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d'affecter cette vanité. M. de Coulanges écrivait à Bussy1 (le 27 août 1675) « Pendant votre séjour à Paris je vous conseille de vous faire instruire de la philosophie de Descartes mesdemoiselles de Bussy l'apprendront plus vite qu'aucun jeu. Pour moi je la trouve délicieuse; non seulement parce qu'elle détrompe d'un million d'erreurs, mais encore parce qu'elle nous apprend à raisonner juste. Sans elle nous serions morts d'ennui dans cette province. >>

Ainsi la mode est en tout temps la même, incurable dans sa frivolité. Mais Descartes ne saurait être rendu responsable des enfantillages de tant de disciples qu'il eût désavoués lui-même. Au reste la réaction contre sa méthode et ses principes ne tarda pas à se produire; l'Académie des sciences, à l'époque de sa fondation (1666), était tout entière cartésienne; un demi-siècle plus tard elle était devenue tout entière newtonienne. L'influence de Descartes avait été moins durable en philosophie que dans la littérature, où elle dure encore. Certaines qualités de l'esprit français semblent lui venir de Descartes. Le premier il donna le modèle de la clarté parfaite, de l'ordre et de la précision continues; il sut composer, développer méthodiquement une pensée, enchaîner avec logique une suite de pensées, rejeter le fatras de l'érudition. Il méprisait les livres, peut-être à l'excès; tant d'autres avant lui les avaient trop haut prisés! Il n'estimait pas beaucoup plus l'observation des faits. Il ne voulait d'autre autorité que celle de sa raison. Cette méthode a ses dangers Descartes habitua son siècle à négliger l'étude du monde extérieur pour écouter seulement la

1. Le marquis de Coulanges (1631-1716), parent de Mme de Sévigné, écrivait des chansons agréables. Bussy-Rabutin (1618-1693), cousin de Mme de Sévigné, a laissé des Mémoires et des Lettres d'un grand intérêt. Il était entré à l'Académie française en 1665.

voix de la pensée intime et de la réflexion personnelle. La tendance exclusivement psychologique des œuvres littéraires de cette époque est due en partie à l'influence de Descartes.

Pascal.

33. Nous avons dit que l'école janséniste de Port-Royal1 avait suivi en philosophie la voie ouverte par Descartes. Seul Pascal refusa de s'y engager; cependant Pascal, comme Descartes, fut un savant du premier ordre, mais doué d'un génie très différent, quoique au moins égal. Pascal fut toujours frappé de la faiblesse de la raison humaine, sur laquelle Descartes appuyait tout son système. L'un et l'autre ils cherchent Dieu, mais Descartes le cherche surtout pour satisfaire l'anxiété de son esprit; Pascal, pour remplir le vide affreux de son cœur. Celui-ci écrit : « Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d'une première vérité en qui elles subsistent, et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut. »

Il était né à Clermont-Ferrand, le 19 juin 1623. Amenė tout enfant à Paris, élevé par un père qui était lui-même un savant homme, il étonna et effraya les siens par la merveilleuse précocité de son intelligence. On sait com

1. Port-Royal est une célèbre abbaye de Bernardines fondée en 1204, près de Chevreuse, à six lieues de Paris; réformée en 1602 par l'abbesse Angélique Arnauld, sœur du célèbre Antoine Arnauld (voy. ci-dessous, § 39). En 1626, les religieuses furent transférées à Paris. Plusieurs hommes d'étude et de piété, qui appartenaient tous à l'opinion janséniste, et pour la plupart à la famille et aux amis d'Arnauld), s'établirent à Port-Royal, y ouvrirent des écoles (où Racine fut leur élève), y écrivirent des ouvrages d'éducation, de science et de polémique religieuse. Les religieuses revinrent plus tard à Port-Royal; mais leur maison fut supprimée et les bâtiments détruits en 1710.

ment à douze ans il avait restitué seul, sans guide et sans livre, les éléments de la géométrie. A seize ans, il écrivait un Traité des sections coniques, dont s'émerveillaient les savants amis de son père. Jusqu'à trente ans sa vie fut vouée tout entière aux recherches scientifiques. Il construisit une « machine arithmétique » pour résoudre mécaniquement une multitude d'opérations. Il répéta les expériences de Torricelli sur la pesanteur de l'air et en précisa les résultats. Sa santé était déjà ébranlée, mais son ardeur lui tenait lieu de force.

Jusque-là sa vie avait été strictement chrétienne, mais ses heures avaient appartenu à la science au moins autant qu'à la piété. A trente ans des relations de famille l'amenèrent à Port-Royal, il devint bientôt un fervent disciple des doctrines jansénistes sous la direction d'Arnauld, de Nicole, de Saci, de l'abbé Singlin.

34. A cette époque le pape Innocent X venait de condamner (1653) cinq propositions qui lui avaient été déférées par la Faculté de théologie de Paris, comme extraites de l'Augustinus, ouvrage posthume de Jansėnius, évêque d'Ypres. Un ami de Jansenius, l'abbé de Saint-Cyran, avait introduit sa doctrine dans l'abbaye de Port-Royal vers 1636, et beaucoup de prêtres ou de gens du monde, affiliés à cette célèbre maison, avait adhéré aux mêmes idées.

Le Jansénisme faisait très petite la part de la libertė humaine dans les actions de notre vie, et très grande celle de la grâce; et par une apparente contradiction, cette doctrine qui niait, ou peu s'en faut, le libre arbitre, et par conséquent la responsabilité personnelle, inspirait à ses sectateurs une morale et une conduite des plus austères. Tremblant toujours d'être rejetés par la justice divine, et d'être destitués de la grâce indispensable au salut, ils

traversaient la vie dans une grande tristesse religieuse, plus respectable qu'attrayante.

Les jansénistes ne voulaient pas cesser d'être catholiques. Ils se soumirent à la condamnation du pape, mais soutinrent que les cinq propositions n'étaient pas dans Jansenius. Antoine Arnauld, prêtre et docteur en Sorbonne, ayant défendu vivement cette distinction, fut déféré à la Faculté de théologie, qui l'exclut de son sein, à l'instigation des Jésuites.

35. Pascal, son ami, son disciple, prit immédiatement la défense d'Arnauld. Il écrivit la première Lettre provin ciale, datée du 23 janvier 1656: dix-sept autres suivirent; la dernière est datée du 24 mars 1657. Ces fameuses lettres sont ainsi nommées parce que les premières étaient censées écrites « par Louis de Montalte » (pseudonyme de Pascal) « à un provincial de ses amis ». Les dernières s'adressent « aux R. P. Jésuites ». Pascal dérobait son nom. Mais il fut bientôt devinė : « Cette manière d'écrire naturelle, naïve et forte en même temps, écrit Mme Périer, sa sœur, lui était propre et si particulière, qu'aussitôt qu'on vit paraître les Lettres au provincial, on vit bien qu'elles étaient de lui, quelque soin qu'il eût toujours pris de le cacher même à ses proches. »

Dans les trois premières lettres Pascal se borne à défendre Arnauld; mais dès la quatrième, il prend l'offensive, et attaque ses ennemis, d'abord les casuistes, et leur morale relâchée; bientôt plus ouvertement les Jésuites. Jusque-là, la polémique théologique, écrite en latin, ne s'adressait qu'aux théologiens; Pascal fut le premier qui appela les gens du monde à entendre discuter les matières religieuses, comme Descartes, vingt ans plus tôt, les avait conviés à s'intéresser aux recherches philosophiques. Le succès fut immense; ainsi encouragé,

Pascal apporta un soin de plus en plus délicat à parfaire la forme de cette sorte de pamphlet périodique; il y fit preuve des qualités de style les plus rares il y unit la logique à l'agrément, l'énergie à la souplesse; il y fut tour à tour véhément, plaisant, indigné, dédaigneux. Voltaire a dit « Toutes les sortes d'éloquence sont renfermées dans ce livre. » La prose française n'avait pas encore donné un ouvrage aussi achevé. Il n'avait eu de modèle dans aucune littérature; et Boileau lui-même, qui mettait les anciens fort au-dessus des modernes, convenait que les Grecs et les Romains n'ont rien écrit qui ressemble aux Provinciales.

36. C'est au lendemain des Provinciales que Pascal conçut le dessein d'écrire une apologie de la religion chrétienne. Cet ouvrage inachevé est devenu les Pensées. Au XVIe siècle et encore au xvie, Pascal fut surtout l'auteur des Provinciales. Au XIXe il est surtout l'auteur des Pensées, ce qui est justice. Un pamphlet, si admirable qu'il soit, vieillit toujours un peu, avec l'apaisement des disputes dont il était l'écho ou le boute-feu. Mais les choses dont Pascal nous parle dans les Pensées ne vieillissent jamais; c'est le mystère qui enveloppe notre origine et notre destinée; c'est le contraste effrayant de la grandeur de l'homme avec son infirmité.

On sait comment s'est formé le livre que nous nommons improprement les Pensées de Pascal. Lorsque Pascal mourut, à trente-neuf ans1, après de longues années de souffrances patiemment endurées, on recueillit un grand nombre de notes éparses, écrites confusément dans les intervalles que la maladie du corps avait laissés libres à

1. Né à Clermont-Ferrand le 19 juin 1623, Pascal mourut à Paris le 19 août 1662.

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