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ment, même dans Molière, une pièce aussi fortement intriguée que la première. Quel nerf! quelle habileté dans le rôle de Mascarille! quel ensemble! quelle suite dans ses menées! Dans la seconde, quel tableau touchant et vrai des dépits, des raccommodemens amoureux, et de tous ces riens charmans, brillante aurore du bonheur. Chaque spectateur est juge, et juge très-compétent de ces sortes de scènes, parce qu'il n'en est aucun qui n'y ait joué plus d'une fois un rôle. Eh bien! quel est le cœur assez glacé pour y trouver un trait à reprendre, un mot à blâmer? Quel est l'homme qui, ayant aimé, ne serait, en voyant le manège de Lucile et d'Éraste', près de tomber aux genoux de Molière, comme le dit La Harpe dans une autre occasion, et de répéter ce mot de Sadi: Voilà celui qui sait comme on aime!

Toutefois, malgré les scènes pleines de mouvement et de vérité de ses premières pièces, on ne saurait s'empêcher de lui reprocher de n'y être point encore lui-même. Presque tout ce qui lui appartient en propre dans ces deux productions, comme tout ce qu'il a emprunté à ses devanciers, est dans le goût des théâtres latin, espagnol et italien. Ce sont les intrigues d'esclaves, les menées de valets et les vieillards dupés du premier;

1. Le Dépit amoureux, act. IV, sc. 3.

les aventures extraordinaires et accumulées du second, et quelquefois les trivialités du troisième. Molière enfin se contentait de se montrer supérieur à ses prédécesseurs et à ses contemporains; mais il n'osait encore aborder la représentation de la vie humaine, unique source du vrai comique, alors ignorée et depuis si souvent méconnue.

L'année 1659 fut heureuse pour sa troupe et pour sa propre gloire. Après la rentrée de Pâques, il enrôla sous ses drapeaux deux acteurs qui, par leurs talens, coopérèrent aux nouveaux succès de son théâtre, Du Croisy et La Grange. Il ne craignit pas plus tard de confier le rôle de Tartuffe à Du Croisy, qui le créa avec beaucoup de talent. Quant à La Grange, doué d'une intelligence parfaite, d'une rare aménité de mœurs, et sûr dans le commerce de la vie, il devint l'ami de Molière, et donna, en 1682, avec Vinot, la première édition complète des œuvres de notre auteur (34).

Le 18 novembre, on applaudit pour la première fois la charmante comédie des Précieuses ridicules. Avant d'apprécier cet ouvrage et de parler de son succès et de ses effets, un coup d'oeil rapidement jeté sur la société d'alors nous mettra mieux à même de calculer tout ce que le poète avait à faire en s'armant du fouet de la satire, de constater tout ce qu'il a fait.

Il existait à Paris une réunion d'hommes in

struits, de femmes remarquables par leur rang et leur esprit, dont les classes un peu élevées de la capitale se faisaient un devoir de prendre le ton et les manières, et que la province elle-même s'empressait déjà de singer. Cette société tenait ses séances à l'hôtel Rambouillet (35). C'était là que se rendaient chaque jour La Rochefoucauld (36), Chapelain, Conrart, Cotin, Pellisson, Voiture, Balzac, Segrais, Bussy-Rabutin, Benserade, Desmarets, Ménage, Vaugelas, et beaucoup d'autres hommes non moins célèbres alors. La princesse mère du grand Condé, sa fille, depuis madame de Longueville, mademoiselle de Scudéri, madame de la Suze, nombre d'autres femmes aussi distinguées, et, comme pour contraster avec le ton général de la société, madame de Sévigné, en étaient le charme et l'ornement. Ce berceau du mauvais goût, son origine et les diverses phases de sa gloire nous forcent à entrer dans quelques détails que leur bizarrerie nous fera peut-être pardonner.

Après l'avénement de Louis XIII, dans cet interrègne des discordes civiles où le fanatisme et l'ambition firent place pour trop peu de temps à l'amour des lettres, une femme d'une haute naissance, d'un caractère aimable, d'un esprit cultivé, Catherine de Vivonne, épouse du marquis de Rambouillet, voulut élever chez elle un autel aux belles-lettres. Elle sut y attirer le con

cours de personnages célèbres; mais on n'y sacrifia guère qu'à l'afféterie.

Dame de toutes les pensées, idole de tous les cultes, madame de Rambouillet se vit chantée par les lyres de tous les poètes qui composaient sa cour. Malheureusement son prénom de Catherine n'avait rien de galant ni de poétique. Le vieux Malherbe prit à tâche de réparer les torts qu'un parrain peu romanesque avait eus envers elle. Arthénice, Éracinthe et Carinthée sont les seuls anagrammes que Racan et lui purent composer avec ce nom (37). Le premier fut choisi pour le remplacer, et, en 1672, Fléchier, consacrant ainsi ce ridicule, s'en servit pour la désigner dans l'oraison funèbre de madame de Montausier, sa fille: « Souvenez-vous, mes frères, dit l'orateur chrétien, de ces cabinets que l'on regarde encore avec tant de vénération, où l'esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le nom de l'incomparable Arthénice, où se rendaient tant de personnages de qualité et de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. » C'est pour suivre ce noble exemple que Cathos et Madelon des Précieuses ridicules, abjurant la légende, se font appeler Aminte et Polixène1.

1. Les Précieuses ridicules, sc. 5.

La maison de madame de Rambouillet offrit un nouvel attrait lorsque Julie d'Angennes, sa fille, commença à paraître dans le monde. Elle était faite pour y obtenir de véritables succès; mais l'affectation dans laquelle elle avait été élevée, le faux esprit qu'on lui avait inspiré dès son enfance, lui avaient ravi tout moyen de plaire aux gens que n'avait point encore gagnés cette fièvre du mauvais goût. Cependant, comme très-peu de personnes avaient échappé à son influence, Julie d'Angennes compta de nombreux adorateurs. M. de Montausier, renommé par une sincérité poussée si loin qu'on le prit pour l'original du rôle du Misanthrope; M. de Montausier, plus séduit par la physionomie douce et la taille noble de mademoiselle de Rambouillet que rebuté par les travers de son esprit, s'attacha à son char, et consentit à soupirer pendant quatorze ans avant d'ob. tenir d'elle le oui de l'hyménée. Pour arriver à cette conclusion, il lui fallut se soumettre aux règles établies en amour par mademoiselle de Scudéri dans son roman de Clélie, c'est-à-dire s'emparer successivement du village de BilletsGalans, du hameau de Billets-Doux, et du château de Petits-Soins; enfin,

Naviguer en grande eau sur le fleuve de Tendre '.

1. Voir la carte de Tendre, dans la première partie du roman de Clélie, t. I, p. 399.

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