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72. En même temps qu'il prononçait ses sermons et de nombreux panégyriques des saints, Bossuet, qui avait déjà fait l'oraison funèbre de plusieurs particuliers, fut invité à prononcer celle de la reine d'Angleterre, tante de Louis XIV; et peu de mois après, celle de la fille de cette reine, Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans, morte à vingt-six ans. Dans ce genre difficile, on sait jusqu'où il fut excellent; les convenances lui imposaient de décerner aux illustres morts des éloges qu'ils n'avaient pas toujours entièrement mérités, ou tout au moins de taire les parties fâcheuses de leur vie. La religion lui faisait un devoir étroit de tirer de cette vie et de leur mort une leçon applicable aux vivants. Nul n'a su, à l'égal de Bossuet, concilier dans la doctrine et dans le langage une admiration sincère pour la grandeur, même purement humaine, pour le génie, pour la gloire, avec le mépris chrétien des mêmes qualités, séparées de l'amour de Dieu. En même temps, dans ces merveilleux récits de vies éclatantes, mêlées à tous les grands événements du siècle, il a su prendre tous les tons, aborder tous les sujets, se montrer tour à tour historien, politique, philosophe et moraliste profond. Le portrait de Cromwell, le tableau de la Fronde, le récit de la bataille de Rocroi, le parallèle de Turenne et de Condé, sont des pages d'une beauté suprême. Les figures qu'a tracées Bossuet dans ses Oraisons funèbres ne sont pas toutes conformes à l'exactitude historique; mais telles qu'il les a faites, elles sont vivantes1.

1. Les principales oraisons funèbres de Bossuet furent prononcées: celle d'Henriette de France, reine d'Angleterre, le 16 novembre 1669; celle d'Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans, le 21 août 1670; celle de Marie-Thérèse d'Autriche, reine de France, le 1er septembre 1683; celle d'Anne de Gonzague, princesse palatine, le 9 août 1685; celle de Michel Le Tellier, chancelier de France, le 25 janvier 1686; celle de Louis de Bourbon, prince de Condé, le 10 mars 1687.

73. Entre l'oraison funèbre de la duchesse d'Orléans (1670) et celle de la reine Marie-Thérèse (1685) treize ans s'étaient écoulés, pendant lesquels Bossuet, nommé d'abord évêque de Condom1 en 1669, avait été chargé par Louis XIV de diriger l'éducation du Dauphin. Ces nouveaux devoirs, auxquels il se consacra entièrement, avaient. écarté Bossuet de la chaire chrétienne. Il écrivit pour son élève, outre divers traités élémentaires, trois ouvrages d'éminente valeur le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, solide résumé de la philosophie cartésienne; la Politique tirée de l'Écriture sainte, manuel des devoirs d'un roi, perpétuellement appuyé sur des textes et des exemples empruntés aux livres sacrés; l'idéal politique de Bossuet est le gouvernement d'un monarque toutpuissant, mais soumis aux lois et craignant Dieu. L'expérience a montré ce qu'il y a de chimérique et de dangereux dans cette conception: mais elle était enracinée profondément dans l'esprit de Bossuet, et en germe dans tous ses premiers écrits longtemps avant que Louis XIV lui eût confié l'éducation du Dauphin. Enfin le Discours sur l'Histoire universelle (1681) est un tableau magnifique, éloquent et profond des grands événements dont le monde. avait été le théâtre jusqu'au temps de Charlemagne. L'idée fondamentale du livre est d'exposer l'action permanente de la Providence sur le monde mais les trois parties qui le composent mettent cette idée en lumière de façons très différentes. La première (les Époques, ou la Suite des Temps) est un simple résumé des faits importants de l'histoire sacrée et profane. La seconde partie (la Suite de la Religion) expose l'histoire des Juifs au point de vue.

1. Il ne pouvait y résider à cause de ses fonctions auprès du Dauphin; il se démit volontairement en 1671; cependant, selon Tallemant des Réaux, « l'évêché de Condom valait quarante mille livres de rente, et à demeurer sur les lieux, près de cent ».

religieux et chrétien et fait voir, dans l'ancienne loi mosaïque, la promesse et les germes de la loi nouvelle. La troisième partie (les Empires) est la seule vraiment historique, au sens où l'on entend ce mot aujourd'hui, Laissant de côté l'interprétation divine et providentielle, Bossuet y explique par les causes purement humaines les révolutions des empires. Les fortunes diverses, la grandeur et la décadence des vastes empires orientaux, des cités grecques, de la république romaine, sont successivement exposées et rapportées à leurs institutions, leurs lois, leurs mœurs, leurs vertus et leurs vices. Sans doute, aux yeux de Bossuet, Dieu, maître absolu des hommes, pourrait les conduire par une suite de miracles, mais il lui plaît d'user le plus souvent de moyens naturels ; il est donc permis à l'historien de les démêler. C'est ce que fait Bossuet dans cette partie de son livre, œuvre entièrement neuve alors et qui marque avec éclat dans notre littérature l'avènement d'une science nouvelle, l'étude philosophique et raisonnée de l'histoire. Deux chapitres sur les Romains sont surtout pensés et écrits avec une admirable vigueur Montesquieu a tiré de là le plus solide fond de son célèbre ouvrage, les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains.

74. A ces écrits composés pour le Dauphin, mais plus propres peut-être à éclairer des hommes qu'à instruire un enfant, il faut joindre la célèbre Lettre au pape Innocent XI, écrite en latin (elle est datée du 8 mars 1679), où Bossuet expose au chef de l'Église la méthode et le plan de l'éducation qu'il donnait au fils du roi de France. On y voit toute la sollicitude du maître et la justesse, la profondeur de ses idées et de ses principes en matière d'enseignement. On peut seulement lui reprocher (mais le mème reproche s'adresserait aussi bien à tous ceux qui

ont écrit sur l'éducation) de compter un peu trop sur l'intelligence et le zèle de son élève. L'éducation du Dauphin n'eut pas le succès qu'on devait attendre d'un tel maître; mais il le faut attribuer surtout à l'insuffisance de l'élève, prince mou et borné, qui écouta dix ans Bossuet, sans le comprendre un jour.

75. Après l'éducation achevée, Bossuet fut nommé à l'évêché de Meaux (1681). Son autorité dans l'Église n'avait cessé de grandir. En 1671 il avait mis au jour un petit traitė intitulé l'Exposition de la foi catholique; le succès du ce livre avait été immense; des personnages illustres de la cour, nés dans le protestantisme, s'étaient convertis au catholicisme après la lecture du traité de Bossuet. Quand s'ouvrit l'assemblée générale du clergé de France, tenue en 1682, Bossuet fut chargé de faire le discours d'ouverture. Il prononça son fameux sermon sur l'Unité de l'Église, profession de foi strictement catholique et fermement gallicane. C'est dans cette assemblée que furent rédigés les quatre articles célèbres qui consacraient ce qu'on nommait alors « les libertés de l'Église de France ». Bossuet y adhéra formellement, mais, contre l'opinion courante, il fut dans cette Assemblée parmi les gallicans les plus modérés et combattit vivement toute. démarche qui eût pu sembler irrespectueuse envers le Saint-Siège.

Dans les années suivantes, il prononçait ses dernières oraisons funèbres; en terminant celle de Condé, il déclara qu'il ne prêcherait plus à Paris; mais les fidèles de Meaux entendirent bien des fois encore la voix de leur pasteur. En 1688, il publiait l'Histoire des variations des Églises protestantes, ouvrage de controverse qui a toute l'ampleur et la solidité d'un traité d'histoire. En 1694, dans les Maximes et réflexions sur la comédie, il condamne le

théâtre avec une rigueur bien sévère, mais avec une éloquence passionnée qui met ce petit écrit au nombre de ses chefs-d'œuvre. Vers le même temps il faisait paraître les Méditations sur l'Évangile et les Élévations sur les Mystères, deux admirables livres de piété intérieure. On lit trop peu ces livres; on ne sait pas assez que le plus actif des prélats de France était en même temps le plus pieux et le plus sage des mystiques. Peu après commence sa longue querelle avec Fénelon au sujet du quiétisme, doctrine dangereuse où ce dernier avait adhéré. Fénelon fut condamné à Rome et se soumit avec une docilité qui l'honora plus qu'une victoire. Bossuet avait montré dans la lutte un acharnement qui lui fut durement reproché; mais l'opinion publique, mieux éclairée, a maintenant reconnu qu'il avait pour lui dans cette affaire l'orthodoxie et la raison. D'autres polémiques absorbèrent les dernières années de sa vie, jusqu'au bout active et féconde.

76. L'influence de Bossuet fut immense dans la seconde moitié du XVIe siècle. Il personnifie avec éclat les doctrines de son temps en religion, en morale, en politique; il les expose dans un style magnifique, il les propage en même temps par ses écrits et par sa puissante parole. Dans le livre aussi bien qu'en chaire, il est avant tout orateur; son procédé, s'il est permis d'employer en parlant de Bossuet ce mot pris parfois en mauvaise part, sa méthode, si l'on veut, est la méthode oratoire; non pas qu'on veuille dire par là que son éloquence ait jamais rien de vide ou de creux; ni qu'il essaye plutôt d'étourdir par les mots sonores que de persuader par la force des arguments. Au contraire le fond est chez lui solide autant que la forme est belle. Mais il est vrai que ce fond n'est pas toujours original; que les idées de Bossuet n'offrent souvent rien qui lui soit personnel; il les prend dans son

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