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accumule les mots et renforce les épithètes, trouvait son emploi naturel dans le récit des aventures d'amour, surtout quand l'épisode du mari trompé venait s'adjoindre au conte et lui communiquer une saveur nouvelle. Il semble qu'à cette époque l'humanité, lasse des siècles de piété, de contention morale qui l'avaient opprimée durant tout le moyen âge, ait poussé un immense soupir de soulagement lors de la grande émancipation de la Renaissance, et que sa première revanche ait été de tourner en dérision la fidélité conjugale. Ici Balzac est sans rival : la fertilité de ses inventions égale, si elle ne les dépasse, celle des plus célèbres conteurs, et le large rire dont il souligne les circonstances ou comiques ou grotesques de l'aventure, montre assez jusqu'à quel point il sut s'identifier avec l'esprit du temps. Il est peu de ces contes où nous ne voyions un mari trompé, peu de ces contes où la surabondance des détails physiques n'aille pas jusqu'à l'obsession. Lisez par exemple la « Chière Nuictée d'amour » et dans ce conte le récit de la première rencontre de la jeune femme avec son amant. Voici d'abord le mari Avenelles, « une mauvaise barbe rousse, poly comme ung brin de réglisse, pasle en diable, ainsy que sont tous chicquanous enfouis ez ténèbres du parlement; brief, le plus meschant

garson d'advocat qui jamais ayt vescu, riant aux pendaisons, vendant tout, vray Judas » . — Arrivons maintenant à la nuictée : « En prime veue, treuva la damoiselle Avenelles ung gentil souper, bon feu en la cheminée, mais ung meilleur au cueur de son amant, lequel la print, la baisa avesques larmes de joye, sur les yieulx d'abord pour les mercier de leurs bonnes œillades, pendant les dévotions de l'ecclise SainctJehan en Grève. Puis point ne refusa son bec à l'amour la bonne advocate embrasée, et se laissa bien adorer, presser, caresser, heureuse d'estre bien adorée, bien pressée, bien caressée, à la mode des amans affamez. Puis tous deux feurent d'accord d'estre lung à l'aultre durant toute la nuict, non chalans de ce qui pourroyt en advindre elle, comptant l'avenir comme festu en comparaison des joyes de cette nuictée; luy se fiant sur son crédit et son espée pour en avoir d'aultres. Brief, tous deux peu soulcieux de la vie, pourveu que en ung coup ils consumassent mille vies, prissent mille délices, en en rendant ung chascun à l'aultre, le double. Cuydant elle et luy tomber en ung abysme et voulant y rouler bien accolez, en boutant tout l'amour de leur aame avecques raige en ung coup. En da s'aymoient-ils bien! Aussy, point ne cognoissent

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l'amour les paouvres bourgeois qui couchent coitement avec leurs mesnaigières, veu qu'ils ne sçavent point ce qu'il y ha d'aspres frestillements de cueur, de chaulds jects de vie, de vigoureuses emprinses, alors que deux jeunes amants, blanchement unis et reluysans de dézirs, se couplent en veue d'ung dangier de mort. »>

On trouverait difficilement, croyons-nous, dans l'ensemble des Dizains, passage exprimant mieux que celui-là l'ardeur sensuelle, la fougue amoureuse et le déchaînement de l'instinct. Difficilement aussi découvrirait-on, dans n'importe quelle œuvre écrite, la transcription littéraire du désir physique se traduisant mieux qu'ici par l'afflux soudain et la brusque accélération des ondées sanguines. Balzac l'a peint tel qu'il devait exister chez la plupart de ces créatures saines et robustes, aux puissantes énergies physiques, du siècle de Rabelais, tel qu'il existe encore chez certains êtres, mais combien rares, de nos races dégénérées! Et pourtant, même dans ses descriptions les plus osées, comme celle que nous avons citée, presque toujours vous rencontrez, à côté de la manifestation du désir, l'accompagnant et la parachevant, une sorte d'intervention sentimentale qui y ajoute comme une fleur de poésie. Tantôt elle est due, cette

intervention, aux circonstances tragiques et douloureuses qui forment l'affabulation du conte, tantôt à une nuance particulière de mélancolie ou de rêve, d'un charme étrange et pénétrant. Mais, empreinte de tragique ou de rêverie, poignante ou seulement mélancolique, cette nuance de sentiment crée une originalité souveraine à l'ensemble des Dizains; elle les différencie, une fois pour toutes et à jamais, des conceptions littéraires de la pure Renaissance, en les rattachant par un lien tout spirituel à l'âme du Moyen âge. C'est qu'un cerveau d'artiste puissamment organisé doit offrir cette unité de structure grâce à laquelle, jusque dans ses compositions les plus opposées, se retrouvent des facultés identiques. Nous avons insisté, en étudiant le style du romancier moderne, sur son admirable don de vision intérieure et de réminiscence sentimentale. Balzac ne devait point s'en départir dans les Contes drolatiques, et il dota cette œuvre exceptionnelle en sa forme de qualités semblables à celles qui nous frappent dans les romans de la Comédie Humaine d'où ce très curieux et très rare mélange au sujet duquel il fallait s'expliquer.

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Existe-t-il passion plus raillée, sentiment plus universellement bafoué et à juste titre, que 1

tendresse amoureuse du vieillard? Lisez le « Péché véniel » et vous verrez ce que Balzac en fait. Notez que le ridicule est augmenté ici par l'impuissance physique du vieux « Bruyn » . Eh bien, en dépit même des épisodes drolatiques qu'amène cette impuissance, le conteur a su mettre tant de bonhomie dans cette vieille âme, un amour si sincère, des regrets si ardents, si véritablement communicatifs, que l'élément comique passe au second plan et fait place à la pitié attendrie. Quittons tout élément comique pour entrer dans le domaine de la passion profonde et pitoyable : le conte intitulé « Persévérance d'amour » va nous servir de guide. Sans doute, ici encore les âmes sont simples et naïves; elles ignorent ces complexités de sentiment qui ont fait les littératures modernes; elles ne poursuivent qu'un but, l'assouvissance de leurs désirs, et c'est toujours l'instinct qui les guide, mais avec quelle sûreté, surtout avec quelle opiniâtreté ! L'exclusivisme de leur tendresse, disons mieux, l'élément sérieux et tragique qui accompagne toujours le sentiment d'amour chez les àmes primitives, nous fait penser et réver, loin que nous songions à rire. Enfin, si nous nous élevons encore pour nous hausser jusqu'au sentiment pur, nous rencontrons des contes comme le

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