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fection où Balzac lui-même n'atteint pas souvent. Mais Flaubert a prétendu l'étendre à des restitutions historiques et archéologiques comme ce roman carthaginois. de Salammbó, coloré comme un poème d'Hugo, précis et << documenté » comme un mémoire d'Institut. L'écueil d'une telle tentative, c'est la froideur, quelquefois l'ennui; Salammbô n'y échappe pas. Comme on ne saurait étudier les civilisations lointaines par les procédés d'observation directe, applicables seulement aux mœurs contemporaines, on ne saurait évoquer l'âme et l'aspect de Carthage punique avec autant de sûreté qu'on décrit un bourg normand au milieu du XIXe siècle. Il faut laisser ces restitutions aux purs romantiques, qui nous donneront la couleur sans vérité, ou aux purs érudits, qui nous fourniront la vérité sans couleur.

214. Deux frères, Edmond et Jules de Goncourt', ont exagéré les doctrines de plusieurs de leurs contemporains, en croyant qu'ils les inventaient. Ils ont méthodiquement enseigné et pratiqué l'art de faire un roman avec des notes enfilées, et érigé en principe le désordre qui s'ensuivait. Ils ont poussé l'amour de la couleur dans le style jusqu'à vouloir colorer tous les mots (quoique la logique exige peut-être des mots incolores, pour exprimer des rapports abstraits). Leur œuvre vieillira tôt, trop difficile à comprendre et à goûter, aussitôt qu'auront disparu les modes éphémères qu'elle reflétait. Mais il serait injuste de nier qu'elle renferme des pages brillantes, qui solliciteront toujours la curiosité des lecteurs raffinés.

1. Edmond de Goncourt, né à Nancy en 1822, mort en 1896. Jules de Goncourt, né à Paris, en 1830, mort en 1870. Renée Mauperin (1864). Germinie Lacerteux (1865). Manette Salomon (1867), etc. Nombreuses études sur le xviie siècle.

Alphonse Daudet', admirateur des deux frères, qu'il saluait comme ses maîtres, les a beaucoup dépassés, non seulement par le succès, mais par le talent. Il a eu le don suprême du dramaturge et du romancier, don souhaité de tous, mais fait à très peu d'élus il crée des figures vivantes, qu'on n'oublie plus jamais quand on les a vues une fois dans ses livres. Et ces enfants de son imagination nous semblent presque plus réels que les gens que nous connaissons; ils ont, du moins, une vie plus distincte et plus intense. A cette qualité merveilleuse, il joignait une sensibilité contagieuse; et, sans intervenir personnellement dans son œuvre, il y mettait toute son âme, et c'est par là qu'elle est si touchante. D'autres ont fait preuve d'une psychologie plus profonde, mais non plus captivante. Son style ému, tourmenté, parfois peu correct, et d'une syntaxe un peu capricieuse, pourrait inquiéter pour l'avenir les amis de sa gloire; mais ce qui les rassure, c'est que ces défauts ne proviennent pas chez lui de la négligence ou d'un parti pris fâcheux. Ils naissent de l'émotion trop vive de fauteur; ils sont un gage de sa sincérité. D'admirables qualités les compensent d'ailleurs; et le mouvement général de l'œuvre, entraînant le lecteur, lui laisse à peine le loisir d'observer ces taches légères.

215. M. Émile Zola, avec plus de force peut-être, a beaucoup moins de charme. De tous les romanciers réalistes ou naturalistes, il est celui qui afficha le plus hau

1. Né à Nîmes (1840), mort en 1897. Le Petit Chose (1868). Les Aventures merveilleuses de Tartarin de Tarascon (1872). Fromont jeune et Risler aîné (1874). Jack (1876). Le Nabab (1877). Les Rois en exil (1879). Numa Roumestan (1880), etc.

2. Né à Paris, en 1840. A fait en vingt romans l'Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire: les Rougon-Macquart (1871-1893).

tement la prétention de faire du roman une œuvre scientifique, une « contribution » aux recherches physiologiques d'un Claude Bernard ou d'un Brown-Séquard. Les vrais savants n'ont pas paru prendre au sérieux ce laboratoire auxiliaire, où une « famille » chimérique fut trente ans mise en observation et sommée de livrer au romancier la raison « scientifique » de ses vertus et surtout de ses vices, de ses tares, de ses ridicules, de ses déviations monstrueuses. Dans ce cadre spécial, l'auteur a enfermé de larges tableaux, qui, parfois, le débordent; car s'il excelle en quelque chose, c'est bien plus à retracer les ensembles qu'à faire vivre un individu; à ébaucher à grands traits les mouvements d'un groupe et d'une foule dont la psychologie collective est tout élémentaire, plutôt qu'à démontrer le jeu et les ressorts d'une âme un peu complexe. Quoique l'imagination soit courte et pauvre chez M. Zola, comme il a un don singulier de grossir et de gonfler le peu qu'il invente, on ne peut nier qu'il donne au moins l'illusion de la force. Son style est mauvais, mais n'est pas ennuyeux, et sa couleur, crue et voyante, est quelquefois d'un grand effet. Les grossièretés dont il lui a plu d'émailler son œuvre, si elles ont pu servir au succès, n'étaient pas nécessaires à son talent. Tel de ses romans qui en est tout à fait exempt ne vaut pas moins que les autres, et même s'est vendu au

tant1.

1. Notre livre est trop petit pour faire mention de tous les romanciers qui ont écrit avec succès, dans la seconde moitié du siècle. Nommons au moins Jules Sandeau, né à Paris, en 1811, mort en 1885. M. Victor Cherbuliez, né à Genève en 1840, mort en 1900. M. Anatole France (né à Paris, en 1844), tout imprégné du xviire siècle et dont le style a un charme vraiment attique. M. Pierre Loti (né à Rochefort en 1850), proprement paysagiste sentimental, plutôt que romancier, mais exquis dans ce genre restreint. Guy de Maupassant, surtout nouvelliste; écrivain excellent, mais penseur un

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Le théâtre Augier. Dumas, etc.

216. La décadence du romantisme au théâtre sembla d'abord profiter à une résurrection de la tragédie classique ou se croyant telle. Lucrèce, de Ponsard, fut bruyamment applaudie (1845); en même temps qu'une actrice incomparable, Rachel, ramenait la foule enthousiaste aux représentations, depuis longtemps désertées, de Corneille et de Racine. Mais Ponsard lui-même sentit bientôt l'impossibilité de faire revivre artificiellement un genre littéraire hors du milieu qui l'avait produit. Tout son théâtre depuis Lucrèce fut un ingénieux essai de compromis entre la tradition classique et les aspirations modernes ; il s'efforça d'emprunter aux maîtres anciens leur style; aux romantiques, le mouvement scénique, l'intérêt poignant; à ses contemporains l'exacte expression de la vérité humaine. Il reprenait ainsi avec plus de vigueur, et peutêtre moins de facilité, la tentative essayée par Casimir Delavigne durant l'ère précédente. Comme Casimir Delavigne, il obtint de brillants succès que ne suivra pas sans doute une renommée durable. A tort ou à raison la postérité n'aime pas les œuvres composites'.

217. Autant qu'il est permis d'assigner des rangs à ses contemporains, ceux qui resteront comme les maîtres de la scène durant cette seconde moitié du siècle, ceux dont l'œuvre dramatique représentera le plus vivement l'état

peu écourté, né en 1850, mort en 1893. M. Paul Bourget, né à Amiens en 1852, romancier mondain comme Feuillet, mais psychologue plus minutieux.

1. François Ponsard, né à Vienne (Isère) en 1814, mort en 1867. Lucrèce (1845). Charlotte Corday (1850). L'Honneur et l'Argent (1855). Le Lion amoureux (1866), etc.

de notre théâtre, entre 1850 et l'époque où nous sommes parvenus, ce sont Émile Augier et Alexandre Dumas fils. Tous deux sont nettement réalistes; le premier l'est devenu, avec son temps, après un peu d'hésitation, et quelques concessions au romantisme expirant; le second le fut toujours, et dès la première heure. Tous deux cherchent à obtenir la vérité par la vigueur dans l'analyse des faits et des causes, par la précision pittoresque des détails dont ils encadrent l'action. Tous deux, ayant renoncé au drame historique, définitivement épuisé, suspect de ne comporter qu'une vérité conventionnelle et transitoire, peignent exclusivement les mœurs contemporaines; de préférence dans ce qu'elles ont de violent et de déréglé; mais sans négliger de mettre en scène le ridicule à côté du vice, et les simples travers du cœur à côté de ses pires noirceurs. Tous deux ont fait rire et ont fait pleurer, souvent dans la même pièce et quelquefois dans la même scène; mais ils ont pratiqué ce mélange du comique et du pathétique avec plus d'adresse que n'avaient fait les romantiques. Le premier, Augier', a eu le rare honneur de créer quelques figures qui resteront, qui vivent, même en dehors des comédies où il les avait incarnées; il excelle surtout à peindre les désordres et les ridicules qui naissent, dans la société moderne, de l'importance excessive que l'argent y a usurpée. Sa langue dramatique est éclatante et solide; manquant un peu, quelquefois, de souplesse dans la prose, et surtout de poésie dans les vers, mais excellente au théâtre, où le style n'exige pas une perfection aussi délicate que celle qui convient au livre. Il n'était pas poète; il eut tort d'écrire en vers; son excuse est qu'une tradi

1. Émile Augier, né à Valence (Drôme) en 1820, mort en 1889. L'Aventurière (1848). Gabrielle (1849). Le Gendre de M. Poirier (1856). Les Effrontés (1861). Le Fils de Giboyer (1862). Maitre Guérin (1864). Madame Caverlet (1867). Les Fourchambault (1878)↓

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