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ment. C'est en ce sens qu'un grand poète dramatique a pu écrire, rendant un suprême hommage à un acteur de génie : « Ce soir, grâce à l'interprétation merveilleuse, tout à fait inexprimable de mon ami, j'avais jeté jusqu'au fond de ma propre création un de ces regards comme il a été donné bien rarement, jamais peut-être à un artiste, d'en jeter. On est alors envahi par un saisissement sacré, en face duquel on doit observer un religieux silence (1). » — On se représente certains acteurs de génie, un Kean, un Frédérick Lemaître, arrivant à donner ce << saisissement sacré » par leur puissance inventive dans le domaine de l'expression, de l'interprétation dramatique.

Quoi qu'il en soit, il faut croire que bien puissante est cette fascination du théâtre, puisque nous en trouvons la preuve dans l'exemple de la plupart des écrivains qui contribuèrent à l'éclat du roman moderne: pas un, j'entends parmi les maîtres, qui, parvenu à une renommée légitime et incontestée, grâce à ses œuvres de romancier, n'ait ambitionné une réputation correspondante comme auteur dramatique. Balzac, et parmi ceux qui le suivirent: Flaubert, Tourgeniev, M. E.

(1) Appréciation de Richard Wagner sur le célèbre acteur Schnorr de Karolsfeld.

Zola, autant de noms à citer. Les frères de Goncourt eux-mêmes, qui proclamèrent si dédaigneusement la supériorité artistique du livre sur le théâtre, firent les tentatives que l'on sait. Leur phrase retentissante: «Le livre tuera le théâtre», fut écrite après un bruyant échec sur la scène, et si, après coup, ils se montrèrent à ce point méprisants pour l'art dramatique, l'amertume qu'ils conservèrent de leurs insuccès ne contribua pas médiocrement à leur dicter cette attitude. Chose curieuse en effet, tous tant qu'ils furent, maîtres et disciples, ne rencontrèrent qu'insuccès sur la scène. N'y a-t-il pas là de quoi donner à réfléchir, et de l'ensemble de leurs échecs ne peut-on pas dégager un enseignement? Quelque légitime prévention que l'on éprouve à l'égard du goût public, avec quelque défiance que l'on envisage l'arrêt sans appel de deux mille spectateurs réunis dans une salle, cette suite ininterrompue d'insuccès peut sembler au moins bizarre.

Tout a été dit sur l'incompétence du public en matière dramatique. Les écrivains qui eurent à subir ses mauvais traitements ont excellé dans l'art de réunir et de présenter les raisons pour lesquelles il convenait d'écarter ses jugements. Médiocrité inévitable d'auditeurs qui demandent à une pièce de théâtre, non pas une jouissance

d'art, mais un amusement; insuffisance de l'interprétation, trahison de la pensée de l'auteur par ceux-là même qui ont mission de la faire saisir. Ce sont là les thèmes habituels de développements sur lesquels n'ont pas manqué de s'étendre les écrivains mécontents. Parmi ces motifs, il en est qui valent qu'on s'y arrête pour les examiner de près. Ce sera du même coup préciser quelques causes de la non-réussite au théâtre de nos plus fameux romanciers.

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D'abord la réaction inévitable exercée sur l'œuvre dramatique, à l'époque même de sa conception, par les conditions qui lui sont inhérentes la nécessité de subir directement et sans intermédiaire le contact du public. Il est clair que la situation d'esprit n'est plus la même chez un artiste qui compose, sachant que son œuvre est destinée à affronter, nous ne dirons pas le jugement, mais l'impression de deux mille spectateurs, et pour cet autre qui sait qu'il sera lu à tête reposée, dans le silence et l'isolement. L'écrivain qui, malgré sa conscience littéraire, malgré la sincérité de son culte pour l'art, ne peut écarter cette vision intérieure du public, ne produira plus avec la même liberté, avec la même indépendance de pensée. Cela revient à dire que certaines hardiesses, devant.

lesquelles il n'hésitera pas dans une œuvre écrite pour être lue, lui apparaîtront impossibles quand il s'agira de les transporter sur la scène et de les soumettre à une appréciation collective. Cette vision intérieure du public l'effrayera, le glacera; car le public doit juger immédiatement; l'impression subie sera chez lui dénuée de toute critique; elle ne sera jamais que le résultat d'une commotion soudaine, sans qu'il y ait place pour la réflexion, pour le repliement sur soi-même; elle se produira sous l'influence de mouvements impulsifs et s'aggravera de ce fait que les émotions du voisin exercent aussitôt leur influence salutaire ou néfaste. D'où cette conséquence

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si justement marquée : Écrire une pièce

de théâtre, c'est établir d'abord comme une moyenne des opinions du public pour lequel on l'écrit. » Et l'artiste la sent si bien cette vérité, qu'elle réagit aussitôt sur l'exécution de

son œuvre.

Car il n'y a pas à s'illusionner sur le caractère de ce public. Le théâtre, tel que l'ont fait, en le transformant, nos sociétés modernes, ne saurait étre un lieu pour l'art. Il a perdu d'abord, par l'extrême fréquence des représentations, le caractère de solennité exceptionnelle que lui avaient imprimé les usages du monde antique.

Ajoutons qu'il est devenu un goût, qu'il ne correspond plus à un besoin, en un mot qu'il n'a plus rien de national. Toute réforme sérieuse dans le sens artistique - en admettant qu'elle fùt possible aujourd'hui devrait viser à lui restituer ce caractère. Quant aux tendances du public, elles se marquent par une extrême légèreté, par une crainte bien significative de toute innovation, enfin, ce qui est plus grave encore, par l'incompréhension radicale de ce qui fait la valeur d'un art : sa beauté propre, c'est-à-dire la perfection de ses moyens expressifs.

Ces raisons et quelques autres encore furent parfaitement saisies par les écrivains qui, ayant subi des échecs au théâtre, exhalèrent leurs plaintes en des préfaces écrites après coup, puis réimprimées dans leurs recueils d'essais dramatiques. Balzac n'échappa pas au sort commun. Toutes ses œuvres de théâtre furent mal accueillies, et il s'en plaignit amèrement. Voici ce qu'il écrivait dans la préface des Ressources de Quinola : « Quand l'auteur de cette pièce ne l'aurait faite que pour obtenir les éloges universels accordés par les journaux à ses livres et qui peut-être ont dépassé ce qui lui était dû, les Ressources de Quinola seraient une excellente spéculation littéraire; mais en se voyant l'objet de

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