Images de page
PDF
ePub

SUR DOMAT.

Domat est, par excellence, notre jurisconsulte philosophe. Cujas habite en quelque sorte avec l'antiquité romaine : ce qui l'occupe, c'est l'édit du préteur, la restitution et l'interprétation légitime du texte authentique. Dumoulin s'enfonce dans les coutumes et le droit canon, pour y disputer la raison et l'équité à la barbarie qui l'enveloppe lui-même. Domat a travaillé pour la société nouvelle que Richelieu et Louis XIV tiraient peu à peu du chaos du moyen âge. C'est au profit du présent qu'il interroge le passé, les lois romaines et les coutumes, les soumettant les unes et les autres aux principes éternels de la justice et à l'esprit du christianisme. Il est incomparablement le plus grand jurisconsulte du dix-septième siècle; il a inspiré et presque formé d'Aguesseau; il a quelquefois prévenu Montesquieu, et frayé la route à cette réforme générale des lois entreprise et commencée par la révolution française et réalisée par l'empire. Les Lois civiles dans leur ordre naturel sont comme la préface du code Napoléon. La même législation pour la même société, sur le

fondement immuable de la justice et à la lumière de cette grande philosophie qu'on appelle le christianisme, tel est l'objet de l'ouvrage de Domat. Sa méthode est celle de la géométrie. Comme la plupart de ses amis de Port-Royal et à l'exemple de Pascal, Domat avait étudié avec succès les mathématiques; il en transporta les habitudes dans la composition des Lois civiles. Il y part des maximes les plus générales pour arriver, de degré en degré et par un enchaînement rigoureux et lumineux, aux dispositions les plus particulières, imprimant ainsi à tous les détails des lois la grandeur de leurs premiers principes, et à l'édifice entier une simplicité austère et majestueuse. Le style de Domat n'est point, il est vrai, du premier ordre: il n'a ni l'énergie passionnée du style de Pascal, ni ces traits de grandeur qui éclatent de loin en loin dans la diction abondante et un peu diffuse d'Arnauld; il n'a pas non plus l'élégance et l'aménité répandue dans les Essais de Nicole; mais il possède au moins les qualités essentielles de la belle prose du dix-septième siècle, le naturel, la correction, la clarté, l'ordre, la gravité.

A ces titres divers le nom de Domat est illustre mais sa vie est très-peu connue. Tandis que l'on compte plusieurs biographies étendues et savantes de Cujas, qui assurément mérite bien cet honneur, tandis que les éloges et les notices histori

ques s'accumulent chaque jour sur la mémoire de Pothier, à peine quelques pages obscures ontelles été accordées à Domat, et nous en sommes encore à ces belles paroles tant de fois répétées de d'Aguesseau, dans ses instructions à son fils sur l'étude de la jurisprudence (OEuvres de d'Aguesseau, t. I, p. 273): « Personne n'a mieux approfondi que cet auteur le véritable principe des lois, et ne l'a expliqué d'une manière plus digne d'un philosophe, d'un jurisconsulte et d'un chrétien. Après avoir remonté jusqu'au premier principe, il descend jusqu'aux dernières conséquences. Il les développe dans un ordre presque géométrique : toutes les différentes espèces de lois y sont détaillées avec les caractères qui les distinguent. C'est le plan général de la société civile le mieux fait et le plus achevé qui ait jamais paru, et je l'ai toujours regardé comme un ouvrage précieux que j'ai vu croître et presque naître entre mes mains par l'amitié que l'auteur avait pour moi. Vous devez vous estimer heureux, mon cher fils, de trouver cet ouvrage fait avant que vous entriez dans l'étude de la jurisprudence. Vous y apporterez un esprit non-seulement de jurisconsulte mais de législateur, si vous le lisez avec l'attention qu'il mérite; et vous serez en état, par les principes qu'il vous donnera, de démêler de vousmême, dans toutes lois que vous lirez, ce qui ap

[ocr errors]

partient à la justice naturelle et immuable de ce qui n'est que l'ouvrage d'une volonté positive et arbitraire, de ne vous point laisser éblouir par les subtilités qui sont souvent répandues dans les jurisconsultes romains, et de puiser avec sûreté dans ce trésor de la raison humaine et du sens commun... » Et ailleurs (p. 275); « Vous serez en état, après cela, de commencer à lire les Instituts de Justinien; et, quoique l'ordre n'en soit pas vicieux, yous souhaiterez néanmoins plus d'une fois qu'il eût pu être tracé par M. Domat au lieu de l'être par M. Tribonien. »

On connaît aussi la lettre de Boileau à Brossette, où il appelle Domat le restaurateur de la raison dans la jurisprudence (OEuvres de Boileau, édit. de Saint-Surin, t. IV, p. 515).

Après ces hommages rendus à Domat par le poëte de la raison et par l'illustre auteur des ordonnances de 1731 et de 1735, nous rencontrons, parmi les Additions de Ferrière à la nouvelle édition des Vies des plus célèbres jurisconsultes de ' Taisand (Paris 1737, p. 634-38), une notice biographique fort courte, mais puisée à de bonnes sources qui ne sont pas indiquées. Terrasson en a tiré la page unique qu'il accorde à Domat dans l'Histoire de la jurisprudence romaine (Paris 1740, p. 482). Les deux derniers éditeurs de Domat, M. Carré (1° édition in-8°, Paris, 1822) et

M. Rémy (Paris, 1835), ont été encore plus brefs Terrasson; ils déclarent l'un et l'autre que que c'est dans ses ouvrages qu'il faut chercher Domat, car ils sont, pour ainsi dire, sa vie entière 1. Enfin, la Biographie universelle (article Domat par M. Bernardi) est, s'il est possible, plus vide encore de tout renseignement historique.

Par une sorte de compensation, un article de cette même Biographie universelle sur Prévost de la Jannès nous apprend que ce maître et ce prédécesseur de Pothier à l'Université d'Orléans, qui s'était formé lui-même à la grande Jurisprudence dans les écrits de Domat, avait laissé manuscrite «une Histoire de la vie et des ouvrages de Jean Domat, » qu'en 1742 il était dans l'intention depublier. Mais l'impression éprouva divers obstacles, dont le principal était l'opposition du censeur royal Hardion, qui, taxant, on ne sait trop sur quel fondement, l'ouvrage de jansénisme, exigeait de nombreuses corrections qui l'eussent défiguré, et, par-dessus tout, le retranchement absolu de tout ce qui, dans cet écrit, avait trait à Pascal, compatriote et ami de Domat. Cet éloge, réuni à deux ouvrages inédits de Prévost, faisait partie de la bibliothèque publique de la ville d'Orléans. Ce

1 M. Carré, Notice sur Domat, p. 1. M. Rémy (p. 1), répète cette phrase: : « C'est donc seulement dans ses ouvrages qu'il faut le cher

cher tout entier. »

« PrécédentContinuer »