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de Catinat furent mieux accueillis1; un drame, intitulé Mélanie, dont le pouvoir empêcha la représentation, parce que l'auteur y attaquait les vœux monastiques, fut lu par lui cent fois dans des réunions particulières et lui fit une réputation qui nous étonne aujourd'hui, tant la pièce nous paraît ennuyeuse et plate. La Harpe s'était fait beaucoup d'ennemis par son humeur caustique et sa suffisance; leur acharnement le poursuivit jusqu'à la fin de sa vie, et ce qui est plus singulier, il changea de parti et d'opinions sans désarmer aucun de ses anciens adversaires. Jeté en prison en 1794, La Harpe, qui avait adhéré jusque-là formellement au parti philosophique, et ensuite au parti révolutionnaire, se sentit subitement touché, transformé, converti, et sortit de prison après le 9 thermidor, tout autre qu'il y était entré; l'ancien disciple de Voltaire finit en comblant d'éloges et d'encouragements l'auteur du Génie du Christianisme.

169. Les ouvrages de La Harpe sont oubliés aujourd'hui, sauf un seul, le Lycée; il publia sous ce nom la rédaction d'un cours de littérature professé par lui depuis 1786 dans l'établissement fondé, à cette date, sous le nom de Lycée (plus tard Athénée). La Harpe fut, chez nous, le créateur de la critique littéraire orale, éloquente ou du moins diserte, à la fois grave et mondaine, aisée et studieuse, telle qu'elle a longtemps fleuri dans certaines chaires de l'enseignement supérieur; telle que Villemain et Saint-Marc Girardin dans notre siècle en ont donné les plus éclatants modèles.

1. Mais dans ce genre il n'atteignit pas même au succès bruyant du rhéteur Thomas (1732-1785), cinq fois couronné par l'Académie pour ses empathiques Eloges (du maréchal de Saxe, de d'Aguesseau, de Duguay-Trouin, de Sully et de Descartes). La rhétorique boursouflée de Thomas exerça une fâcheuse influence sur l'éloquence politique à la fin du siècle.

La critique de la Harpe, toute superficielle qu'elle nous paraisse aujourd'hui, était neuve par certains côtés. A sait mal l'antiquité; il ignore tout le moyen âge et les littératures modernes; mais il connaît le xvIe siècle, c quelquefois sent profondément les beautés de certaines œuvres de ce temps; il a bien parlé de Racine dans beat.coup de pages. Après Voltaire, nul n'a plus contribué à enseigner à notre siècle le respect littéraire du siècle de Louis XIV. Il lui manque l'intelligence historique des hommes et des œuvres; jamais il ne place un ouvrage dans le milieu où il a paru; jamais il ne l'éclaire par les circonstances qui l'ont en partie produit. Mais cette source feconde d'observations infinies qui ont renouvelé et agrandi la critique littéraire dans notre temps, n'était presque pas connue au XVIe siècle.

CHAPITRE VIII

Dix-huitième siècle.

Quatrième période (1781-1800).

Beaumarchais.

170. Depuis trente ans, Rousseau, Mably, Raynal, Diderot préparaient, annonçaient, appelaient une révolution générale dans les idées, dans les mœurs, dans les institutions. Elle arriva, et l'événement qui en donna le premier signal fut un événement littéraire. Même avant

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la convocation des états généraux, la Révolution fut commencée, aux yeux de tous les hommes clairvoyants, le jour où Beaumarchais parvint à faire représenter publiquement le Mariage de Figaro (27 avril 1784) contre la volonté formelle du roi Louis XVI.

Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais était né à Paris en 1732; fils d'un horloger, il apprit d'abord le métier paternel, et y réussit assez bien pour entrer à la cour sur le pied d'habile artisan; mais bientôt, poussé d'ambition plus haute, il y achète un office et un titre; afin de mieux railler la noblesse, il se fait noble lui-même; il disait plus tard: « J'ai vingt ans de noblesse prouvée, qui est bien à moi; j'en ai quittance. » Cependant il s'enrichissait par des spéculations financières, avant de se ruiner par le même moyen. A trente-cinq ans, il débute au théâtre; il fait jouer Eugénie (1767), drame composé selon les théories de Diderot, tragédie bourgeoise en prose, toute sentimentale et larmoyante, cinq actes durant. Bientôt, sa fortune et sa réputation sont compromises à la fois par la perte d'un procès considérable; il en intente un autre à ses juges; il écrit contre le rapporteur de son procès, Goezman, quatre Mémoires qui sont un chefd'œuvre dans ce genre de pamphlets. Il avait réussi à confondre sa cause toute personnelle avec l'intérêt public, et à passionner l'opinion en sa faveur. Tel fut le succès des Mémoires que Voltaire, facilement ombrageux, ne put s'empêcher d'en être un peu inquiet pour lui-même : « Ces Mémoires, écrivait-il, sont bien prodigieusement spirituels; je crois cependant qu'il faut encore plus d'esprit pour faire Zaire et Mérope. » Le Parlement condamna les deux parties (26 février 1774). Beaumarchais refusa de céder, et deux ans plus tard parvint à faire annuler la sentence rendue contre lui.

171. Dans l'intervalle, on jouait le Barbier de Seville (27 février 1775), que le Mercure du temps apprécie assez bien dans ces termes : « Cette comédie est un imbroglio comique où il y a beaucoup de facéties, d'allusions plaisantes, de jeux de mots, de lazzis, de satires grotesques, de situations singulières et vraiment théâtrales, de caractères originaux, et surtout de gaieté vive et ingénieuse. »> Ce feu d'artifice éblouit plus qu'il ne charma; la pièce eut peu de succès. Alors Beaumarchais se fait l'éditeur de Voltaire qui vient de mourir, et en même temps il écrit le Mariage de Figaro, pour forcer l'applaudissement public par un coup violent. D'abord Louis XVI lit le manuscrit, et il défend qu'on joue la pièce. Mais en 1784, le roi, pressé par l'opinion publique et par la cour ellemême, lève à regret l'interdiction; la pièce est jouée le 27 avril, et reste à la scène deux ans de suite; dans cette satire audacieuse, toute la haute société du temps, ses principes, sa hiérarchie, ses préjugés, ses croyances, ses goûts, ses travers, tout était honni pêle-mêle avec une verve étourdissante et un esprit entraînant. Tel est l'aveuglement qui précède les grandes crises; l'aristocratie ellemême s'était portée en foule à ce spectacle où elle était bafouée; la pièce n'avait pu paraître au jour que grâce à l'intervention active de quelques grands seigneurs; et tandis qu'on la jouait encore à Paris, le 19 août 1785, le Barbier de Séville fut représenté au Petit-Trianon, par des acteurs illustres, dont faisaient partie la reine elle-même et le comte d'Artois, frère du roi.

Comme beaucoup de ceux qui avaient préparé la Révolution, Beaumarchais ne la trouva point clémente; il connut la prison, l'émigration et l'exil. Sous le Directoire, il rentra en France, mais pour y mourir (le 19 décembre 1799). Avant la chute du trône, il avait fait jouer

sans succès la Mère coupable (1792), suite malheureuse du Mariage de Figaro, mais où les larmes remplacent la gaieté, où la déclamation tient lieu d'esprit.

Chamfort et Rivarol.

172. Dans cette période littéraire si violemment troublée par les événements politiques, les grands écrivains sont rares, les hommes de talent abondent. Chamfort et Rivarol', divisés par leurs opinions et leurs alliances, ont laissé deux noms associés dans une renommée commune; tous deux brillèrent par l'esprit à la veille du jour où l'esprit allait cesser d'être une puissance, et tous deux furent diversement victimes de la Révolution, que l'un avait appelée de tous ses vœux et servie par ses écrits, que l'autre a vivement combattue dès le premier jour. Il n'est guère resté de Chamfort qu'un Éloge brillant de La Fontaine, un Éloge de Molière; et surtout des Pensées, maximes, anecdotes, où l'on a recueilli la fleur de cet esprit vif, aiguisé, mordant, mais amer jusqu'à l'injustice, aigri jusqu'à la misanthropie. Rivarol, qui n'a pas moins de malice, garde un peu plus de bonne humeur, soit dans le Petit Almanach de nos grands hommes (publié en 1788), amusante satire des écrivains contemporains; soit dans les nombreux articles politiques écrits par lui, dans divers journaux, en France d'abord, de 1789 à 1792, puis à Bruxelles, à Londres et à Hambourg, où l'émigration le conduisit. Rivarol a dispersé son talent dans un trop grand nombre d'écrits éphémères, mais il y avait en lui plus que l'étoffe d'un homme d'esprit, ce qui d'ailleurs est déjà quelque chose. Dans un temps plus favorable aux études, il aurait pu devenir un critique littéraire éminent,

1. Chamfort (1741-1794).

Rivarol (1753-1801).

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