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doute subsister aucune équivoque à cet égard. Une autre lettre de Balzac, publiée par les soins du plus autorisé des balzaciens, M. le vicomte de Lovenjoul, établit clairement aussi qu'à certaines heures de sa vie les préoccupa

tions amoureuses d'ordre sentimental ne furent pas seules à tenir leur place dans la pensée du romancier (1).

Si nous réfléchissons d'autre part à son immense célébrité, nous nous trouvons conduit à un dernier ordre de documents dont il importe de faire état, car sans eux toute une part essentielle de sa psychologie risquerait de demeurer dans l'ombre: nous voulons parler de certains témoignages anonymes de l'exceptionnelle faveur qu'auraient suffi à lui mériter, indépendamment de son génie littéraire, l'adoration fervente et le culte pieux de cette douce âme féminine, pour laquelle il avait tant fait! J'aime à me représenter Balzac contraint, par quelque événement imprévu, de choisir en hâte, et parmi tant de

(1) Voir le Figaro du 1er au 7 janvier 1894.

feuillets noircis, pour les sauver d'un imminent désastre, ceux que sa conscience d'artiste et sa tendresse d'amant lui désignent comme précieux entre tous. Il a atteint cette période de sa vie qui suit la publication des premières grandes œuvres : déjà connu, presque universellement célèbre, il a sous la main les preuves irrécusables-car elles sont écrites en un style qui ne saurait tromper de l'admiration passionnée des femmes qui cherchèrent à travers ses œuvres des enseignements et peut-être des exemples! Sans doute il n'aura garde d'oublier ces lettres ni celles de Mme Hanska, ni celles de Mme de Berny, ni même, j'allais dire surtout, celles de cette duchesse de Castries, qui l'avait tant fait souffrir et qui devait lui causer encore de si cruelles tortures! Mais j'imagine qu'entre toutes il choisira, pour les arracher au désastre, ce précieux dossier de lettres, dont pas une n'est signée du vrai nom, écrites des plus diverses écritures, dont le style est souvent bien malhabile et tâtonnant, mais qui contiennent en somme le plus authentique témoignage d'amour et de culte enthousiaste

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que jamais artiste ait reçu au cours d'une glorieuse carrière!

Etre aimé, sentir entre notre âme et l'âme de ceux qui nous lisent ce lien mystérieux et magnétique créé par l'émotion contagieuse! Percevoir à distance que l'œuvre par laquelle nous avons traduit le meilleur de nous-même, toute une part de notre vie sentimentale, avec ses angoisses et ses désespérances, ses frissons et ses larmes, eut cette puissance d'éveiller un écho sonore en des cœurs féminins... peut-il exister plus noble ambition pour un artiste et récompense égale à celle d'en tenir sous sa main l'irrécusable témoignage? Qu'est-ce que l'admiration en effet, et que vaut-elle, mise en face de l'amour? Lorsque nous repassons en esprit la série des grandes œuvres d'art qui ont modelé notre vie intellectuelle, surtout quand nous nous appliquons à préciser l'apport de chacune, il semble qu'un classement s'impose, et que nous les devions ranger en deux catégories distinctes : les unes placées tout en haut, mais peut-être un peu loin de nous, à cette distance qui fait que le respect est à leur

égard le sentiment dominateur; les autres au contraire tout proches de notre âme, tout contre elle, si j'ose dire, par lesquelles nous sentons remuées les puissances inassouvies de notre être, et grâce auxquelles tout cet être se fond en tendresse reconnaissante!

L'auteur du Lys eut ce don, qui suffirait à en faire un imbrisable anneau de la chaîne ininterrompue des grands artistes, de traduire en certaines œuvres d'amour quelques-unes de ces émotions souveraines. Il goûta cette intime volupté de sentir la communion mystérieuse entré son âme d'artiste et celles de bien des femmes dont les figures entrevues en rêve avaient servi de prototypes aux plus douloureuses comme aux plus passionnées de ses créations imaginaires. Et voilà pourquoi nous apparaît d'un intérêt capital ce recueil de témoignages, presque tous anonymes, que nous appellerons le dossier des inconnues de Balzac; pourquoi encore il nous semble que lui-même devait y tenir comme à son plus précieux trésor.

Combien différents d'ailleurs et variés dans

l'expression des sentiments qu'ils enferment, ces feuillets jaunis par le temps, qu'aucune âme sensible ne saurait manier autrement qu'avec émotion, car plus d'un fut trempé de larmes, et ce sont des douleurs authentiques et vécues qui les ont fait écrire! Les plus incorrects sont quelquefois les plus touchants. Depuis les lettres des résignées qui subissent le sort imposé par la vie, en laissant échapper quelques timides plaintes, jusqu'à celles des révoltées s'insurgeant contre l'injustice du destin, elles apparaissent une preuve bien évidente de la réaction de l'oeuvre écrite sur la direction morale du temps, de son influence pernicieuse ou bienfaisante le psychologue n'a pas à distinguer - sur l'évolution des âmes. Quelles précieuses monographies n'écrirait-on pas, en suivant simplement, à travers la correspondance d'une dizaine d'entre ces femmes, les transformations sentimentales que produisait en elles la lecture assidue des oeuvres du romancier!«M. de Balzac, vous êtes un adorable génie! Vous faites ma consolation! Voulezvous être mon protecteur? » ainsi s'exprime

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