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Monsieur Jourdain. Il n'y a que la prose ou les vers? Le Maître de Philosophie. Non, monsieur. Tout ce qui n'est point prose est vers; et tout ce qui n'est point vers est prose.

Monsieur Jourdain. Et comme l'on parle, qu'est-ce que 5 c'est donc que cela?

Le Maître de Philosophie. De la prose.

Monsieur Jourdain. Quoi quand je dis: 'Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit,' c'est de la prose?

Le Maître de Philosophie. Oui, monsieur.

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Monsieur Jourdain. Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j'en susse rien; et je vous suis le plus obligé du monde, de m'avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet: Belle marquise, 15 vos beaux yeux me font mourir d'amour; mais je voudrais que cela fût mis d'une manière galante; que cela fût tourné gentiment.

Le Maître de Philosophie. Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres; que vous souffrez 20 nuit et jour pour elle les violences d'un

Monsieur Jourdain. Non, non, non ; je ne veux point tout cela. Je ne veux que ce que je vous ai dit: Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour.

Le Maître de Philosophie. Il faut bien étendre un peu 25 la chose.

Monsieur Jourdain. Non, vous dis-je. Je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet, mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut 30

mettre.

Le Maître de Philosophie. On les peut mettre premièrement comme vous avez dit: Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour. Ou bien D'amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. Vos yeux beaux d'amour me font, belle marquise, mourir.

Ou bien: 35

Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d'amour me font. Ou bien: Me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d'amour.

Monsieur Jourdain. Mais de toutes ces façons -là, 5 laquelle est la meilleure?

Le Maître de Philosophie. Celle que vous avez dite: Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour. Monsieur Jourdain. Cependant je n'ai point étudié, et j'ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de 10 tout mon cœur, et je vous prie de venir demain de bonne heure.

15

Le Maître de Philosophie. Je n'y manquerai pas.

SCÈNE VII.-MONSIEUR JOURDAIN, UN

LAQUAIS.

Monsieur Jourdain, à son laquais. Comment, mon habit n'est point encore arrivé?

Le Laquais. Non, monsieur.

Monsieur Jourdain. Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour un jour où j'ai tant d'affaires. J'enrage. Que la fièvre quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur! Au diable le tailleur ! La peste étouffe le 20 tailleur ! Si je le tenais maintenant, ce tailleur détestable, ce chien de tailleur-là, ce traître de tailleur, je .

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UN

SCÈNE VIII. MONSIEUR JOURDAIN, MAITRE TAILLEUR, UN GARÇON TAILLEUR portant l'habit de M. Jourdain, UN LAQUAIS.

Monsieur Jourdain. Ah! vous voilà! Je m'allais mettre en colère contre vous.

Le Maître Tailleur. Je n'ai pas pu venir plus tôt, et 25 j'ai mis vingt garçons après votre habit.

Monsieur Jourdain. Vous m'avez envoyé des bas de soie si étroits que j'ai eu toutes les peines du monde à les mettre; et il y a déjà deux mailles de rompues.

Le Maître Tailleur. Ils ne s'élargiront que trop.

Monsieur Jourdain. Oui, si je romps toujours des 5 mailles. Vous m'avez aussi fait faire des souliers qui me blessent furieusement.

Le Maître Tailleur. Point du tout, monsieur.
Monsieur Jourdain. Comment! point du tout !
Le Maître Tailleur. Non, ils ne vous blessent point.
Monsieur Jourdain. Je vous dis qu'ils me blessent,

moi.

Le Maître Tailleur. Vous vous imaginez cela. Monsieur Jourdain. Je me l'imagine parce que je le sens. Voyez la belle raison !

Le Maître Tailleur. Tenez, voilà le plus bel habit de la cour, et le mieux assorti. C'est un chef-d'œuvre que d'avoir inventé un habit sérieux qui ne fût pas noir; et je le donne en six coups aux tailleurs les plus éclairés.

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15

Monsieur Jourdain. Qu'est-ce que c'est que ceci? 20 Vous avez mis les fleurs en en-bas.

Le Maître Tailleur. Vous ne m'avez pas dit que vous les vouliez en en-haut.

Monsieur Jourdain. Est-ce qu'il faut dire cela?
Toutes les per- 25

Le Maître Tailleur. Oui, vraiment.

sonnes de qualité les portent de la sorte.

Monsieur Jourdain. Les personnes de qualité portent

les fleurs en en-bas?

Le Maître Tailleur. Oui, monsieur.

Monsieur Jourdain. Oh! voilà qui est donc bien.

Le Maître Tailleur. Si vous voulez, je les mettrai en en-haut.

Monsieur Jourdain. Non, non.

Le Maître Tailleur. Vous n'avez qu'à dire.

30

Monsieur Jourdain. Non, vous dis-je; vous avez bien 35 fait. Croyez-vous que l'habit m'aille bien ?

Le Maître Tailleur. Belle demande ! Je défie un peintre, avec son pinceau, de vous faire rien de plus juste. J'ai chez moi un garçon qui, pour monter une rhingrave, est le plus grand génie du monde; et un autre qui, pour 5 assembler un pourpoint, est le héros de notre temps.

Monsieur Jourdain. La perruque et les plumes sontelles comme il faut ?

Le Maître Tailleur. Tout est bien.

Monsieur Jourdain, regardant le maître tailleur. Ah! 10 ah! monsieur le tailleur, voilà de mon étoffe du dernier habit que vous m'avez fait. Je la reconnais bien.

Le Maître Tailleur. C'est que l'étoffe me sembla si belle, que j'en ai voulu lever un habit pour moi.

Monsieur Jourdain. Oui: mais il ne fallait pas le 15 lever avec le mien.

Le Maître Tailleur. Voulez-vous mettre votre habit?
Monsieur Jourdain. Oui: donnez-le moi.

Le Maître Tailleur. Attendez. Cela ne va pas comme cela.

J'ai amené des gens pour vous habiller en cadence, 20 et ces sortes d'habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres.

SCÈNE IX.-MONSIEUR JOURDAIN, LE MAITRE TAILLEUR, LE GARÇON TAILLEUR, GARÇONS TAILLEURS dansants, UN LAQUAIS.

Le Maître Tailleur, à ses garçons. Mettez cet habit à monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET. Les quatre garçons tailleurs dansants s'approchent de M. Jourdain. Deux lui arrachent le haut-de-chausses de ses exercices; les deux autres lui ôtent la camisole; après quoi, toujours en cadence, ils lui mettent son habit neuf. M.

Jourdain se promène au milieu d'eux, et leur montre son habit, pour voir s'il est bien.

Garçon Tailleur. Mon gentilhomme, donnez, s'il vous plaît aux garçons quelque chose pour boire.

Monsieur Jourdain. Comment m'appelez-vous ?
Garçon Tailleur. Mon gentilhomme.

Monsieur Jourdain. Mon gentilhomme! Voilà ce que 5 c'est que de se mettre en personne de qualité ! Allezvous-en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point: Mon gentilhomme. (Donnant de l'argent.) Tenez, voilà pour Mon gentilhomme.

Garçon Tailleur. Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.

Monsieur Jourdain. Monseigneur! oh! oh! Monseigneur! Attendez, mon ami; Monseigneur mérite quelque chose, et ce n'est pas une petite parole que Monseigneur ! Tenez, voilà ce que Monseigneur vous donne.

Garçon Tailleur. Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.

ΙΟ

15

Monsieur Jourdain. Votre Grandeur! Oh! oh! oh! Attendez; ne vous en allez pas. A moi, Votre Grandeur ! (Bas, à part.) Ma foi, s'il va jusqu'à l'Altesse, il aura 20 toute la bourse. (Haut.) Tenez, voilà pour Ma Grandeur. Garçon Tailleur. Monseigneur, nous la remercions trèshumblement de ses libéralités.

Monsieur Jourdain. Il a bien fait; je lui allois tout donner.

SCÈNE X.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET. Les quatre

garçons tailleurs se réjouissent, en dansant, de la libéralité de M. Jourdain.

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