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lit avec enthousiasme les premiers jours et les séduisantes promesses de la Révolution; désenchantée bientôt, elle dut fuir, après les journées de septembre. Elle revint à Paris sous le Directoire et joua un moment un rôle politique important; elle inspirait et dirigeait Talleyrand, Benjamin Constant; elle essayait de lutter en faveur des libertés constitutionnelles, des droits des Chambres élues. Mais le Consulat l'exila; elle se réfugia à Genève, d'où elle passa en Italie. Cependant elle avait publié, en 1800, son livre De la littérature considérée dans ses rapports avec l'état moral et politique des nations, où elle expose avec une grande abondance de vues et de pensées ingénieuses la théorie douteuse de la perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine dans les lettres et les arts. C'était la doctrine des défenseurs des Modernes, reprise au XIXe siècle, avec une variété d'arguments, de comparaisons, de connaissances qui avait manqué à Perrault et à La Motte. Deux romans, Delphine (1802), Corinne (1807), où Mme de Staël s'est deux fois peinte elle-même dans ses deux héroïnes, apprirent à ses admirateurs que l'imagination chez elle était aussi brillante que la raison était mûre, et le jugement sérieux. Corinne abonde en descriptions des monuments et des paysages italiens, qui, sans atteindre à la richesse et à la précision des descriptions de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, témoignent d'une intelligence largement ouverte à l'admiration impartiale de tout ce qui est grand et beau dans tous les temps et chez tous les peuples.

189. Mais de tous les ouvrages de Mme de Staël, celui qui exerça la plus durable influence, et qu'à ce titre on peut regarder comme son chef-d'œuvre, c'est son livre De l'Allemagne (1810), qui fut si violemment persécuté par la censure impériale. Dans cet écrit, véritablement neuf

et original, une nation étrangère, avec sa littérature et ses arts, son caractère propre et ses mœurs traditionnelles, était étudiée pour la première fois en France, non plus selon nos idées, mais pour ainsi dire selon les siennes. L'auteur avait senti que, pour bien comprendre et faire comprendre un pays ou un homme, il faut se placer, par la science et l'imagination, dans les conditions où cet homme, ce pays, ont vécu; principe fécond d'où est née la critique moderne, historique et littéraire, si différente de la critique ancienne qui n'était que l'application de notre goût personnel aux œuvres d'autrui. Celle-ci se proposait d'abord de juger; celle-là tâche surtout de comprendre et laisse volontiers le soin de juger au lecteur.

La chute de l'Empire ramena Mme de Staël en France; mais elle ne survécut que deux ans à la seconde Restauration. Lorsqu'elle mourut (1817) elle venait d'achever les Considérations sur la Révolution française, son testament politique, où, malgré les déceptions et les traverses dont les événements publics avaient semé toute sa vie, elle juge avec sérénité les hommes et les choses de son époque, et affirme sa foi profonde en la justice et la raison humaines.

Joseph de Maistre.

190. Dans le temps où paraissaient le Génie du Christianisme, les Martyrs, l'Itinéraire, un grand écrivain soutenait la même cause et défendait les mêmes idées par des procédés très différents. Le comte Joseph de Maistre',

1. Joseph de Maistre (1754-1821). Considérations sur la France (1796). Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1810). Du Pape (1819). Soirées de Saint-Pétersbourg (1821). De l'Eglise gallicane (1821). Posthumes: Examen de la philosophie de Bacon (1856). Lettres (1851). Mémoires politiques (1858), etc.- Son frère, Xavier de Maistre (1763-1852), servit en Russie: il a écrit des nouvelles et des ouvrages humoristiques dans un style agréable, et il est encore maintenant beaucoup plus lu que son aîné. Le Voyage

né à Chambéry, était magistrat dans sa ville natale et sujet du roi de Sardaigne. Il refusa de devenir Français quand la Savoie fut annexée; toutefois sa vie entière s'écoula à méditer et à écrire sur l'histoire de notre pays, et son style le fait Français, malgré lui. En 1796, il publia les Considérations sur la France, où il prédisait la Restauration; mais elle se fit attendre beaucoup plus qu'il n'avait pensé. C'est le défaut de l'auteur, dans tous ses ouvrages, de parler au nom de la Providence comme s'il avait eu entrée dans ses conseils. Mais il le fait avec une vraie éloquence, une conviction sincère et dans un style excellent. Tout le livre était rempli d'un esprit de réaction violente contre le xvie siècle, et telle que Chateaubriand lui-même, six ans plus tard, devait se montrer beaucoup moins audacieux. Un homme qui avait vécu entièrement en dehors du monde littéraire et de l'influence voltairienne pouvait seul écrire ainsi. Cet isolement fait en partie la force et l'originalité du comte de Maistre, mais aussi sa faiblesse; un écrivain fermé à ce point à toute influence extérieure, et enfoncé dans ses propres idées, hasarde souvent des paradoxes pour des axiomes, et le livre des Considérations est semé de paradoxes.

Ministre du roi de Sardaigne à la cour de Russie, il écrivit, à Saint-Pétersbourg l'Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1810), où il fait découler toute autorité de la monarchie, tempérée par l'aristocratie; le livre intitulé Du Pape, publié seulement en 1819, où il veut fonder la paix du monde sur la garantie qu'offrirait une autorité à la fois temporelle et spirituelle, supérieure à toutes les autres et qui serait reconnue au souverain pontife; les Soirées de Saint-Pétersbourg (publiées seu

autour de ma chambre (1794). Le lépreux de la cité d'Aoste (1811). La jeune Sibérienne, les Prisonniers du Caucase (1815), etc.

lement en 1821); ce sont des entretiens philosophiques et moraux dont l'idée principale est celle-ci : que tout homme étant coupable, le mal qui existe ici-bas s'explique surabondamment par le châtiment qui doit suivre et punir toute faute. Dans tous ses ouvrages, l'auteur rappelle souvent Rousseau, qu'il haïssait; il le rappelle par ses qualités et par ses dé'auts; comme lui, il affirme trop aisément comme prouvées des assertions douteuses; comme lui, à force d'éloquence, il réussit souvent à prêter un faux caractère d'évidence à des prémisses qu'il n'a pas démontrées. Les Lettres du comte de Maistre, autant sa correspondance privée que sa correspondance diplomatique, publiée depuis sa mort (1851 et 1858) ont un peu modifié l'idée qu'on se faisait du personnage et ont agréablement adouci sa physionomie hautaine et sévère. Il s'y montre, en effet, homme d'esprit, homme de cœur, père tendre et clairvoyant, diplomate ingénieux, homme du monde accompli; ouvert au goût des arts, de la poésie, de la conversation; en somme, une des plus belles intelligences de ce siècle et (n'étaient quelques pages de ses livres où le procédé oratoire l'entraîne à affecter une certaine dureté) une des plus aimables1.

La littérature de l'Empire.

191. Joseph de Maistre, vivant à l'étranger, fut, de son vivant, presque inconnu en France. Mais Chateaubriand lui-même et Mme de Staël furent très loin d'exercer d'abord une grande influence sur la littérature, et certainement ils obtinrent moins de crédit qu'ils n'excitèrent d'admiration.

1. Un contemporain de Joseph de Maistre, le vicomte de Bonald, (1754-1840) exposait les mêmes doctrines, mais dans une forme différente, et plutôt en philosophe et en métaphysicien qu'en homme d'État. Son style, moins original, est remarquable par sa fermeté, Ses principaux ouvrages sont la Théorie du pouvoir politique et religieux (1796), et la Législation primitive (1802).

Chateaubriand, jusqu'après la fin de l'Empire, ne fut pleinement apprécié que d'un petit nombre d'amis. Parmi eux nommons au moins le confident discret qui surveilla l'essor de la gloire du maître et lui prodigua d'excellents conseils de conduite et de style, dont l'auteur du Génie du Christianisme profita même beaucoup.

Joseph Joubert fut un de ces esprits délicats et curieux, qui sentent et qui goûtent vivement toutes les belles choses, mais qu'une certaine langueur d'esprit et de corps empêche de produire eux-mêmes; ils traversent la vie en spectateurs intelligents du drame ou de la comédie qui s'y joue; mais ils refusent d'y accepter pour leur part plus qu'un bout de rôle; ils le disent, il est vrai, d'une façon exquise, qui en centuple la valeur. Encore voudraient-ils qu'on le leur donnât plus court: «S'il est un homme, écrit Joubert, tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c'est moi. » Il n'a rien publié; il a laissé seulement quelques essais manuscrits d'où Chateaubriand tira un volume de Pensées qui virent le jour en 1826. Plus tard le recueil s'est accru de maximes, d'essais, de lettres, jusqu'à former deux volumes. Mais le plus fin et le meilleur était enlevé déjà et connu. Il faut louer sans restriction le fond dans ces Pensées. La plupart sont justes, et expriment une âme très noble et très généreusé, un esprit des plus larges, et des plus capables de tout comprendre et de tout embrasser. Joubert avait été l'élève de Diderot en 1778, avant de devenir le conseiller de Chateaubriand en 1800; il sut entendre et admirer l'un et l'autre, malgré une préférence du cœur pour l'esprit et l'œuvre du second. La forme des Pensées est moins irréprochable;

1. Né en 1754 dans le Périgord, mort à Paris en 1824.

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