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lonel Fabvier s'empressa d'acquitter notre dette commune en élevant à Santa-Rosa, au lieu même où il passe pour avoir été tué, à l'entrée d'une caverne située dans l'île, un monument avec cette inscription: «< AU COMTE SANCTOrre de SantaROSA, TUÉ LE 9 MAI 1825. » Le gouvernement grec n'y prit aucune part; mais le peuple et surtout les soldats francais mirent l'empressement le plus vif à seconder le digne colonel dans cet hommage rendu à la mémoire d'un homme de cœur.

Et moi aussi, jaloux de payer ma dette à une mémoire vénérée, n'ayant point d'autre monument à lui élever, j'ai voulu du moins attacher son nom à la partie la moins périssable de mes travaux, en lui dédiant un des volumes de ma traduction de Platon. Qu'il me soit permis de reproduire ici cette dédicace

A LA MÉMOIRE

DU COMTE

SANCTORRE DE SANTA-ROSA,

NÉ A SAVILLANO, LE 18 SEPTEMBRE 1783,
SOLDAT A 11 ANS,

TOUR A TOUR OFFICIER SUPÉRIEUR ET ADMINISTRATEUR
CIVIL ET MILITAIRE,

MINISTRE DE LA GUERRE DANS LES ÉVÉNEMENTS DE 1821; AUTEUR DE L'ÉCRIT INTITULÉ DE LA RÉVOLUTION PIÉMONTAISE;

MORT AU CHAMP D'HONNEUR

LE 9 MAI 1825,

DANS L'ILE DE SPHACTÉRIE PRÈS NAVARIN,

EN COMBATTANT POUR L'INDÉPENDANCE DE LA GRÈCE.

L'INFORTUNE A ÉCHOUÉ DANS SES PLUS NOBLES DESSEINS.

UN CORPS DE FER, UN ESPRIT DROIT, LE COEUR LE PLUS SENSIBLE, UNE INÉPUISABLE ÉNERGIE,

L'ASCENDANT DE LA FORCE AVEC LE CHARME DE LA BONTÉ,

LE PLUS PUR ENTHOUSIASME DE LA VERTU

QUI LUI INSPIRAIT TOUR A TOUR UNE AUDACE OU UNE MODÉRATION A TOUTE ÉPREUVE,

LE DÉDAIN DE LA FORTUNE ET DES JOUISSANCES VULGAIRES, LA LOYAUTÉ DU CHEVALIER, MÊME dans l'apparence de la RÉVOLTE, LES TALENTS DE L'ADMINISTRATEUR AVEC L'INTREPIDITÉ DU SOLDAT, LES QUALITÉS LES PLUS OPPOSÉES ET LES PLUS RARES

LUI FURENT DONNÉS EN VAIN.

FAUTE D'UN THÉATRE CONVENABLE,

FAUTE AUSSI D'AVOIR BIEN CONNU SON TEMPS

ET LES HOMMES DE CE TEMPS,

IL A PASSÉ COMME UN PERSONNAGE ROMANESQUE,

QUAND IL Y AVAIT EN LUI UN GUERRIER ET UN HOMME D'ÉTAT.

MAIS NON, IL N'A PAS PRODIGUÉ SA VIE POUR DES CHIMÈRES;
IL A PU SE TROMPER SUR LE TEMPS ET LES MOYENS,
MAIS TOUT CE Qu'il a voulu s'aCCOMPLIRA.

NON LA MAISON DE SAVOIE NE SERA POINT INFIDÈLE
A SON HISTOIRE.

ET LA GRÈCE NE RETOMBERA PAS SOUS LE JOUG MUSULMAN.

D'AUTRES ONT EU PLUS D'INFLUENCE

SUR MON ESPRIT ET MES IDÉES.

LUI, M'A MONTRÉ UNE AME HÉROÏQUE;

C'EST ENCORE A LUI QUE JE DOIS LE PLUS.

JE L'AI VU, ASSAILLI PAR TOUS LES CHAGRINS
QUI PEUVENT ENTRER DANS LE COEUR D'UN HOMME;
EXILE DE SON PAYS,

PROSCRIT, DÉPOUILLÉ, CONDAMNÉ A MORT

PAR CEUX QU'IL AVAIT VOULU SERVIR,

UN INSTANT MÊME MÉCONNU ET CALOMNIÉ PAR LA PLUPART DES SIENS, SÉPARÉ A JAMAIS DE SA FEemme et de sES ENFANTS,

PORTANT LE POIDS DES AFFECTIONS LES PLUS NOBLES

ET LES PLUS TRISTES,

SANS AVENIR, SANS ASILE, ET PRESQUE SANS PAIN, TROUVANT LA PERSÉCUTION OU IL ÉTAIT VENU CHERCHER UN ABRI, ARRÊTÉ, JETÉ DANS LES FERS,

INCERTAIN S'IL NE SERAIT PAS LIVRÉ A Son gouverneMENT,
C'EST A DIRE A L'ÉCHAFAUD;

ET JE L'AI VU NON-SEULEMENT INÉBRANLABLE,
MAIS CALME, JUSTE, INDULGENT,
s'efforçant de COMPRENDRE SES ENNEMIS
AU LIEU DE LES HAÏR,

EXCUSANT L'ERREUR, PARDONNAnt a la faiblesse,
$'OUBLIANT LUI-MÊME, NE PENSant qu'aux auTRES,
COMMANDANT LE RESPECT A SES JUGES,
INSPIRANT LE DÉVOUEMENT A SES GEOLIERS;

ET QUAND IL SOUFFRAIT LE PLUS,

CONVAINCU QU'une ame forte FAIT SA DESTINÉE,
ET QU'IL N'Y A DE VRAI MALHEUR QUE DANS LE VÍCE
ET DANS LA FAIBLESSE,

TOUJOURS PRÊT A LA MORT, MAIS CHÉRISSANT LA VIE
PAR RESPECT POUR DIEU ET POUR LA VERTU;
VOULANT ÊTRE HEUREUX,

ET L'ÉTANT PRESQUE

PAR LA PUISSANCE DE SA VOLONTÉ,

LA VIVACITÉ ET LA SOUPLESSE DE SON IMAGINATION,
ET L'IMMENSE SYMPATHIE DE SON COEUR.
TEL FUT SANTA-ROSA.

Ce 15 août 1827.

Je pose la plume, mon cher ami; je n'ai fait, vous le voyez, que rassembler des fragments de correspondance, recueillir des renseignements dignes de foi, retracer quelques faits, et exprimer des sentiments que quinze années n'ont point affaiblis et qui sont encore dans mon âme aussi vifs, aussi

profonds qu'ils l'ont jamais été. Mais je n'ai plus la force de faire passer dans mes paroles l'énergie de mes sentiments. Ce long récit n'a point l'intérêt que j'aurais voulu lui donner. Mon esprit épuisé ne sert plus ni mon cœur ni ma pensée; ma plume est aussi faible que ma main; elle a tracé péniblement chacune de ces lignes : il n'y en a pas une qui ne m'ait déchiré le cœur, et je n'aurais pas souffert davantage si j'eusse, de mes mains, creusé la fosse de Santa-Rosa. Et n'est-ce pas, en effet, ce triste devoir que je viens d'accomplir? Mon cœur n'est-il pas son vrai tombeau? Encore quelques jours peut-être, la voix, la seule voix qui disait son nom parmi les hommes et le sauvait de l'oubli, sera muette, et Santa-Rosa sera mort une seconde et dernière fois. Mais qu'importe la gloire et ce bruit misérable que l'on fait en ce monde, si quelque chose de lui subsiste dans un monde meilleur, si l'àme que nous avons aimée respire encore avec ses sentiments, ses pensées sublimes, sous l'œil de celui qui la créa? Que m'importe à moimême ma douleur dans cet instant fugitif, si bientôt je dois le revoir pour ne m'en séparer jamais? O espérance divine, qui me fait battre le cœur au milieu des incertitudes de l'entendement! ô problème redoutable que nous avons si souvent agité ensemble! ô abîme couvert de tant de nuages mêlés d'un peu de lumière ! Après tout, mon cher

ami, il est une vérité plus éclatante à mes yeux que toutes les lumières, plus certaine que les mathématiques : c'est l'existence de la divine providence. Oui, il y a un Dieu, un Dieu qui est une véritable intelligence, qui, par conséquent, a conscience de lui-même, qui a tout fait et tout ordonné avec poids et mesure, et dont les œuvres sont excellentes, dont les fins sont adorables, alors même qu'elles sont voilées à nos faibles yeux. Ce monde a un auteur parfait, parfaitement sage et bon. L'homme n'est point un orphelin : il a un père dans le ciel. Que fera ce père de son enfant quand celui-ci lui reviendra? Rien que de bon. Quoi qu'il arrive, tout sera bien. Tout ce qu'il a fait est bien fait; tout ce qu'il fera je l'accepte d'avance, je le bénis. Oui, telle est mon inébranlable foi, et cette foi est mon appui, mon asile, ma consolation, ma douceur, dans ce moment formidable.

Adieu, mon cher ami, conservez cet écrit comme un souvenir de moi et de lui. Vous l'avez connu, vous l'avez aimé; parlez souvent de lui avec le petit nombre d'amis qui ont survécu. Songez que c'est à lui que nous devons de nous être connus l'un et l'autre. Je me souviens encore de ce jour où, vers la fin de 1825, vous et Lisio, qui ne m'aviez jamais vu, vous vîntes chez moi me demander pour vous, ses compagnons d'infortune et d'exil,

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