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aisance, ou du moins n'y est que pour la somme de sacrifices que leur a coûtée l'éducation des enfants dont leur nombre s'est accru, et ne devient vraiment un mal, que quand les hommes sont assez nombreux pour se gêner les uns les autres, et s'empêcher réciproquement d'employer leurs facultés aussi utilement pour eux, qu'ils pourraient le faire, s'ils étaient moins rapprochés.

Quoi qu'il en soit, il est certain que l'augmentation du nombre des individus est une conséquence de leur bien-être; mais que c'est leur bien-être qui est le vrai but de la société, et que leur multiplication n'en est que l'accessoire souvent peu desirable. Au reste, quand on en ferait le principal, les moyens que nous avons indiqués seraient encore les seuls efficaces pour produire cette multiplication si follement desirée. Tous ceux qui révoltent la nature, qui blessent la liberté naturelle, qui froissent les sentiments qui sont dans tous les cœurs, qui enlèvent à chacun, en tout ou en partie, la libre disposition de sa personne; tous ceux enfin qui exigent l'action violente d'une autorité que personne n'a pu vouloir donner à un autre sur lui-même, n'atteindront point le but. Car les hommes ne sont point des machines im

passibles, mais des êtres sensibles; leurs sentiments sont les plus grands ressorts de leur vie, sur-tout ceux qui sortent du fonds même de leur constitution. D'un autre côté, quand je dis qu'il est desirable que le nombre des hommes ne s'augmente pas au-delà d'un certain terme, il n'en faut point conclure que l'on puisse donner à qui que ce soit le pouvoir de retrancher l'excédent du nombre des vivants tout être animé, une fois né et capable de jouissance et de souffrance, n'est la propriété de personne, ni de son père, ni de l'état; il est la sienne propre. Par son existence même, il a droit à sa conservation. L'en priver est un crime qui a été autorisé par beaucoup de législateurs, contre lesquels les théologiens de leur pays n'ont point réclamé.

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Mais ne pas donner naissance à cet être, quand il ne pourrait que vivre malheureux, et que rendre malheureux ses proches, est un acte de prudence qui a été condamné et contrarié par beaucoup de dispositions législatives et dé préceptes religieux. C'est ainsi que va souvent le monde. Ceci nous amène naturellement au sujet des deux livres suivants.

LIVRE XXIV. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la religion établie dans chaque pays, considérée dans ses pratiques et en elle-même.

LIVRE XXV. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec l'établissement de la religion de chaque pays et sa police extérieure.

Moins les idées religieuses ont de force dans un pays, plus on y est vertueux, heureux, libre et paisible.

La religion n'est pas un sujet bien difficile à traiter sous le rapport de l'art social. L'esprit des lois à cet égard doit être de ne blesser ni de gêner les opinions religieuses d'aucun citoyen, de n'en adopter aucune, et d'empêcher qu'aucune ait la moindre influence sur les affaires civiles. Sans doute il y a des religions plus nuisibles que d'autres par les usages qu'elles adoptent, par les maximes pernicieuses qu'elles consacrent, par le célibat de leurs prêtres, par les moyens de séduction, de corruption ou seulement d'influence qu'elles leur donnent, par leur dépendance d'un souverain étranger, sur-tout par leur aversion plus ou

moins grande pour les lumières en tout genre. Mais aucune, quelle qu'elle soit, n'appartient en rien à l'ensemble du corps social. Elle est une relation immédiate et particulière de chaque individu avec l'auteur de toutes choses. Elle n'est point au nombre des choses qu'il dû et pu mettre en commun avec ses coassociés ou concitoyens. On ne peut jamais s'engager à penser de même ou autrement qu'un autre, parce qu'on n'en est pas le maître. On ne l'est pas même de ne pas changer d'avis. Toute religion consiste essentiellement dans des opinions purement spéculatives, appelées dogmes. Sous ce rapport, toutes, excepté la véritable, sont des systêmes philosophiques plus ou moins téméraires, plus ou moins contraires à la sage réserve de la saine logique. Toutes joignent à ces dogmes quelques préceptes de conduite. Si quelquesuns de ces préceptes sont contraires à la saine morale sociale (et cela arrive toujours, parce que toutes ont été faites dans des temps d'ignorance, et que la morale ne peut être épurée que dans des temps éclairés, et ne l'est pas même encore complétement), ces préceptes sont un mal. Si les préceptes de conduite, adoptés par une religion, étaient tous irrépréhensibles, ils auraient encore le tort, qu'elle

leur donnerait pour base des opinions hasardées, au lieu de les fonder sur la saine raison et sur des motifs inébranlables. C'est là le cas de dire, avec bien plus de raison, ce que Omar disait de l'Alcoran: Si tous ces livres n'enseignent que la même chose que la raison, ils sont inutiles: s'ils enseignent le contraire, ils sont nuisibles. Le gouvernement ne doit donc jamais faire enseigner aucun systême religieux, mais la meilleure doctrine morale, reconnue telle par les esprits les plus éclairés du temps dans lequel il existe. D'ailleurs, les opinions religieuses ont ceci de particulier, qu'elles donnent un pouvoir illimité à ceux qui les annoncent, sur ceux qui les croient réellement les dépositaires et les interprètes de la volonté divine. Leurs promesses sont immenses dans l'avenir. Nulle puissance temporelle ne peut les balancer. Il suit de là que les prêtres sont toujours dangereux pour l'autorité civile; ou bien que, pour en être soutenus, ils adorent tous ses abus et font un devoir aux hommes de lui sacrifier tous leurs droits; en sorte que, tant qu'ils sont en grand crédit, ni liberté ni même oppression paisible n'est possible. Aussi tout gouvernement qui veut opprimer, s'attache les prêtres, puis travaille à les rendre assez puissants pour le

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