Images de page
PDF
ePub

avec les gens de lettres les plus en renom à cette époque: Balzac, Voiture, Chapelain, Conrart. Il fut académicien dès l'origine de la compagnie, et chargé de préparer le Dictionnaire. Quand il mourut, en 1650, ne laissant que des dettes, quoique sa vie fût fort modeste, ses créanciers saisirent tout chez lui, y compris les papiers relatifs au Dictionnaire; la compagnie se les fit restituer par sentence du Châtelet.

24. Toute la vie de Vaugelas fut consacrée à étudier et à perfectionner notre langue. Le xvre siècle s'était occupé surtout de grossir le vocabulaire; le xvie fut plus désireux de le régler et de l'épurer. Le premier qui ait eu souci de la pureté de la langue, c'est Malherbe; après lui, l'hôtel de Rambouillet et l'Académie française, Balzac et surtout Vaugelas, continuèrent ce travail de recherche et d'épuration. Vaugelas ne publia ses Remarques sur la langue française qu'en 1647; mais sa réserve et sa modestie n'empêchaient pas que depuis longtemps son autorité fût établie dans ce domaine. « Quoiqu'il fût très versé dans notre langue, dit Mme de Rambouillet (citée par le Père Bouhours), et que la cour l'écoutât comme un oracle, il se défiait de ses propres lumières,

1. Sur Balzac et Voiture, voyez tome I, pages 257 et 260. Sur Chapelain, voy. ci-dessus, page 24. Valentin Conrart (1603-1675), premier secrétaire perpétuel de l'Académie française. Il n'a rien publié, et Boileau a rendu fameux son silence prudent. En revanche, il écrivait beaucoup les matériaux manuscrits rassemblés par ses soins forment quarante-deux volumes in-folio qui sont déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, à Paris.

2. Dominique Bouhours, jésuite et grammairien (1628-1702); il a écrit les Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671); Doutes et Nouvelles remarques sur la langue française (1674); De la manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit (1687). Ces ouvrages, où il est question de tout, de morale et de religion, de grammaire et de goût, de poésie et d'histoire, eurent beaucoup de succès dans leur temps.

il profitait de celles d'autrui; il ne faisait jamais le maître, et bien loin de se croire infaillible en fait de langage, il doutait de tout, jusqu'à ce qu'il eût consulté ceux qu'il estimait plus savants que lui. » C'est ce caractère de l'auteur, peint dans son livre, qui faisait dire à Pellisson1 « qu'il y a dans tout le corps de l'ouvrage je ne sais quoi d'honnête homme; tant d'ingénuité et tant de franchise, qu'on ne saurait s'empêcher d'en aimer l'auteur.» En effet, chez tous les grammairiens du xvre siècle, il y a quelque chose de rogue, et qui sent le pédant et le magister. Vaugelas n'a rien de ce caractère; il est homme du monde avant tout. Dans la préface de son livre, il se défend vivement d'avoir jamais songé à imposer des lois à ses contemporains: « Car à quel titre et de quel front prétendre un pouvoir qui n'appartient qu'à l'Usage, que chacun reconnaît pour le maître et le souverain des langues vivantes? » Plus loin, il dit que « son dessein n'est pas de réformer notre langue ni d'abolir des mots, ni d'en faire; mais seulement de montrer le bon usage de ceux qui sont faits, et s'il est douteux ou inconnu, de l'éclaircir et de le faire connaître »>.

25. Mais qu'est-ce que l'usage, et quel mot plus vague, tant qu'on ne l'a pas défini? « Il sera toujours vrai, dit Vaugelas, qu'il y a un bon et un mauvais usage; que le mauvais sera composé de la pluralité des voix, et le bon de la plus saine partie de la cour et des écrivains du temps; qu'il faudra toujours parler et écrire selon l'usage qui se forme de la cour et des auteurs, et que lorsqu'il sera douteux et inconnu, il en faudra croire les maîtres de la langue et les meilleurs écrivains. » Mais qui sont les << maîtres de la langue » et qui sont « les bons écrivains »?

1. Voy. ci-dessous, § 106.

Il n'est facile en aucun temps de fixer les limites où commence et finit le bon usage ou le mauvais. On ne saurait même accepter sans quelques réserves ces assertions de Vaugelas sur l'omnipotence et le droit absolu de l'usage. On peut réclamer modestement contre l'usage, quand l'usage a tort; on le peut faire au nom de la raison, et surtout au nom de l'histoire de la langue et de l'étymologie des mots, que Vaugelas ignore ou dédaigne à l'excès. Ainsi l'usage de son temps autorisait certaines locutions ou certains termes barbares que Vaugelas accepte par respect pour ce tyran recouvert pour recouvré; paralelle, orthographe absurde (pour parallèle); il permet aux femmes de dire : Voilà une belle ouvrage! Il condamne des mots excellents, comme magnifier, seulement parce qu'ils sont vieux.

26. Malgré ces petites faiblesses, Vaugelas a certainement rendu service à la langue française. Il l'a défendue, après Henri Estienne et Malherbe1, contre l'invasion étrangère des mots italiens et espagnols, contre celle des locutions provinciales, contre la vogue du langage burlesque ou trivial, qui gagnait jusqu'à la cour. Il a eu un souci exagéré de la noblesse du langage; mais à ce prix il a beaucoup contribué à en assurer l'unité; il a ainsi sa part d'honneur dans l'établissement de cette belle langue classique qu'ont parlée nos grands écrivains dans la seconde moitié du siècle; mais pour n'avoir pas su assez bien le passé de la langue française, il lui a donné dans le présent cette base trop étroite et trop mobile de l'usage. L'ignorance absolue de l'histoire de la langue est le plus grand défaut de Vaugelas. Il croit le français issu du gaulois! Heureusement pour sa renommée, l'érudition était en dis

1. Voir tome I, pages 201 et 225.

crédit à l'époque où parurent les Remarques, et ses contemporains ne savaient pas mieux que lui ce qu'il ignorait. Aussi lui reprochent-ils de trop accorder au goût des femmes en fait de langage; de multiplier les règles gênantes, de contredire parfois l'usage en prétendant lui soumettre tout; de manquer de respect envers d'excellents écrivains qui ont su le bon usage aussi bien que luimême; et nulle part on ne voit qu'on lui ait reproché son ignorance de l'ancien français et des origines de la langue.

27. L'influence de Vaugelas fut grande et son crédit considérable. Pellisson écrivait dès 1652 : « Il n'y a presque personne qui ne trouve dans les Remarques quelque chose contre son sentiment; cependant on connaît bien qu'elles s'établissent peu à peu dans les esprits et y acquièrent de jour en jour plus de crédit. » Saint-Évremond', qui s'était d'abord moqué de Vaugelas dans sa comédie des Académistes, le mit plus tard au rang des écrivains qui ont mis notre langue dans sa perfection ». Racine, exilé à Uzès, lisait, relisait et annotait Vaugelas, pour ne pas oublier le français au sein de la barbarie; Boileau proclame Vaugelas « le plus sage de nos écrivains »>; Perrault déclare que plusieurs gens de province savent les Remarques par cœur : « Ils n'en parlent pas mieux pour cela », ajoute-t-il malicieusement. Mais l'anecdote montre au moins l'immense crédit du grammairien. Ménages et le Père Bouhours, qui, durant la seconde

1. Voy. ci-dessous, § 104.

2. Voy. ci-dessous, § 108.

5. Gilles Ménage, né à Angers (1603), mort à Paris (1692). Origines de la langue française (1650); Observations sur la langue française (1673), etc. Il était fort érudit, mais pédant et quinteux. Molière l'a joué dans le Vadius des Femmes savantes. C'est Ménage qui apprit le latin à Mmes de La Fayette et de Sévigné.

moitié du siècle, à l'exemple de Vaugelas, publient leurs ouvrages sur la langue française, sous cette même forme de remarques ou observations détachées, contredisent leur prédécesseur sur quelques points de détail, mais au fond suivent ses procédés et conservent sa doctrine; et Bouhours appelle Vaugelas : « l'oracle de la France durant sa vie, qui l'est encore après sa mort, et qui le sera tant que les Français seront jaloux de la pureté et de la gloire de leur langue ». La première édition du Dictionnaire de l'Académie, publiée en 1694, contredit bien rarement l'autorité de Vaugelas; et dix années plus tard, deux académiciens, Regnier-Desmarais et Thomas Corneille1, au nom de l'Académie, donnaient une édition des Remarques enrichie des observations de la compagnie.

Mais, chose singulière, l'écrivain qui, sans y penser, a le plus fait pour immortaliser parmi le public le moins lettré le nom de Vaugelas, est en même temps celui qui a le plus contribué, involontairement sans doute, à défigurer la physionomie du grammairien. Dans les Femmes savantes de Molière, Vaugelas est nommé cinq fois comme l'idole de deux folles pédantes. Molière a donné ainsi à beaucoup de gens une idée fausse d'un homme qui n'eut jamais en lui le moindre grain de pédantisme.

Descartes.

28. René Descartes, né à la Haye, entre Tours et Poitiers, le 31 mars 1596, fils d'un gentilhomme ancien officier et conseiller au parlement de Rennes, fut élevé avec soin au collège des jésuites de La Flèche; mais tout en

-

1. Sur Thomas Corneille, voy. § 69. Régnier-Desmarais (16321713), secrétaire perpétuel de l'Académie française, auteur d'une Grammaire française (1705) que l'Académie approuva.

« PrécédentContinuer »