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naire; qu'il devait faire des impromptus sur tout ce qu'on disait, et ne demander à boire qu'avec une pointe; mais il les trompa fort par son silence. » Le génie et le besoin d'observer expliquent ce silence habituel qui lui avait fait donner, par Boileau, le surnom de Contemplateur. Les biographes de La Fontaine rapportent le désappointement tout semblable d'un amphitryon du fabuliste; et l'abbé de Bellegarde a raconté plus d'une fois qu'un de ses amis, qui s'était trouvé presque tous les jours à la même table que Corneille, n'apprit qu'au bout de six mois le nom de son illustre commensal '.

Les ennemis de Molière sentirent que le succès de la Critique avait gravement compromis leur cause; aussi un des plus acharnés, Devisé, dans l'espoir de paralyser l'effet de ce charmant plaidoyer, fit-il paraître une rapsodie intitulée, Zélinde ou la Véritable critique de l'École des Femmes, et la critique de la Critique. Boursault, porté par de perfides conseils à se reconnaître dans M. Lysidas de la pièce de Molière, ne voulut pas non plus garder le silence, de peur d'avoir l'air de se

1. La Critique de l'École des Femmes, sc. 2. — Préface de l'édition des OEuvres de Molière de 1662 (par La Grange). Boloana, p. 31. Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 17. — Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, par M. Walckenaer, 3 édit. p. 28 et 29. · Mémoires sur Molière faisant partie de la collection des Mémoires sur l'Art dramatique, p. xxj.

tenir pour battu. Bien que sa tentative n'ait pas été tout-à-fait aussi malheureuse que celle de Devisé, l'oubli dans lequel son Portrait du Peintre ou la contre-Critique de l'École des Femmes était déjà tombé peu de temps après son apparition ne servit pas à le dédommager des ridicules que Molière imprima ensuite à son nom. On ne peut guère citer comme un peu plaisans que deux passages de cette comédie: l'un, où un auteur dit, en feignant de vouloir défendre l'École des Femmes:

Est-il rien qui ne plaise

Dans ce que dit Arnolphe et la fille niaise?
Rien de plus innocent se peut-il faire voir?
Il arrive des champs et désire savoir

Si, durant son absence, elle s'est bien portée :
« Hors les puces qui m'ont la nuit inquiétée 1, »
Répond Agnès. Voyez quelle adresse a l'auteur!
Comme il sait finement réveiller l'auditeur!
De peur que le sommeil ne se rendit son maître
Jamais plus à propos vit-on puces paraître?
D'aucun trait plus galant se peut-on souvenir?
Et ne dormait-on
pas s'il n'en eût fait venir?

L'autre, où Dorante, marquis ridicule, dit en parlant de Molière :

Je soutiens, sans l'aimer, quoi que l'envie oppose,
Que sa pièce tragique est une belle chose.

1. Vers de l'École des Femmes, act. I, sc. 4.

Les autres personnages se récriant sur l'épithète de tragique appliquée à l'École des Femmes, Dorante répond:

Mais je sais le théâtre, et j'en lis la Pratique 1;
Quand la scène est sanglante une pièce est tragique;
Dans celle que je dis, le petit chat est mort 1.

DAMIS.

Quoi! le trépas d'un chat ensanglante la scène?

AMARANTE.

Dans une tragédie un prince meurt, un roi.

DORANTE.

« Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi 3. » Et je tiens qu'une pièce est également bonne

Quand un matou trépasse ou quelque autre personne.

Ces traits n'ont rien de bien piquant; mais, si l'on en croit De Villiers, dans sa Vengeance des Marquis, Molière donna à la première représentation de cette faible satire un attrait tout particulier. Lorsque Aristophane fut chargé de l'infame emploi de calomnier Socrate en plein théâtre, le peuple courut en foule à ce spectacle : Socrate y assista debout". Molière alla également voir jouer la Vengeance des Marquis sur un des bancs alors placés des deux côtés de la scène. Son arrivée fit

1. La Pratique du Théâtre, par Hédelin, abbé d'Aubignac. 2. Hémistiche de l'École des Femmes, act. II, sc. 6,

3. Ibid.

4. Élemens de littérature, par Marmontel, art. comédie.

une grande sensation; mais il garda une trèsbonne contenance, car De Villiers, un de ses envieux, comme nous le verrons plus tard, se trouva réduit à dire qu'il fit tout ce qu'il put pour rire, mais qu'il n'en avait pas beaucoup d'envie. Pourquoi Boursault ne s'est-il pas borné à de froides plaisanteries qui ne pouvaient faire tort qu'à sa réputation de bel esprit? Pourquoi est-il descendu au rôle de calomniateur, en répandant que Molière faisait courir une clef imprimée des personnages qu'il avait eus en vue dans sa Critique1 (5)?

Quelque répréhensible que fût la conduite des ennemis de Molière à son égard, du moins ils ne s'étaient encore livrés contre lui qu'à d'injustes reproches, à des accusations sans fondement. Le duc de La Feuillade, peu familier avec la polémique, se laissa aller à la fureur la plus brutale. On le désignait généralement dans le monde comme l'original du marquis de la Critique, qui n'a pour tout argument contre l'École des Femmes, que son éternel Tarte à la crême. Il passait effectivement pour n'avoir pu en trouver d'autres contre une personne qui défendait la pièce devant lui. Furieux de la raillerie qu'il s'était attirée, notre personnage, voyant un jour Molière traverser une des galeries de Versailles, l'aborda avec les démons

1. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xxix.

trations d'un homme qui voulait l'embrasser. C'était alors une sorte de politesse que les gens de cour prodiguaient aux personnes qu'ils connaissaient le moins (6). Celui-ci, se fiant maladroitement à l'expression riante de la figure d'un courtisan, s'incline. Dans ce moment, le duc de La Feuillade lui saisit la tête des deux mains, et la frotte rudement contre les boutons de son habit, en répétant: Tarte à la créme, Tarte à la créme (7). Le roi ne tarda pas à être instruit de ce mauvais traitement; il tança vertement le coupable, et ordonna à Molière de traduire de nouveau ses ennemis, titrés et non-titrés, au tribunal du ridicule, dont les jugemens sont sans appel'.

Il suffit de lire l'Impromptu de Versailles pour se convaincre de sa ponctualité à suivre les ordres du prince. En huit jours, ses rivaux de l'hôtel de Bourgogne et ses antagonistes de qualité furent livrés à la risée du parterre. La hardiesse avec laquelle il ridiculisa ceux-ci prouve sa confiance dans la protection dont il était l'objet : « Le marquis, s'est-il fait dire à lui-même dans cet ouvrage, est aujourd'hui le plaisant de la comédie; et, comme dans toutes nos pièces anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire

1. Vie de Molière, à la tête de l'édition de ses OEuvres, Amsterdam, Wetstein, 1725, t. I, p. 25 et suiv. Ce biographe dit tenir le fait d'un témoin oculaire. -Anecdotes dramatiques, t. II, p. 282.

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