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LIVRE II.

Des Lois qui dérivent directement de la nature du Gouvernement.

Il n'y a que denx espèces de gouvernement: ceux qui sont fondés sur les droits généraux des hommes, et ceux qui se prétendent fondés sur des droits particuliers.

La division ordinaire des gouvernements en républicains, monarchiques et despotiques, me paraît essentiellement mauvaise.

Le mot républicain est un terme trèsvague sous lequel on comprend une multitude de gouvernements prodigieusement différents les uns des autres, depuis la démocratie paisible de Schwitz et la démocratie turbulente d'Athènes, jusqu'à l'aristocratie concentrée de Berne, et la sombre oligarchie de Venise. De plus, cette qualification de républicain n'est pas propre à figurer en opposition avec celle de monarchique; car les ProvincesUnies de la Hollande, les États-Unis de l'Amérique, ont un chef unique, et sont regardés comme des républiques; et l'on a toujours été incertain si l'on devait dire le royaume ou la république de Pologne.

Le mot monarchique désigne proprement

un gouvernement dans lequel le pouvoir exécutif réside dans les mains d'un seul; mais ce n'est là qu'une circonstance qui peut se trouver réunie avec beaucoup d'autres très-diverses, et qui ne caractérise pas l'essence de l'organisation sociale. Ce que nous venons de dire de la Pologne, de la Hollande et des États-Unis en est la preuve; on peut en dire autant de la Suède et de la GrandeBretagne qui, à plusieurs égards, sont des aristocraties royales. On pourrait citer aussi le corps germanique, qui, avec beaucoup de raison, a souvent été appelé une république de princes souverains, et même l'ancien gouvernement de France; car ceux qui le connaissent à fond, savent bien que c'était proprement une aristocratie religieuse et féodale, tant de robe que d'épée.

Quant au mot despotique, il désigne un abus, un vice, qui se trouve plus ou moins dans tous les gouvernements, parce que toutes les institutions humaines sont imparfaites comme leurs auteurs; mais ce n'est point là le nom d'une forme particulière de société, d'une espèce particulière de gouvernement.

Il

y a despotisme, oppression, abus d'autorité, par-tout où la loi établie est sans force, et cède à la volonté d'un homme ou de plu

sieurs. Cela se voit par-tout de temps en temps. Dans beaucoup de pays, les hommes imprudents ou ignorants n'ont pris aucune précaution pour empêcher ce malheur. Dans d'autres ils n'en ont pris que d'insuffisantes. Mais il n'a été établi nulle part en principe (pas même dans l'Orient), que cela doive être ainsi. Il n'y a donc point de gouvernement qui, par sa nature, puisse avec raison être appelé despotique.

S'il y avait un tel gouvernement dans le monde, ce serait celui du Danemarck, où la nation, après avoir secoué le joug des prêtres et des nobles, et craignant leur influence dans ses assemblées, si elle se réunissait de nouveau, a prié le roi de gouverner seul par lui-même, s'en rapportant à lui du soin de faire les lois qu'il jugerait nécessaires au bien de l'état; et depuis, elle ne lui a jamais demandé compte de ce pouvoir discrétionnaire. Cependant ce gouvernement si illimité par la loi, a toujours été si modéré (et c'est pour cela qu'on ne s'est jamais occupé de restreindre son autorité), que personne n'oserait dire que le Danemarck est un état despotique.

On pourrait en dire autant de l'ancien gouvernement de France, si l'on y regarde comme généralement avouées, dans le sens que beau

coup de publicistes leur ont donné, les fameuses maximes: Le roi ne tient à nully fors de Dieu et de ly, et si veut le roi si veut la loi Ce sont ces maximes qui ont souvent fait dire à plusieurs rois de ce pays, Dieu et mon épée, sans réclamer d'autres droits. Je sais qu'elles n'ont jamais été admises universellement sans restriction. Mais quand on les aurait suppo sées reconnues en théorie, on n'aurait jamais dit de la France, malgré les énormes abus qui y existaient, qu'elle fût un état despotique. On l'a même toujours citée comme une monarchie tempérée. Ce n'est donc pas là ce qu'on entend par un gouvernement despotique; et cette dénomination est mauvaise comme nom de classe, car le plus ordinairement elle signifie une monarchie où les mœurs sont brutales.

Je conclus que la division des gouvernements en républicains, monarchiques et déspotiques, est vicieuse de tous points, et que chacune de ces classes renfermant des genres très-divers et même très-opposés, on ne saurait dire sur chacune d'elles que des choses. très-vagues, ou qui ne peuvent convenir à tous les états qui y sont compris.

Je n'adopterai pas cependant la décision tranchante d'Helvétius qui, dans sa lettre à

Montesquieu (1), dit nettement: Je ne con nais que deux espèces de gouvernements, les bons et les mauvais : les bons qui sont encore à faire, les mauvais dont tout l'art, etc., etc. Premièrement, si on n'a égard qu'à la prátique, dans ce genre comme dans tous les autres, il y a du bien et du mal par-tout, et il n'y a point de gouvernement que l'on ne puisse classer alternativement parmi les bons et parmi les mauvais.

Secondement, si au contraire on ne songe qu'à la théorie, et si l'on ne considère dans les gouvernements que les principes sur lesquels ils sont fondés, sans s'embarrasser s'ils y conforment ou non leur conduite, il faudrait pour ranger un gouvernement dans la classe des bons ou des mauvais, prononcer sur le mérite et la justesse des principes, et décider quels sont ceux qui sont vrais ou faux. Or, c'est ce que je ne me charge point de faire.

(1) Cette lettre, au reste, me paraît pleine de choses excellentes, ainsi que celle à Saurin, et que les notes du même auteur sur l'Esprit des Lois; et l'on doit savoir gré à l'abbé de la Roche de nous avoir conservé les idées d'un homme aussi recommandable sur des objets si importants, et de les avoir publiées dans l'édition qu'il a donnée des OEuvres de Montesquieu, chez Pierre Didot, en l'an III. Elles rendent, suivant moi, cette édition trèsprécieuse.

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