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dont M. Bourget s'est inspiré dans l'examen des questions de style, et il a conclu à peu près ainsi :

Puisque je n'ai dans l'esprit que le Mot, substitut de l'Idée, n'est-il pas évident qu'il y a corrélation étroite entre l'idée et son expression; disons mieux que la forme et le fond sont identiques?

Quelle que soit la séduction de cette doctrine, une analyse plus fouillée en démontre l'insuffisance. Sans nous arrêter à la réfutation proprement scientifique, le meilleur moyen de la combattre est de développer une vue d'ensemble de cette question. Qu'est-ce que le style, pour un penseur moderne? C'est un des moyens d'expression de l'âme humaine, au même titre que les lignes et les couleurs d'une part, les sons et leurs combinaisons infinies de l'autre. On peut dire que c'est le plus puissant de tous, à notre phase de civilisation. Mais il ne faut pas se laisser abuser par sa prééminence grandissante, et il convient de le rapprocher des autres, parce qu'il est soumis à des lois identiques. Or, ce que l'on appelle moyen d'expression des mouvements de l'âme n'est pas, au regard du penseur averti, un phénomène distinct et séparé de ces mouvements eux-mêmes. Un phénomène d'expression est un fragment d'un ensemble: c'est une partie

de ce tout qu'on appelle un état de conscience et qui englobe l'être humain dans chacun de ses éléments. Le phénomène du langage n'est que l'élément externe et visible, mais qui, essentiellement, ne diffère en rien de l'élément interne et caché. De ce point de vue on aperçoit que dans le langage, comme dans tout autre moyen d'expression, la part essentielle est la part d'émo

tion.

Sans appuyer outre mesure sur ces considérations positives, nous pouvons retenir que le penseur moderne est conduit à envisager le style, ainsi que le sentirent toujours par intuition les grands artistes de lettres, avant et par-dessus tout, comme un fait d'émotion.

La Doctrine Réaliste qui distingue la forme et le fond ne saurait invoquer de meilleur argument que celui-là. Dans le substantif le plus concret l'origine du langage le prouve surabondamment un phénomène émotif double le phénomène intellectuel, et lorsqu'on s'élève jusqu'aux concepts généraux, lorsque l'image concrète a disparu, il reste, outre le mot, ce phénomène émotif qui, loin d'avoir disparu comme l'image, est allé croissant d'intensité. Elle peut encore invoquer, cette doctrine, répondant à l'argument de la corrélation entre la forme et le

fond, que pour le commun des hommes il n'en va pas ainsi, que même pour l'artiste, aux heures où il ne fait pas œuvre d'art, les rapports entre les idées et leur expression ne présentent pas une telle rigueur. Enfin, si la forme se confondait avec le fond, si l'idée était ainsi figée dans son moule, comment pourrait-elle être comprise par ceux qui ne l'ont point eue? C'est qu'en dernière analyse, à côté de la forme ou expression, il paraît bien indiscutable qu'il existe un fond commun à tous les hommes, à des degrés divers et avec une intensité différente, suivant leur supériorité fond de connaissances, de sentiments, d'intellectualité. Dans un esprit d'artiste tout-puissant comme celui de Balzac, le monde des concepts, des idées générales, loin de rester, comme dans le cerveau d'un homme ordinaire ou d'un froid logicien, un phénomène de pure abstraction, se confond avec sa sensibilité d'écrivain, si bien que, derrière chacune de ses pages principales, nous voyons transparaître tout son tempérament, toute sa vie organique.

Nous touchons ici aux tendances maîtresses de sa nature et, d'une façon générale, au rôle des tendances maîtresses chez toute espèce d'individu supérieur. Prononcer ce mot, c'est se référer une fois de plus à la théorie nominaliste et aux

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explications de Taine. Continuant l'exemple précédemment cité du visiteur qui parcourt les diverses salles d'une galerie de tableaux, l'auteur de « l'Intelligence », écrit que ce visiteur a une tendance à nommer. Il fournit ainsi un argument contre sa théorie. Indépendamment du mot, en effet, on ne peut nier l'existence de ces tendances cela ne frappe point pour les objets de pure intellectualité, pour les phénomènes abstraits; mais la distinction est saisissante dès que l'on pénètre dans le monde du sentiment, de la vie affective, plus simplement dès que l'on aborde le domaine de la Vie. Une tendance, on l'a fait justement observer, c'est un mouvement qui commence. Lorsqu'un artiste éprouve une émotion d'art, quelle que soit sa nature, quelle que doive être son expression, qu'il s'agisse de mots, de sons ou de lignes, il se produit tout un ensemble de phénomènes psychologiques qui ont pour fin dernière cette expression; l'invention du mot est une des manifestations de ce besoin. Par conséquent, sous le mot il y a la tendance à nommer, un afflux nerveux qui tend à une décharge; le mot n'est qu'une décharge, et il est contradictoire de dire qu'elle puisse se suffire à elle-même. Le mieux informé des partisans de la doctrine réaliste, M. Ribot, est arrivé

à cette conclusion, à la suite d'expérimentations faites sur les sujets les plus variés. Prenant ses sujets dans les différentes classes sociales, il a obtenu des résultats d'autant plus sûrs qu'il s'adressait à des individus d'un niveau intellec- [ tuel plus médiocre. Il a étagé des abstractions, prononçant devant eux les mots : cause, infini, il a soigneusement noté les réponses qui lui étaient faites par les gens auxquels il demandait à quelle idée correspondait dans leur cerveau le mot prononcé. Il a acquis cette conviction que les individus, pour la plupart, avaient dans l'esprit, d'abord le mot, puis la tendance à l'état naissant.

Pour résumer et conclure, en nous rapprochant du cas particulier de Balzac, nous dirons : A côté du mot, il y a toujours un substratum, le substratum des tendances. Tout un monde de tendances vit et s'agite sous le mot. Mais celles-ci ne sont que des effets dont le tempérament ou type propre à l'artiste nous apparaît la cause initiale, et de même que ce tempérament lui impose ses tendances, il lui dicte son style. Tout ce qu'il y a de sentiment, d'énergie volontaire dans un être, tout ce qui contribue à modeler l'âme d'un artiste, contribue aussi à former sa langue, ses moyens d'expression, et lui constitue

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