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peu étonnant que Molière, continuellement occupé des soins de sa direction, de la composition de ses pièces et de l'observation de la société, n'eût pas l'esprit très-présent à toutes ses actions. Boileau, nous l'avons déjà dit, l'avait surnommé le Contemplateur.

Le frère de celui-ci, Boileau Puimorin, s'était avisé de critiquer la Pucelle devant Chapelain : « C'est bien à vous d'en juger, lui dit l'auteur piqué, vous qui ne savez pas lire.» «Je ne sais que trop lire, repartit Puimorin, depuis que vous faites imprimer. » Il rapporta cette réplique à son frère et à Racine; ils la trouvèrent si piquante, qu'ils en firent aussitôt l'épigramme que voici:

Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire,
De ne savoir pas lire oses-tu me blâmer?
Hélas! pour mes péchés, je n'ai que trop su lire
Depuis que tu fais imprimer.

<< Mon père, dit Louis Racine qui nous a transmis cette anecdote, représenta que, le premier hémistiche du second vers rimant avec le précédent et avec l'avant-dernier vers, il valait mieux dire de mon peu de lecture. Molière décida qu'il fallait conserver la première façon: Elle est, lui dit-il, la plus naturelle; et il faut sacrifier toute régularité à la justesse de l'expression; c'est l'art même qui doit nous apprendre à nous affranchir des règles

de l'art. » Boileau, frappé de la justesse de l'observation, la mit en vers dans le quatrième chant de l'Art poétique :

Quelquefois, dans sa course, un esprit vigoureux,
Trop resserré par l'art, sort des règles prescrites,
Et de l'art même apprend à franchir les limites '.

Molière n'était pas le moins docile aux avis sincères dont parle La Fontaine. Boileau trouva qu'il y avait du jargon dans ces vers des Femmes sa

vantes:

Quand sur une personne on prétend s'ajuster,
C'est par les beaux côtés qu'il la faut imiter.

Notre auteur, qui ignorait en écrivant le travail et la peine, ne voulait point prendre celle de faire disparaître ce que son ami trouvait de répréhensible dans ces vers, et l'autorisa à les changer. Boileau les rétablit de cette manière:

Quand sur une personne on prétend se régler,
C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler 2.

Le satirique n'avait pas la même déférence pour les jugemens de ses amis. Molière, auquel il lisait tous ses ouvrages, ne put obtenir de lui qu'il refit

1. Mémoires sur J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, P. 52.

2. Bolæana, p. 32. — Récréations littéraires, par Cizeron-Rival,

le dernier de ces vers de l'épître sur le passage du Rhin:

Il apprend qu'un héros conduit par la victoire.
A de ses bords fameux flétri l'antique gloire.

« Il peut faire entendre, disait-il, que la présence du Roi a déshonoré le fleuve. » Boileau ne se rendit point à cette critique, et le vers subsista'.

Nous avons déjà vu le rocailleux Chapelain être l'objet de leurs plaisanteries; sa Pucelle fut également pour eux le texte d'une sorte d'épigramme en action. Ce poëme restait toujours ouvert sur la table, et celui des convives auquel il échappait dans la conversation une faute de langage était, suivant la gravité de son délit grammatical, condamné à en lire quinze ou vingt vers. « L'arrêt qui imposait la lecture d'une page entière, dit Louis Racine, était l'arrêt de mort'. » Cette plaisanterie était toute naturelle de la part de Boileau et de Molière; mais il était au moins très-étrange que Racine y prît part, lui qui, au dire même de son fils, avait été comblé de bienfaits par Chapelain (38). Cet oubli des convenances explique la

1. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, p. 62. Petitot, Vie de Molière, p. 41.

2. Mémoires sur la Vie de J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 74. — Histoire des environs de Paris, par M. Dulaure, t. 1, p. 33.

conduite non moins affligeante qu'il tint plus tard envers Molière.

Personne mieux que ce dernier n'appréciait tout le mérite de La Fontaine. Un soir qu'on s'était réuni chez lui pour souper, Racine et Despréaux, en raillant le fabuliste, poussèrent un peu loin la plaisanterie. Molière, en sortant de table, dit tout bas à Descôteaux, célèbre joueur de flûte: « Nos beaux esprits ont beau se trémousser, ils n'effaceront pas le Bonhomme'. » C'était le nom que son caractère facile et son esprit sans apprêt avaient fait donner à La Fontaine; nom que la postérité, en sanctionnant le jugement de son ami, lui a religieusement conservé.

Cette anecdote, qui prouve combien Molière rendait justice à son génie, nous servira à réfuter plus facilement encore l'accusation portée par Bret contre lui pour un prétendu déni de justice. Voici le fait : La Fontaine fit paraître en 1664 son conte intitulé Joconde. On avait publié en 1663 les œuvres posthumes de M. de Bouillon, dans lesquelles se trouvait une traduction du même morceau de l'Arioste. Cette production, quoique indigne d'un semblable honneur, fut opposée par quelques hommes de lettres à celle de La Fontaine. On remarqua surtout parmi ses prôneurs

1. Mémoires sur la Vie de J. Racine, Lausanne, 1747, p. 121.

un M. de Saint-Gilles, qui offrit de parier mille francs en sa faveur. L'abbé Le Vayer accepta la gageure, et Molière fut pris pour juge. Il refusa de prononcer la sentence; et Despréaux, choisi à sa place, donna gain de cause au champion de La Fontaine. En rapportant ces circonstances, Bret ajoute que M. de Saint-Gilles était ami de Molière, et que, dans cette occasion, le cœur nuisit à l'esprit'. Il y a ici de la part de ce censeur ignorance ou confusion d'idées. Outre que personne n'était plus cher à Molière que La Fontaine, personne aussi ne devait moins s'attendre à un semblable ménagement de sa part que M. de Saint-Gilles, qu'il peignait dans le même temps sous des traits fort ridicules dans le Misanthrope'. Mais ce que Bret ignorait probablement encore, et ce qu'il eût dû chercher à savoir plutôt que de condamner notre auteur, c'est que ce M. de Bouillon était mort secrétaire de MONSIEUR3; qu'en cette qualité, il avait été à même de rendre plus d'un service à Molière et à sa troupe; qu'il n'était probablement pas étranger aux nombreux bienfaits dont le prince, leur patron, les avait comblés, et que Molière, qui d'ailleurs ne donnait qu'une

1. Bret, Supplément à la Vie de Molière, p. 64.

2. Voir notre édition des OEuvres de Molière, tom. IV, p. 76},

note 2.

3. Histoire de La Fontaine, par M. Walckenaer, 3o édit., p. 136.

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