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qui négligent l'étude de leur propre langue, pour 3 favoir imparfaitement des langues anciennes; qui fe croient en droit de méprifer leur fiècle, parce qu'ils fe flattent d'avoir quelques connaissances des fiècles paffés; qui fe récrient fur un paffage d'Efchyle, & n'ont jamais eu le plaifir de verfer des larmes à nos fpectacles. Il traduifit le poëme de Petrone fur la guerre civile, non qu'il penfât que cette déclamation pleine de penfées fauffes approchât de la fage & élégante nobleffe de Virgile: il favait que la fatire de Petrone, (c) quoique femée de traits charmans, n'est que le caprice d'un jeune homme obfcur, qui n'eut de frein ni dans fes mœurs, ni dans fon ftyle. Des hommes qui fe font donnés pour des maîtres de goût & de volupté, efliment tout dans Pétrone; & M. Bouhier, plus éclairé, n'eftime pas même tout ce qu'il a traduit: c'eft un des progrès de la raifon humaine dans ce fiècle, qu'un traducteur ne foit plus idolâtre de fon auteur, & qu'il fache lui rendre justice comme à un contemporain. Il exerça fes talens fur ce poëme, fur l'hymne à Vénus, fur Anacréon, pour montrer que les poëtes doivent être traduits en vers: c'était une opinion qu'il défendait avec chaleur,

(e) Saint Evremond admire Pétione, parce qu'il le prend pour un grandhomme de cour, & que Saint Evremond croyait en être un. C'était la manic du temps. Saint Euremond & beaucoup d'autres décident que Néron ell peint fous le nom de Trimalcion; mais cn vérité, quel rapport d'un vieux financier groffier & ridicule, & de fa vieille femme qui n'eft qu'une bourgeoife impertinente, qui fait mal au cœur, avec un jeune empereur & fon épouse la jeune Olavie, ou la jeune Popée ? Quel rapport des débauches & des larcins de quelques écoliers fripons avec les plaifirs du maître du monde? Le Pétrone, auteur de la fatire, eft vifiblement un jeune homme d'efprit, élevé parmi des débauchés obfcurs, & n'est pas le conful Pétrone.

& on ne fera pas étonné que je me range à son fentiment.

Qu'il me foit permis, Meffieurs, d'entrer ici avec vous dans ces difcuffions littéraires; mes doutes me vaudront de vous des décifions. C'eft ainfi que je pourrai contribuer au progrès des arts; & j'aimerais mieux prononcer devant vous un difcours utile qu'un difcours éloquent.

Pourquoi Homère, Théocrite, Lucrèce, Virgile, Horace font ils heureufement traduits chez les Italiens & chez les Anglais? (d) pourquoi ces nations n'ont-elles aucun grand poëte de l'antiquité en profe, & pourquoi n'en avons-nous encore eu aucun en vers? Je vais tâcher d'en démêler la raison.

La difficulté furmontée, dans quelque genre que ce puiffe être, fait une grande partie du mérite. Point de grandes chofes fans de grandes peines : & il n'y a point de nation au monde, chez laquelle il foit plus difficile que chez la nôtre de rendre une véritable vie à la poëfie ancienne. Les premiers poëtes formèrent le génie de leur langue; les Grecs & les Latins employèrent d'abord la poëfie à peindre les objets fenfibles de toute la nature. Homère exprime tout ce qui frappe les yeux : les Français, qui n'ont guère commencé à perfectionner la grande poëfie qu'au théâtre, n'ont pu & n'ont dû exprimer alors que ce qui peut toucher l'ame. Nous nous fommes interdits nous-mêmes infenfiblement prefque tous les objets

(d) Horace eft traduit en vers italiens par Palavicini, Virgile par Hannibal Caro, Ovide par Anguillara, Theocrite par Ricolotti. Les Italiens ont cinq bonnes traductions d'Anacréon. A l'égard des Anglais, Dryden a traduit Virgile & Juvenal; Pope, Homère; Créech, Lucrèce, &c.

que d'autres nations ont ofé peindre. Il n'eft rien que le Dante n'exprimât, à l'exemple des anciens : il accoutuma les Italiens tout dire; mais nous, comment pourrions-nous aujourd'hui imiter l'auteur des Géorgiques, qui nomme fans détour tous les inftrumens de l'agriculture? A peine les connaiffons-nous, & notre molleffe orgueilleufe, dans le fein du repos & du luxe de nos villes, attache malheureufement une idée baffe à ces travaux champêtres, & au détail de ces arts utiles, que les maîtres & les législateurs de la terre cultivaient de leurs mains victorieuses. Si nos bons poëtes avaient fu exprimer heureusement les petites chofes, notre langue ajouterait aujourd'hui ce mérite, qui eft très-grand, à l'avantage d'être devenue la première langue du monde pour les charmes de la converfation, & pour l'expreffion du fentiment. Le langage du cœur & le ftyle du théâtre ont entièrement prévalu: ils ont embelli la langue française; mais ils en ont refferré les agrémens dans des bornes un peu trop étroites.

Et quand je dis ici, Meffieurs, que ce font les grands poëtes qui ont déterminé le génie des langues, (e) je n'avance rien qui ne foit connu de vous.

(e) On n'a pu dans un difcours d'appareil entrer dans les raifons de cette difficulté attachée à notre poëfie; elle vient du génie de la langue; car quoique M. de la Motte, & beaucoup d'autres après lui, aient dit en pleine académie que les langues n'ont point de génie, il paraît démontré que chacune a le fien bien marqué.

Ce génie eft l'aptitude à rendre heureufement certaines idées, & l'impoffibilité d'en exprimer d'autres avec fuccès. Ces fecours & ces obflacles naiffent, 1. de la définence des termes. 2. des verbes auxiliaires & des participes; 3. du nombre plus ou moins grand des rimes; 4. de la longueur & de la brièveté des mots; 5. des cas plus ou moins variés ; 6. des articles & prouoms; 7. des élifions; 8. de l'inverfion;

Les Grecs n'écrivirent l'hiftoire que quatre cents ans après Homère. La langue grecque reçut de ce grand peintre de la nature la fupériorité qu'elle prit chez tous les peuples de l'Afie & de l'Europe : c'est Térence qui, chez les Romains, parla le premier avec une pureté toujours élégante; c'eft Pétrarque qui,

9. de la quantité dans les fyllabes: & enfin d'une infinité de fineffes, qui ne font fenties que par ceux qui ont fait une étude approfondie d'une langue.

1. La definence des mots, comme perdre, vaincre, un coin, fucre, refle, crotte, perdu, fourdre, fief, coffre, ces fyllabes dures révoltent l'oreille, & c'est le partage de toutes les langues du Nord.

2. Les verbes auxiliaires & les participes. Victis hoflibus, les ennemis ayant été vaincus. Voilà quatre mots pour deux. Lafo & invicto militi; c'est l'infcription des invalides de Berlin: fi on va traduire, pour les foidats qui ont été bleffés & qui n'ont pas été vaincus, quelle langueur ! Voilà pourquoi la langue latine eft plus propre aux infcriptions que la française.

3. Le nombre des rimes. Ouvrez un diâionnaire de rimes italiennes, & un de rimes françaifes, vous trouvez toujours une fois plus de termes dans l'italien, & vous remarquerez encore que dans le français il y a toujours vingt rimes burlesques & balles pour deux qui peuvent entrer dans le ftyle noble.

4. La longueur la triéveté des mots. C'eft ce qui rend une langue plus ou moins propre à l'expreffion de certaines maximes, & a la mefure de certains vers.

On n'a jamais pu rendre en français dans un beau vers:

Quanto fi moftra men, tanto è più bella.

On n'a jamais pu traduire en beaux vers italiens :

Tel brille au fecond rang, qui s'éclipfe au premier.

C'est un poids bien pesant qu'un nom trop tôt fameux.

5. Les cas plus ou moins variés. Mon père, de mon père, à mon père, meus pater, mei patris, meo patri; cela est sensible.

6. Les articles & pronoms. De ipfius negotio ci loquebatur. Con ello parlava dell' affare di lui; il lui parlait de fon affaire. Point d'amphibologie dans le latin. Elle eft prelque inévitable dans le français. On ne

après le Dante; donna à la langue italienne cette aménité & cette grâce qu'elle a toujours confervées. C'eft à Lopes de Véga que l'efpagnol doit fa nobleffe & fa pompe; c'eft Shakespeare qui, tout barbare qu'il était, mit dans l'anglais cette force & cette énergie qu'on n'a jamais pu augmenter depuis, fans l'outrer, & par conféquent fans l'affaiblir. D'où vient ce grand effet de la poëfie, de former & fixer enfin le génie des peuples & de leurs langues? La caufe en eft bien fenfible: les premiers bons vers, ceux mêmes qui n'en ont que l'apparence, s'impriment dans la mémoire à l'aide de l'harmonie. Leurs tours naturels & hardis deviennent familiers; les hommes

fait fi fon affaire eft celle de l'homme qui parle, ou de celui auquel on parle; le pronom il fe retranche en latin, & fait languir l'italien & le français.

7. Les élifions.

Canto l'arme pietofe, e il capitano.

Nous ne pouvons dire :

Chantons la piété & la vertu heureuse.

8.. Les inverfions. Cefar cultiva tous les arts utiles; on ne peut tourner - cette phrafe que de cette feule façon. On peut dire en latin de cent vingt façons différentes :

Cæfar omnes utiles artes coluit.

Quelle incroyable différence!

9. La quantité dans les fyllabes. C'eft de-là que naît l'harmonie. Les brèves & les longues des Latins forment une vraie mufique. Plus une langue approche de ce mérite, plus elle eft harmonicufe. Voyez les vers italiens, la pénultième cft toujours longue :

Capitano, mâno, fino, chrifto, acquisto.

Chaque langue a donc fon génie, que des hommes fupérieurs fentent les premiers, & font fentir aux autres. Ils font éclore ce génie caché de la langue.

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