes et fournissent un cadre attrayant à cette tragédie sanglante. Les sublimes effusions de l'acteur converti qui s'élance au martyre, rappellent sans trop d'infériorité les plus belles pages de Polyeucte.

16. Venceslas et Cosroès, tragédies moins originales, sont peut-être toutefois plus voisines de la perfection. L'une, Venceslas, imitée d'une pièce de Francisco de Rojas1 (intitulée: On ne peut être père et roi à la fois), étale à nos yeux le tableau d'une âme héroïque et violente qu'une sorte de fatalité, servie par une jalousie furieuse, entraine au crime, et qu'un profond sentiment d'honneur ramène au devoir et à la vertu. L'autre tragédie, Cosroès, dont l'action se déroule au sein d'une cour orientale, en dépeint avec vigueur les mœurs tortueuses et sanguinaires : un vieux roi, affaibli par l'âge et le remords de ses crimes passés, voit son fils se révolter contre lui, poussé à bout par la haine d'une marâtre impitoyable.

Le style de Rotrou est inégal et heurté comme fut sa vie même, longtemps désordonnée, mais semée de traits génėreux, puis couronnée par une mort admirable. Il abonde en vers héroïques, en tirades sublimes, dignes de Corneille lui-même. Ailleurs il est négligé, contourné, pénible, obscur. Mais il n'est jamais prosaïque, jamais plat ni vulgaire. Un souffle de poésie anime ses moindres pièces et en vivifie la trame. Ses inventions sont toujours attachantes;

1. Poète dramatique espagnol, contemporain de Rotrou, né à Tolède en 1601.

les moins heureuses peuvent choquer, mais n'ennuient jamais. Il supporte malaisément le poids des règles que les critiques de son temps voulaient imposer au théâtre. Le plus souvent il secoue le joug et ne veut d'autre poétique que sa propre inspiration. Quoiqu'il ait imité beaucoup les anciens et les Espagnols, il reste un génie profondément original; il emprunte une idée, un trait; mais il transforme ce qu'il emprunte, et le développement est à lui. On l'a beaucoup imité à son tour; ses successeurs ont largement puisé dans ce fonds mêlé d'or et de clinquant, mais après tout si riche. Racine s'en est inspiré dans sa Thebaïde et dans son Iphigénie, Molière, dans l'Amphitryon, dans le Bourgeois gentilhomme; Quinault dans ses Rivales; Regnard, dans les Folies amoureuses; La Motte, dans Inès de Castro. Corneille lui-même croyait peut-être devoir quelque chose au commerce de Rotrou, puisqu'il le nommait gracieusement « son père », quoique plus âgé que lui de trois ans.

17. En 1650, Rotrou, qui avait la charge de « lieutenant particulier et civil au bailliage de Dreux », apprit qu'une maladie épidémique ravageait sa ville natale. Il s'y rendit aussitôt pour prendre sa part du malheur public, aider à maintenir l'ordre et à soutenir le courage de la ville éprouvée. Au bout de peu de jours le mal l'atteignit luimême et l'emporta au tombeau. Il n'avait pas quarante et un ans1.

Qu'a-t-il manqué, en somme, à Rotrou pour s'élever au rang des plus grands poètes dramatiques? Est-ce le goût, ce don secondaire, mais rare, qui enseigne à l'écrivain à choisir entre les inventions d'inégale valeur que sa verve

1. Suivant une autre version, il était à Dreux quand l'épidémie éclata; il refusa de s'éloigner.

et sa fantaisie lui suggèrent? Mais Corneille lui-même eut toujours moins de goût que de génie. Est-ce le travail patient, scrupuleux, réfléchi, qui ne se satisfait pas des fruits trop vite éclos d'une facilité trompeuse, et cherche toujours la perfection, sans se flatter de jamais l'avoir atteinte?

C'est peut-être seulement la vie qui fit défaut à Rotrou. Les pièces qu'il composa dans ses quatre dernières années ne sont-elles pas très supérieures à tout le reste de son œuvre? Rotrou ne cessait de grandir et de se perfectionner. Qui sait ce qu'il nous eût donné s'il ne fût mort à quarante ans? Combien d'hommes n'ont produit leurs chefs-d'œuvre que dans la maturité de l'âge! Tous les écrivains, même les plus grands, n'ont pas la miraculeuse précocité de Pascal. A quarante ans, Malherbe et Descartes n'avaient rien produit; ni Bossuet n'avait donné les Oraisons funèbres, ou l'Histoire universelle, ni La Rochefoucauld ses Maximes, ni La Bruyère ses Caractères, ni Fénelon Télémaque, ni La Fontaine ses Fables, ni Molière le Misanthrope, ou Tartuffe, ou l'Avare. Mais ne plaignons pas Rotrou de nous avoir laissé l'exemple d'une mort généreuse, fût-ce en échange de dix chefs-d'œuvre.

Maynard et Racan.

18. Dans l'école de Malherbe, bien inférieure au maître, il faut distinguer avec honneur deux noms: ceux de Maynard et de Racan. Le premier1 n'a pas obtenu toute la réputation qu'il mérite. Sa mauvaise fortune le retint toute sa vie dans des charges obscures, loin de Paris, où il aspira vainement. Mais il avait beaucoup d'esprit, et Malherbe le

1. François de Maynard, né à Toulouse (1582), mort le 28 décembre 1646; il fut une grande partie de sa vie président au présidial d'Aurillac.

proclamait « celui (de ses disciples) qui faisait le mieux les vers ». Sa langue nerveuse et sobre, même un peu sèche, est excellente et bien française. Quelquefois, mais rarement, il a su parler avec mélancolie ou avec éclat la langue de la passion. Mais le plus souvent il est surtout piquant et spirituel, au sens le plus moderne du mot. Cette vivacité de traits frappe d'abord ceux qui lisent encore Maynard: rien n'a vieilli chez lui, rien n'est fané; ses vers semblent écrits d'hier, les uns par un bon écolier d'Alfred de Musset; les meilleurs par Musset lui-même.

Racan1 n'était pas plus richement doué de la nature, mais il vécut dix ans près de Malherbe et fut son disciple assidu et docile; j'ajouterai reconnaissant et respectueux. Ainsi, traduisant les Psaumes, il ne voulut pas recommencer la traduction des psaumes 8 et 128, déjà paraphrasés par le maître, et remplaça par les propres vers de Malherbe ceux qu'il n'osait tenter de faire après lui2. Malherbe rendit un grand service à Racan, ce fut de discipliner sa muse trop facile Racan, sans Malherbe, entraîné par sa verve, eût improvisé toute sa vie des vers éphémères; au lieu qu'il a laissé quelques pages fortement pensées et très purement écrites.

:

1. Honorat de Racan, né à Champmarin, en Anjou (1589), mort en 1670.

2. Les plus célèbres vers de Racan sont traduits exactement de la prose de Malherbe. Celui-ci écrivait, le 29 juillet 1614, à la princesse de Conti: « Ce sera là (au ciel) que les étoiles que vous avez sur la tête seront à vos pieds; là que vous verrez passer les nuées, fondre les orages, gronder les tonnerres au-dessous de vous. Et alors, avec quel mépris regarderez-vous ce morceau de terre dont les hommes font tant de régions, ou cette goutte d'eau qu'ils divisent en un si grand nombre de mers. » Racan, dans l'Ode sur la mort de M. de Termes:

Il voit ce que l'Olympe a de plus merveilleux,
Il y voit à ses pieds ces flambeaux orgueilleux
Qui tournent à leur gré la Fortune et sa roue;
Et voit comme fourmis marcher nos légions
Dans ce petit amas de poussière et de boue,
Dont notre vanité fait tant de régions.

19. Il y a bien des longueurs dans ses Bergeries, interminable pastorale qui fut représentée, croit-on, en 1619; ce drame champêtre est vide de tout intérêt dramatique, mais non dénué de tout agrément. La forme est variée, si le fond est monotone, et les personnages ressemblent à des gens ennuyeux qui diraient de temps en temps des choses exquises. Les défauts du genre ne sont pas imputables à Racan; mais tant de jolis vers sont bien à lui, et tant de pages attrayantes, dont le charme est tout entier dans la profondeur et la vérité du sentiment, rendu avec une parfaite simplicité. L'amour de la campagne est exprimé dans les Bergeries avec beaucoup de naturel; l'auteur aimait sincèrement les bois, les prés, les champs, plus que n'a fait aucun poète en son siècle, sans excepter même La Fontaine. Il passa presque toute sa vie à la campagne, vivant en gentilhomme rustique, ce qui ne l'empècha pas d'être admis à l'Académie française dès la fondation (1635). Après la mort de Malherbe, il ne produisit plus que la traduction des psaumes, publiée en 1651 lorsqu'il était déjà vieux. Ce n'est pas là qu'il faut chercher le vrai Racan. Son œuvre durable est courte, en somme; mais celle de Malherbe est-elle beaucoup plus étendue? II] a eu ses heures d'inspiration personnelle; il a fait deux ou trois fois résonner1 une note très pure, et rare dans notre poésie française; celle de la simplicité parfaite et du naturel absolu, relevés seulement par une pointe d'émotion contenue et comme voilée.

Saint-Amant, Chapelain et Scarron.

20. Nommons au moins ici trois poètes dont les noms ne sont plus guère connus aujourd'hui que comme ceux

1. Ainsi dans la Plainte d'Alcidor, dans les fameuses Stances à Tircis sur la retraite.

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