tervenue pour suppléer la justice, et l'on a, au dixneuvième siècle, au siècle des lumières et des idées libérales, établi contre les nations la contrainte par corps. Quand on en est arrivé là, il ne faut trop vanter ni les progrès de l'ordre social, ni les progrès du bonheur, ni les progrès de la liberté. Incedo per ignes. On sent que je puis à peine offrir quelques traits d'un tableau, que chacun achevera facilement soi-même. Mon but d'ailleurs, dans cet ouvrage, est moins d'offrir un ensemble complet des réflexions, que de porter à réfléchir. Ce que dit un auteur, quel qu'il soit, n'est approprié qu'à un certain nombre d'esprits; mais s'il obtient des lecteurs un degré d'attention qui les force à produire, sur le sujet qu'il traite, des pensées qui leur appartiennent, il aura plus fait de beaucoup que s'il avoit lui-même exprimé ces pensées. La vérité semble être plus à nous quand nous l'avons découverte; elle inspire moins de défiance et plus d'attachement. Impuissante à établir d'autre constitution que la force, d'autre droit des gens que la force, la philosophie n'établit non plus d'autre législation que la force, parce que refusant de remonter jusqu'au suprême législateur, et s'arrêtant à l'homme, elle ne sauroit trouver la raison des devoirs dans des volontés égales et indépendantes. Les lois sont l'expression des rapports qui unis sent entre eux les membres d'une même société. Plus les rapports qu'elles expriment sont naturels ou parfaits, plus les lois sont parfaites, ou propres à conduire les êtres sociaux à leur fin, qui est le bonheur ou la tranquillité de l'ordre. Si les lois au contraire expriment des rapports arbitraires ou faux, elles seront une source perpétuelle de désordre et de malheur, et tendront à détruire l'homme au lieu de le conserver. Destinées à régler les actions, il est de l'essence des lois d'être obligatoires; autrement elles ne seroient pas une règle, elles seroient tout au plus un conseil, à moins qu'on ne les suppose appuyées de la force; et dans ce cas encore elles ne prescriroient pas des devoirs, elles imposeroient une nécessité. La notion de la loi se lie donc intimement à la notion de l'autorité; et toute doctrine qui détruit la notion de l'autorité, détruit la notion de la loi. Aussi les philosophes qui, excluant Dieu de la société, font dériver le pouvoir d'un pacte dépendant des volontés libres de l'homme, ou qui, en d'autres termes, attribuent à l'homme la faculté de créer le pouvoir, lui attribuent également la faculté de créer la loi; et la loi n'est plus que la volonté de l'homme, ou selon la définition de Rousseau, l'expression de la volonté générale, c'est-à-dire, de toutes les volontés particulières des membres du corps social. Et la volonté générale étant toujours droite, les lois sont toujours justes; le peuple crée la justice comme il crée la loi; il n'est pas même nécessaire que ses volontés soient raisonnables; l'essence de la loi consistant, non dans la raison, mais dans la volonté, le peuple n'a pas besoin de raison pour valider ses actes; il peut légitimement tout ce qu'il veut, même se déchirer, même s'anéantir; « car, dit Rousseau, s'il plait au peuple de » se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a droit » de l'en empêcher >>? I En lisant ces maximes fécondes en calamités et en forfaits, on croit lire le code même du désordre et la théorie de la mort. Si le chaos et l'enfer ont une législation, elle doit être fondée sur cette base, sans aucun doute. L'intérêt particulier, seul mobile des volontés particulières dont la collection forme la volonté générale, est, dans ce systême, l'unique raison de la loi. Or, comme, de l'aveu de Rousseau, «< ce que >> les intérêts particuliers ont de commun, ne balan>> cera jamais ce qu'ils ont d'opposé », les peuples vivroient éternellement privés de lois, s'il falloit qu'elles fussent en réalité l'expression de la volonté générale, ou de toutes les volontés particulières sans exception. Mais des lois quelconques, aussi bien 1 Contrat social, Liv. II, ch. 12. qu'un pouvoir quelconque, étant nécessaires aux peuples pour subsister, la loi devient de fait l'expression de la volonté du pouvoir, ou de la volonté du plus fort. N'ayant d'autre fondement que la force, elle n'a pas non plus d'autre garantie. On n'obéit pas, on cède. C'est un intérêt particulier qui opprime momentanément tous les autres. De-là une nouvelle source de haine; car l'homme hait naturellement tout ce qui s'oppose à son bien-être, ou blesse son intérêt personnel. par Ainsi toutes les vérités sociales disparoissent avec la vérité suprême dont elles émanent. Réalisées les lois et la constitution, elles produisent l'ordre, la paix, le bonheur, en unissant par des liens d'amour les diverses parties du corps social. Mais quand l'erreur les remplace, tout souffre, tout se divise, et la société tombe en lambeaux. Une haine mutuelle arme incessamment les sujets contre le pouvoir, les peuples contre les peuples, les citoyens contre les citoyens; et l'anarchie existe dans tous les élémens de l'état, même lorsque la force maintient une apparence d'ordre extérieur. Ce qu'il y avoit de conservateur dans les lois et dans les croyances des anciens, n'étoit pas de leur invention; car plus on remonte dans l'antiquité, plus ces croyances sont pures et fortement établies. Elles appartenoient manifestement à la tradition primitive, héritage commun du genre humain. Mais altérées peu peu par les passions et par la raison, on voit leur influence s'affoiblir avec le progrès des temps, et des doctrines contraires produire de contraires effets. Ainsi l'esprit du gouvernement, à Rome et dans la Grèce, mettant sans cesse en jeu l'intérêt personnel, tendoit à obscurcir les principes de la justice, et finit, secondé d'une philosophie corruptrice, par les effacer des cœurs entièrement. Si l'on excepte ces époques d'une profonde dissolution, les mœurs, chez les anciens, valoient généralement mieux que les lois, parce que la Religion, qui avoit en partie conservé les vérités essentielles, forma d'abord les mœurs sans obstacle, tandis que les lois venues plus tard, s'accommodèrent à la nature du gouvernement, et n'exprimerent comme lui presque toujours que de faux rapports; et cette différence explique les contradictions singulières qu'on remarque dans les mœurs mêmes: ce qu'il y avoit de bon, de pur, de généreux, étoit de l'homme éclairé par la Religion primitive; ce qu'il y avoit de vicieux, de violent, d'atroce, étoit du citoyen perverti par les institutions politiques, et par les doctrines qu'elles firent naître. La durée des états populaires, dont les annales paroissent si brillantes, seroit inexplicable, s'ils n'avoient eu un principe de conservation hors du gouvernement; et Montesquieu l'a bien vu: « Rome, dit-il, étoit un vaisseau tenu par |