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quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée; comment il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfans, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs! Il fait rire, il est vrai, et n'en devient que plus coupable, en forçant par un charme invincible les sages mêmes de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation. J'entends dire qu'il attaque les vices: mais je voudrais bien que l'on comparât ceux qu'il attaque avec ceux qu'il favorise.... Quel est le plus criminel d'un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d'une femme qui cherche à déshonorer son époux? Que penser d'une pièce où le parterre applaudit à l'infidélité, au mensonge, à l'impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni 1? »

Certes on s'étonnera toujours avec raison d'entendre porter par qui que ce soit contre Molière un jugement dont les considérans sont généralement aussi peu fondés, dont les expressions sont aussi acerbes. Mais combien la surprise n'est-elle pas plus grande encore, quand on songe que c'est l'auteur de Julie, J.-J.Rousseau, qui l'a prononcé. Oui, c'est cet écrivain dont la plume a tracé le voluptueux tableau des séduisantes faiblesses de

1. Lettre à d'Alembert sur les spectacles.

mademoiselle d'Étanges, et qui crut avoir tout racheté en nous peignant madame de Wolmar fidèle à ses devoirs qu'elle maudit intérieurement plus d'une fois! C'est lui qui vient accuser Molière d'avoir troublé tout l'ordre de la société, d'avoir renversé avec scandale tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée, parce que, afin d'éclairer sur leurs dangers des hommes entraînés par une sotte vanité à des liaisons disproportionnées, il a exposé à leurs yeux une fille de qualité, légère mais non criminelle, faisant damner le manant que le honteux calcul de ses parens lui a imposé pour mari. A Dieu ne plaise qu'émule de nos modernes Zoïles nous allions mêler notre voix à leur concert quotidien de clameurs contre le philosophe génevois! C'est parce que nous apprécions tout son talent, tout son génie, c'est parce que ses arrêts exercent sur le public une influence puissante, que nous avons voulu démontrer l'injuste rigueur de celui-ci ; c'est parce que la mémoire de l'auteur d'Émile mérite et obtient sans cesse de nouveaux tributs d'estime et d'admiration qu'on lui eût peut-être accordés avec peine s'il n'eût produit que la Nouvelle Héloïse, que nous avons entrepris de justifier de ses accusations, par une simple récrimination, l'auteur de George Dandin, qui est aussi celui du Tartuffe : amicus Plato, magis amica veritas.

Nous sommes cependant loin de prétendre, ainsi que l'ont fait un grand nombre de littérateurs, que l'on doive regarder Molière comme tout-à-fait irrépréhensible à ce sujet. Nous pensons qu'en voulant nous guérir de la folle manie des alliances superbes il a exposé les maris à ce même malheur dont ces unions finissent par les rendre victimes. Angélique étourdie et inconséquente, recevant les œillades et les billets-doux d'un amant, acceptant ses offres galantes de service et ses rendez-vous nocturnes, n'est-elle pas un tableau aussi dangereux pour les femmes que la moralité adressée aux hommes peut être utile? Nous ne demanderons pas avec Rousseau lequel est le plus criminel du manant ou de la coquette: ce n'est point ce dont Molière avait à s'occuper; nous ferons seulement observer avec La Harpe que la conduite imprudente de celle-ci est peutêtre plus faite pour augmenter le nombre des Angéliques, que le sort de celui-là n'est propre à diminuer le nombre des Georges Dandins. Mais si les mauvais exemples de cette nature produisent plus d'effet que les plus sages leçons, leur danger n'accuse pas l'immoralité de l'auteur qui les met en scène, mais des spectatrices qu'ils peuvent séduire.

Toutefois ce vice de l'ouvrage n'en compromit pas un seul instant le succès. La cour rit et fut

désarmée; la ville, comme nous l'avons déjà dit, ne montra pas des dispositions moins favorables. Suivant Grimarest, Molière, pour aplanir tous les obstacles qui pouvaient nuire à l'accueil de sa comédie, se trouva cependant forcé de faire une démarche qui paraîtra singulière même à ceux qui ne la jugeront pas invraisemblable. Un de ses amis lui fit observer qu'il y avait dans le monde un Dandin dont les infortunes conjugales étaient en plus d'un point semblables à celles du héros de sa pièce, et qui, s'il venait à se reconnaître dans ce personnage, pourrait, par l'influence de sa famille, non-seulement décrier l'ouvrage, mais même se venger de l'auteur. Molière chercha le moyen de parer ce coup, et le trouva bientôt. Ce mari trompé était un des habitués de son théâtre. Il s'approcha de lui la première fois qu'il l'y aperçut, et lui demanda en grace de lui donner une heure, voulant, dit-il, lui lire une comédie et la soumettre à son jugement. Le confrère du mari d'Angélique s'empressa de lui indiquer le lendemain soir. Plein d'une orgueilleuse satisfaction, il se mit dans cet intervalle à courir publier de tous côtés l'honneur que Molière lui faisait, et convoquer pour l'heure dite toutes les personnes qu'il connaissait. Le lendemain Molière arrive, et n'est pas peu surpris de se voir attendu par une aussi nombreuse assemblée. Cependant cet audi

toire improvisé ne le déconcerte pas; il fait sa lecture, et recueille les applaudissemens de chacun. L'hôte surtout se fit remarquer par les fréquentes marques de sa bruyante admiration, et quand la pièce fut jouée il s'en montra le plus chaud prôneur: tant est vrai ce qu'a dit de la comédie l'auteur de l'Art poétique:

Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,
S'y voit avec plaisir, ou croit ne s'y pas voir.

Molière fit suivre cette production riante d'une composition d'un ordre beaucoup plus élevé. Le 9 septembre 1668', il exposa aux yeux du public le tableau des vilenies d'Harpagon. Cette comédie fut froidement accueillie dans sa nouveauté; aujourd'hui encore les représentations en produisent peu d'effet. Cherchons à expliquer l'espèce d'indifférence des spectateurs de notre siècle pour ce chef-d'œuvre; nous dirons ensuite les causes de l'injustice des contemporains de l'auteur.

L'Avare est, ainsi que les Femmes savantes, une page immortelle de l'histoire de nos mœurs ; mais le vice auquel Molière avait déclaré la guerre

1. Grimarest, p. 193 et suiv.

2. Voir notre édition des OEuvres de Molière, t. VIII, p. 459. Avant les recherches auxquelles M. Beffara s'est livré, on avait toujours cru que l'Avare avait été joué dès la fin de janvier 1668, et que le 9 septembre n'était que l'époque de la reprise. Grimarest et Voltaire avaient même prétendu qu'il avait été représenté en 1667.

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