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AVANT-PROPOS

LES INCONNUES DE BALZAC

Une préface n'a généralement pas pour but de rectifier et de compléter un livre : tel est pourtant l'objet de celle-ci, qui, dans notre pensée, doit servir de transition entre le premier et le second volume de ces Essais. Le premier contenait un parti pris arrêté de laisser dans l'ombre tout ce qui présenterait un caractère anecdotique ou biographique; mais celui-ci ne pouvait persister que si l'on n'avait à attendre aucune lumière nouvelle sur l'âme du romancier. Aussi bien l'avions-nous formulé avec cette conviction que tout avait été dit sur l'homme intime chez Balzac. Or, en fait, nous

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le reconnaissons aujourd'hui, c'était une thèse exagérée. De nombreux points, et des plus importants, sont encore ignorés et seront, un jour ou l'autre, portés à la connaissance des lettrés; des plus importants, disons-nous, car ils intéressent la sensibilité même de l'écrivain, et ce qu'il y avait d'essentiel dans cette sensibilité, nous entendons par là son sens de la Féminéité (1).

A cet égard, il faut en convenir, Balzac a trompé, volontairement trompé tout le monde, même ceux qui l'approchaient le plus près. Aussi s'est-il établi sur sa vie privée une sorte de légende qui, avec les années, et à force d'être redite, a pris la consistance d'une réalité authentique. Cette légende, personne ne l'ignore, nous présentait le romancier menant dans sa cellule d'homme de lettres l'existence d'un moine laïque, jaloux de toute dépense nerveuse qui ne dût pas servir à sa production

(1) Notre premier devoir, comme aussi notre plus douce satisfaction, est de rendre hommage, au début même de ce livre, à la bienveillance de M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, dont les précieuses communications nous ont permis d'écrire cet avant-propos.

d'artiste. Elle nous convenait d'autant mieux qu'elle expliquait pour une part son activité intellectuelle si véritablement prodigieuse, et qu'elle n'était même pas contraire à son développement de Féminin. Il nous plaisait d'imaginer Balzac chaste, ne fût-ce qu'à cet unique point de vue. Un philosophe expert en toutes les délicatesses de l'âme n'a-t-il pas justement écrit : « Ceux qui connaissent le mieux l'amour sont ceux qui en ont le moins abusé »? Et ne pourrait-on pas ajouter : Ceux qui le peignent le mieux, ceux qui rendent le plus finement les nuances du sentiment et jusqu'aux plus pressants appels du désir sont ceux qui, par une contrainte volontaire ou forcée, conservèrent intacte cette faculté de vibration qu'émousse l'usage et que l'abus détruit? Quel est l'artiste qui, soucieux des problèmes d'âme, et dans le domaine large ou restreint de son activité mentale, n'a pas fait pour son compte l'expérience de cette vérité? Quel est celui qui, après un temps plus ou moins long de complète chasteté, n'a pas trouvé la nature plus radieuse, la beauté des femmes plus troublante, et senti

quelque chose comme un frisson inéprouvé parcourir tout son être?

Si séduisante que soit la légende, il y faut cependant renoncer, pour nous en tenir à la réalité vécue. Quand tous les documents seront produits, l'historien littéraire aura son tour; il viendra redresser la légende et pourra, comme il convient, écrire la biographie amoureuse du romancier. Nous ne saurions, quant à nous, faire autre chose que la rectifier en certains points; mais déjà cela seul vaut qu'on s'y arrête. Une publication récente (1), du plus vif intérêt et dont tous les lettrés attendent la suite avec impatience, nous a montré sous son vrai jour la nature des relations de Balzac avec Mme Hanska. Cette tendresse idéale que la trop fameuse comtesse s'était elle-même plu à parer d'une auréole supraterrestre, espérant bien jouer jusqu'au bout le rôle de divinité inabordable qui convenait à sa vanité, nous savons maintenant ce qu'il en faut penser, et la suite de la publication ne laissera sans

(1) Voir les Lettres à l'étrangère dans la Revue de Paris des 1er et 15 février, 1er mars 1894.

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