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leurs enfans, qui tous prirent le parti du théâtre. Malgré l'incurie de leurs parens, les deux Béjart se firent toujours remarquer par la noblesse et l'élévation de leurs sentimens. Molière les estimait et les aimait beaucoup. Madeleine Béjart, qui n'était pas également digne de son estime, mais pour laquelle il ressentit cependant durant quelque temps un sentiment plus tendre, figurera plus d'une fois dans cette histoire; quant à leur jeune sœur Armande-Gresinde-Claire-Élisabeth Béjart, depuis épouse de Molière, ce ne fut que dans cette même année qu'elle naquit (1645). Ne voulant point intervertir l'ordre des événemens, nous nous bornons en ce moment à donner cette date, qui ne nous sera pas inutile pour réfuter plus

tard une atroce calomnie.

à

La régence d'Anne d'Autriche ne tarda. pas devenir orageuse. On vit bientôt, selon l'expression d'un des hommes les plus spirituels de notre époque, «< ce mélange singulier du libertinage et de la révolte; ces guerres à la fois sanglantes et frivoles; ces magistrats en épée; ces évêques en uniforme; ces héroïnes de cour suivant tour à tour le quartier - général et la procession, ces beaux-esprits factieux, improvisant des épigrammes au milieu des séditions, et des madrigaux au milieu des champs de bataille; cette physionomie de la société variée à l'infini; 'ce

jeu forcé de tous les caractères; ce déplacement de toutes les positions; ce contraste de toutes les habitudes'. » On conçoit facilement qu'un temps où une libre carrière était ouverte à toutes les ambitions fut favorable à l'observation des ridicules, des travers et des vices; car ils étaient tous en jeu dans ces jours de licence et d'intrigue; et, sous ce rapport, Molière, avec son esprit contemplateur, ne l'employa point inutilement. Mais cette crise devait frapper de langueur les frivoles divertissemens de la scène : aussi lui fallut-il quitter Paris pour aller, avec sa troupe, tenter une fortune lointaine.

Toutes les circonstances de la vie de Molière, depuis le commencement de 1646 jusqu'en 1653, sont presque entièrement ignorées. On sait seulement qu'il consacra les quatre ou cinq premières années de cet intervalle à exploiter la curiosité des provinces; qu'il se rendit d'abord à Bordeaux, où le fameux duc d'Épernon, alors gouverneur de la Guienne, l'accueillit avec une grande bienveillance', que, si l'on en croit une ancienne tradition à laquelle Montesquieu accordait une

1. Théâtre-Français, ou Recueil des chefs-d'œuvre composant le Répertoire, Panckoucke, 1824, première livraison, Notice sur le Tartuffe, par M. Étienne.

2. Mémoires manuscrits de M. de Tralage, art. 77 du vol in-4°, Q. Q. 688. — Histoire du Théâtre français, tom. X, p. 74.

entière confiance, il y fit représenter une tragédie de lui qui avait pour titre, la Thébaïde, et dont le malheureux sort le détourna à propos du genre tragique'. Il est, à la vérité, impossible de fournir une preuve bien positive à l'appui de cette assertion; mais on sentira qu'elle offre assez de vraisemblance, pour peu qu'on réfléchisse à la passion malheureuse que Molière eut long-temps pour le genre sérieux; passion dont le Prince jaloux et ses excursions comme acteur dans le grand emploi tragique sont les tristes témoignages. On verra aussi qu'il regardait ce sujet de la Thébaïde comme tout-à-fait propre à la tragédie, puisque ce fut lui qui plus tard le donna à traiter au jeune Racine. De retour à Paris vers l'année 1650, il y fut accueilli avec le plus grand intérêt par son ancien condisciple le prince de Conti, qui fit venir plusieurs fois sa troupe à son hôtel pour y jouer la comédie (26).

En 1653, cette caravane comique partit pour Lyon, où fut représentée pour la première fois la comédie de l'Étourdi. La pièce et les comédiens obtinrent un succès complet, et les Lyonnais oublièrent bientôt un autre théâtre que leur ville possédait depuis quelque temps, et dont les principaux acteurs prirent le parti de passer au nou

1. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, Études sur Molière, par Cailhava, p 8.

p. 53.

veau. Parmi eux se trouvaient De Brie, Ragueneau et mesdemoiselles Du Parc et De Brie (27).

Ces deux derniers noms nous amènent naturellement à parler des intrigues amoureuses de Molière. On s'est généralement accordé à dire qu'il eut d'abord des liaisons avec Madeleine Béjart. L'intimité qu'une sorte de communauté d'intérêts avait dû faire naître entre eux, le caractère aimant et facile de notre auteur et l'ame peu cruelle de mademoiselle Béjart, qui se vantait, dit-on, de n'avoir jamais eu jusque-là de faiblesses que pour des gentilshommes, nous portent assez à le croire, bien que ce fait n'ait peut-être été répété par certains ennemis de Molière, que pour donner une apparence de fondement à la calomnie dirigée contre lui à l'occasion de son mariage, calomnie que plus tard nous saurons confondre. Quoi qu'il en soit, il paraît constant qu'il succéda dans les bonnes graces de cette comédienne au comte de Modène, qui en avait eu, en 1638, une fille naturelle' (28).

Bientôt il vit mademoiselle Du Parc, dont les charmes le touchèrent. Mais cette beauté orgueilleuse et froide accueillit mal la déclaration qu'il

1. La Fameuse comédienne, ou Histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière, Francfort, 1688, p. 7. —Grimarest, p. 20. Petitot, p. 6. Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 20.

lui fit de son amour. Son désespoir s'accrut encore par les efforts qu'il fit pendant quelque temps pour le dissimuler. Il prit à la fin le parti de le confier à mademoiselle De Brie, dont la tendre amitié essay a de l'en consoler. Nous disons l'amitié, car ce n'était peut-être d'abord que ce sentiment; mais il fit bientôt place à une affection plus vive, et qui, chez mademoiselle De Brie, était presque aussi durable. Une femme jeune, aimable et jolie, qui cherche à calmer les chagrins amoureux d'un homme de trente ans, ne peut être long-temps reléguée au rôle de confidente aussi en prit-elle bientôt un plus actif qu'elle n'interrompit qu'au mariage de Molière. Peu de temps après, captivée par la gloire qu'il acquérait chaque jour, mademoiselle Du Parc se repentit des froideurs qu'elle lui avait fait essuyer; mais, soit dépit, soit crainte de ne pas trouver près d'elle la paix que lui faisaient goûter ses rapports avec mademoiselle De Brie, il sut résister aux moyens de séduction qu'elle mit en œuvre avec lui. Plus tard, il fit allusion à sa position entre ces deux femmes par les rôles de Clitandre, de Henriette et d'Armande des Femmes savantes, et principalement par la scène II du premier acte de ce chef-d'œuvre '.

1. Voir les Femmes savantes, acte I, sc. 2.-La Fameuse comédienne, p. 8.-- Petitot, p. 7.

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