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LETTRES PERSANES.

QUELQUES RÉFLEXIONS

SUR

LES LETTRES PERSANES.

Rien n'a plu davantage dans les Lettres persanes que d'y trouver, sans y penser, une espèce de roman. On en voit le commencement, le progrès, la fin les divers personnages sont placés dans une chaîne qui les lie. A mesure qu'ils font un plus long séjour en Europe, les mœurs de cette partie du monde prennent dans leur tête un air moins merveilleux et moins bizarre; et ils sont plus ou moins frappés de ce bizarre et de ce merveilleux, suivant la différence de leurs caractères. D'un autre côté, le désordre croît dans le sérail d'Asie à proportion de la longueur de l'absence d'Usbek, c'est-à-dire à mesure que la fureur augmente, et que l'amour diminue.

D'ailleurs ces sortes de romans réussissent ordinairement, parce que l'on rend compte soi-même de sa situation actuelle; ce qui fait plus sentir les passions que tous les récits qu'on en pourrait faire. Et c'est une des causes du succès de quelques ouvrages charmants qui ont paru depuis les Lettres persanes.

Enfin dans les romans ordinaires, les digressions ne peuvent être permises que lorsqu'elles forment elles-mêmes un nouveau roman. On n'y saurait mêler de raisonnements, parce que, aucuns des personnages n'y ayant été assemblés pour raisonner, cela choquerait le dessein et la nature de l'ouvrage. Mais, dans la forme de lettres, où les acteurs ne sont pas choisis, et où les sujets qu'on traite ne sont dépendants d'aucun dessein ou d'aucun plan déjà formé, l'auteur s'est donné l'avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman, et de lier le tout par une chaîne secrète et en quelque façon inconnue.

Les Lettres persanes eurent d'abord un débit si prodigieux, que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient tirer par la manche tous ceux qu'ils rencontraient : «< Monsieur, disaient-ils, faites-moi des Lettres persanes. »

Mais ce que je viens de dire suffit pour faire voir qu'elles ne sont susceptibles d'aucune suite, encore moins d'aucun mélange avec des lettres écrites d'une autre main, quelque ingénieuses qu'elles puissent être.

1 Les Lettres persanes furent données au public en 1721; mais ces réflexions ne parurent qu'en 1754. Montesquieu les plaça au-devant d'un supplément contenant onze lettres nouvelles, et quelques changements que nous avons eu soin d'indiquer dans le cours de notre édition. (P.)

MONTESQUIEU.

Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés bien hardis; mais ils sont priés de faire attention à la nature de cet ouvrage. Les Persans qui doivent y jouer un si grand rôle se trouvaient tout à coup transplantés en Europe, c'est-à-dire dans un autre univers. Il y avait un temps où il fallait nécessairement les représenter pleins d'ignorance et de préjugés: on n'était attentif qu'à faire voir la géné ration et le progrès de leurs idées. Leurs premières pensées devaient être singulières : il semblait qu'on n'avait rien à faire qu'à leur donner l'espèce de singularité qui peut compatir avec de l'esprit, on n'avait à peindre que le sentiment qu'ils avaient eu à chaque chose qui leur avait paru extraordinaire. Bien loin qu'on pensât à intéresser quelque principe de notre religion, on ne se soupçonnait pas même d'imprudence. Ces traits se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d'étonnement, et point avec l'idée d'examen, et encore moins avec celle de critique. En parlant de notre religion, ces Persans ne doivent pas paraître plus instruits que lorsqu'ils parlaient de nos coutumes et de nos usages; et, s'ils trouvent quelquefois nos dogmes singuliers, cette singularité est toujours marquée au coin de la parfaite ignorance des liaisons qu'il y a entre ces dogmes et nos autres vérités.

On fait cette justification par amour pour ces grandes vérités, indépendamment du respect pour le genre humain, que l'on n'a certainement pas voulu frapper par l'endroit le plus tendre. On prie donc le lecteur de ne pas cesser un moment de regarder les traits dont je parle comme des effets de la surprise de gens qui devaient en avoir, ou comme des paradoxes faits par des hommes qui n'étaient pas même en état d'en faire. Il est prié de faire attention que tout l'agrément consistait dans le contraste éternel entre les choses réelles et la manière singulière, naïve ou bizarre, dont elles étaient aperçues. Certainement la nature et le dessein des Lettres persanes sont si à découvert, qu'elles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper eux-mêmes.

INTRODUCTION.

Je ne fais point ici d'épître dédicatoire, et je ne demande point de protection pour ce livre : on le lira, s'il est bon; et, s'il est mauvais, je ne me soucie pas qu'on le lise'.

Ce livre, toujours piquant, par la variété des tons, pour le lecteur qui cherche l'amusement, attache souvent par l'importance des objets, le lecteur qui veut s'instruire. Déjà l'auteur s'essaye aux matières de politique et de législation, et plusieurs de ces lettres sont de petits traités sur la population, le com merce, les lois criminelles, le droit public: on voit qu'il jette en avant des idées qu'il doit développer ailleurs, et qui sont comme les pierres d'attente d'un édifice. La familiarité épistolaire met

1

J'ai détaché ces premières lettres pour essayer le goût du public j'en ai un grand nombre d'autres dans mon portefeuille, que je pourrai lui donner dans la suite.

Mais c'est à condition que je ne serai pas connu : car, si l'on vient à savoir mon nom, dès ce moment je me tais. Je connais une femme qui marche assez bien, mais qui boite dès qu'on la regarde. C'est assez des défauts de l'ouvrage, sans que je présente encore à la critique ceux de ma personne. Si l'on savait qui je suis, on dirait: Son livre jure avec son caractère; il devrait employer son temps à quelque chose de mieux, cela n'est pas digne d'un homme grave. Les critiques ne manquent jamais ces sortes de réflexions, parce qu'on les peut faire sans essayer beaucoup son esprit.

Les Persans qui écrivent ici étaient logés avec moi; nous passions notre vie ensemble. Comme ils me regardaient comme un homme d'un autre monde, ils ne me cachaient rien. En effet, des gens transplantés de si loin ne pouvaient plus avoir de secrets. Ils me communiquaient la plupart de leurs lettres; je les copiai. J'en surpris même quelquesunes, dont ils se seraient bien gardés de me faire confidience, tant elles étaient mortifiantes pour la vanité et la jalousie persane.

Je ne fais donc que l'office de traducteur : toute ma peine a été de mettre l'ouvrage à nos mœurs. J'ai soulagé le lecteur du langage asiatique autant que je l'ai pu, et l'ai sauvé d'une infinité d'expressions sublimes qui l'auraient ennuyé jusque dans les nues.

Mais ce n'est pas tout ce que j'ai fait pour lui. J'ai retranché les longs compliments, dont les Orientaux ne sont pas moins prodigues que nous; et j'ai passé un nombre infini de ces minuties qui ont tant de peine à soutenir le grand jour, et qui doivent toujours mourir entre deux amis.

Si la plupart de ceux qui nous ont donné des recueils de lettres avaient fait de même, ils auraient vu leur ouvrage s'évanouir.

Il y a une chose qui m'a souvent étonné; c'est de voir ces Persans quelquefois aussi instruits que moi-même des mœurs et des manières de la nation, jusqu'à en connaître les plus fines circonstances, et à remarquer des choses qui, je suis sûr, ont échappé à bien des Allemands qui ont voyagé en France. J'attribue cela au long séjour qu'ils y ont fait sans compter qu'il est plus facile à un Asiatique de s'instruire des mœurs des Français dans un an, qu'il ne l'est à un Français de s'instruire des mœurs des Asiatiques dans quatre; parce que les uns se livrent autant que les autres se communiquent peu.

L'usage a permis à tout traducteur, et même au plus barbare commentateur, d'orner la tête de sa version ou de sa glose du panégyrique de l'original, et d'en relever l'utilité, le mérite et l'excellence. Je ne l'ai point fait : on en

naturellement en jeu son talent pour la plaisanterie, qu'il maniait aussi bien que le raisonnement. L'ironie est dans ses mains une arme qu'il fait servir à tout, même contre l'inquisition; et alors elle est assez amère pour tenir lieu d'indignation. Il peint à grands traits les mœurs serviles des États despotiques, et cette jalousie particulière aux harems d'Orient, toujours humiliante et forcenée, soit dans le maître, qui veut être aimé comme on veut être obéi; soit dans les femmes esclaves, qui se disputent un homme, et non pas un amant. Il sait intéresser et toucher dans l'histoire des Troglodytes, et cet intérêt n'est pas celui d'aventures romanesques : c'en est un plus rare, plus original, et plus difficile à produire, celui qui naît de la peinture des vertus sociales mises en action, et nous en fait sentir le charme et le besoin. (L. H.)

devinera facilement les raisons. Une des meilleures est que ce serait une chose très-ennuyeuse, placée dans un lieu déjà très-ennuyeux de lui-même, je veux dire une préface.

LETTRE I.

USBEK A SON AMI RUSTAN.
A Ispahan.

Nous n'avons séjourné qu'un jour à Com. Lorsque nous eûmes fait nos dévotions sur le tombeau de la vierge qui a mis au monde douze prophètes, nous nous remîmes en chemin, et hier vingt-cinquième jour de notre départ d'Ispahan, nous arrivâmes à Tauris.

Rica et moi sommes peut-être les premiers parmi les Persans que l'envie de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé aux douceurs d'une vie tranquille pour aller chercher laborieusement la sagesse.

Nous sommes nés dans un royaume florissant; mais nous n'avons pas cru que ses bornes fussent celles de nos connaissances, et que la lumière orientale dût seule nous éclairer.

Mande-moi ce que l'on dit de notre voyage; ne me flatte point : je ne compte pas sur un grand nombre d'approbateurs. Adresse ta lettre à Erzeron, où je séjournerai quelque temps. Adieu, mon cher Rustan. Sois assuré qu'en quelque lieu du monde où je sois, tu as un ami fidèle.

De Tauris, le 15 de la lune de Saphar 2, 1711.

LETTRE II.

USBEK AU PREMIER EUNUQUE NOIR.

A son sérail d'Ispahan.

Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse; je t'ai confié ce que j'avais dans le monde de

Fatime, fille de Mahomet.

2 Les Persans comptent le temps par années lunaires, qu'ils divisent en douze lunes ou mois, savoir :- 1o Maharram, mois sacré, pendant lequel ils s'abstiennent de toute hostilité pour vaquer aux travaux de l'agriculture et aux soins du bétail; 2o Saphar, mois de guerre; 3° Rebiab premier, et 4o Rebiab second, mois où la campagne reverdit; -5° Gemmadi premier, et 6° Gemmadi second, mois de la gelée; - 7° Regeb, mois de jeûne; -8° Chahban, mois de la dispersion; c'est à cette époque que les Arabes se séparent pour aller chercher les pâturages;-9° Rhamazan, mois bénit : c'est un temps de jeune et de continence pour tous les mahométans;- 10o Chalval, mois de l'accouplement des chamaux; - 11o Zilcadé, second mois sacré;-12o enfin Zilhagé, mois du départ pour le pèlerinage Ils divisent encore l'année en quatre saisons, dans l'ordre suivant: L'été, le premier printemps, l'hiver, et le second printemps. (P.)

plus cher : tu tiens en tes mains les clefs de ces portes fatales qui ne s'ouvrent que pour moi. Tandis que tu veilles sur ce dépôt précieux de mon cœur, il se repose et jouit d'une sécurité entière. Tu fais la garde dans le silence de la nuit comme dans le tumulte du jour. Tes soins infatigables soutiennent la vertu lorsqu'elle chancelle. Si les femmes que tu gardes voulaient sortir de leur devoir, tu leur en ferais perdre l'espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la fidélité.

Tu leur commandes et leur obéis. Tu exécutes aveuglément toutes leurs volontés, et leur fais exécuter de même les lois du sérail; tu trouves de la gloire à leur rendre les services les plus vils; tu te soumets avec respect et avec crainte à leurs ordres légitimes; tu les sers comme l'esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d'empire, tu commandes en maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement des lois, de la pudeur et de la modestie.

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ton sérail d'Ispahan; dans ces lieux qui, me rappelant sans cesse mes plaisirs passés, irritaient tous les jours mes désirs avec une nouvelle violence? J'errais d'appartements en appartements, te cherchant toujours, et ne te trouvant jamais, mais rencontrant partout un cruel souvenir de ma félicité passée. Tantôt je me voyais en ce lieu où, pour la première fois de ma vie, je te reçus dans mes bras; tantôt dans celui où tu décidas cette fameuse querelle entretes femmes. Chacune de nous se prétendait supérieure aux autres en beauté. Nous nous présentâmes devant toi, après avoir épuisé tout ce que l'imagination peut fournir de parures et d'ornements tu vis avec plaisir les miracles de notre art; tu admiras jusqu'où nous avait emportées l'ardeur de te plaire. Mais tu fis bientôt céder ces charmes empruntés à des grâces plus naturelles; tu détruisis tout notre ouvrage : il fallut nous dépouiller de ces ornements qui t'étaient devenus incommodes; il fallut paraître à ta vue dans la simplicité de la nature. Je comptai pour rien la pudeur, je ne pensai qu'à ma gloire. Heureux Usbek! que de charmes furent étalés à tes yeux! Nous te vîmes longtemps errer d'enchantements en enchantements: ton âme incertaine demeura longtemps sans se fixer, chaque grâce nouvelle te demandait un tribut, nous fumes en un moment toutes couvertes de tes baisers; tu portas tes curieux regards dans les lieux les plus secrets; tu nous fis passer en un instant dans mille situations différentes; toujours de nouveaux commandements, et une obéissance toujours nouvelle. Je te l'avoue, Usbek, une passion encore plus vive que l'ambition me fit souhaiter de te plaire. Je me vis insensiblement devenir la maîtresse de ton cœur; tu me pris, tu me quittas, tu revins à moi, et je sus te retenir le triomphe fut tout pour moi, et le désespoir pour mes rivales. Il nous sembla que nous fussions seuls dans le monde tout ce qui nous entourait ne fut plus digne de nous occuper. Plût au ciel que mes rivales eussent eu le courage de rester témoins de toutes les marques d'amour que je reçus de toi! Si elles avaient bien yu mes transports, elles auraient senti la différence qu'il y a de mon amour au leur; elles auraient vu que, si elles pouvaient disputer avec moi de charNous avons ordonné au chef des eunuques de nous mes, elles ne pouvaient pas disputer de sensibilité.... mener à la campagne; il te dira qu'aucun accident Mais où suis-je? Où m'emmène ce vain récit? C'est ne nous est arrivé. Quand il fallut traverser la rivière un malheur de n'être point aimée; mais c'est un et quitter nos litières, nous nous mîmes, selon la affront de ne l'être plus. Tu nous quittes, Usbek, coutume, dans des boîtes : deux esclaves nous por- pour aller errer dans des climats barbares. Quoi! tèrent sur leurs épaules, et nous échappâmes à tu comptes pour rien l'avantage d'être aimé! Hélas! tous les regards. tu ne sais pas même ce que tu perds! Je pousse des Comment aurais-je pu vivre, cher Usbek, dans soupirs qui ne sont point entendus! mes larme

Souviens-toi toujours du néant d'où je t'ai fait sortir, lorsque tu étais le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place et te confier les délices de mon cœur : tiens-toi dans un profond abaissement auprès de celles qui partagent mon amour; mais fais-leur en même temps sentir leur extrême dépendance. Procure-leur tous les plaisirs qui peuvent être innocents; trompe leurs inquiétudes; amuse-les par la musique, les danses, les boissons délicieuses; persuade-leur de s'assembler souvent. Si elles veulent aller à la campagne, tu peux les y mener mais fais faire main-basse sur tous les hommes qui se présenteront devant elles. Exhorteles à la propreté, qui est l'image de la netteté de l'âme parle-leur quelquefois de moi. Je voudrais les revoir dans ce lieu charmant qu'elles embellissent. Adieu.

De Tauris, le 18 de la lune de Saphar, 1711.

LETTRE III.

ZACHI A USBEK.

A Tauris.

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Enfin ce monstre noir a résolu de me désespérer. Il veut à toute force m'ôter mon esclave Zélide, Zélide qui me sert avec tant d'affection, et dont les adroites mains portent partout les ornements et les grâces. Il ne lui suffit pas que cette séparation soit douloureuse, il veut encore qu'elle soit déshonorante. Le traître veut regarder comme criminels les motifs de ma confiance; et parce qu'il s'ennuie derrière la porte, où je le renvoie toujours, il ose supposer qu'il a entendu ou vu des choses que je je ne sais pas même imaginer1. Je suis bien malheureuse! ma retraite ni ma vertu ne sauraient me mettre à l'abri de ses soupçons extravagants : un vil esclave vient m'attaquer jusque dans ton cœur, et il faut que je m'y défende! Non, j'ai trop de respect pour moi-même pour descendre jusqu'à des justifications: je ne veux d'autre garant de ma conduite que toi-même, que ton amour, que le mien, et, s'il faut te le dire, cher Usbek, que mes larmes.

Du sérail de Fatmé, le 29 de la lune de Maharram, 1711.

LETTRE V.

RUSTAN A USBEK. A Erzeron.

Tu es le sujet de toutes les conversations d'Ispahan; on ne parle que de ton départ. Les unes l'attribuent à une légèreté d'esprit, les autres à quelque chagrin tes amis seuls te défendent, et ils ne persuadent personne. On ne peut comprendre que tu puisses quitter tes femmes, tes parents, tes amis, ta patrie, pour aller dans des climats inconnus aux Persans. La mère de Rica est inconsolable; elle te

Ces plaintes laissent entrevoir que Zéphis tâche de se dédommager avec Zélide des plaisirs dont elle est privée par l'absence d'Usbek : c'est ainsi que les vices de l'organisation sociale corrompent toujours les individus. (P.)

LETTRE VI.

USBEK A SON AMI NESSIR.

A Ispahan.

A une journée d'Érivan nous quittâmes la Perse pour entrer dans les terres de l'obéissance des Turcs. Douze jours après nous arrivâmes à Erzeron, où nous séjournerons trois ou quatre mois.

Il faut que je te l'avoue, Nessir; j'ai senti une douleur secrète quand j'ai perdu la Perse de vue, et que je me suis trouvé au milieu des perfides Osmanlins. A mesure que j'entrais dans les pays de ces profanes, il me semblait que je devenais profane moi-même.

Ma patrie, ma famille, mes amis, se sont présentés à mon esprit; ma tendresse s'est réveillée; une certaine inquiétude a achevé de me troubler, et m'a fait connaître que, pour mon repos, j'avais trop

entrepris.

Mais ce qui afflige le plus mon cœur, ce sont mes femmes. Je ne puis penser à elles que je ne sois dévoré de chagrin.

Ce n'est pas, Nessir, que je les aime : je me trouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail où j'ai vécu, j'ai prévenu l'amour, et l'ai détruit par lui-même : mais, de ma froideur même, il sort une jalousie secrète qui me dévore. Je vois une troupe de femmes laissées presque à elles-mêmes; je n'ai que des âmes lâches qui m'en répondent. J'aurais peine à être en sûreté si mes esclaves étaient fidèles : que serait-ce s'ils ne le sont pas? Quelles tristes nouvelles peuvent m'en venir dans les pays éloignés que je vais parcourir! C'est un mal où mes amis ne peuvent porter de remède : c'est un lieu dont ils doivent ignorer les tristes secrets; et qu'y pourraient-ils faire? N'aimerais-je pas mille fois mieux une obscure impunité qu'une correction éclatante? Je dépose en ton cœur tous mes chagrins, mon cher Nessir: c'est la seule consolation qui me reste dans l'état où je suis.

D'Erzeron, le 10 de la lune de Rebiab 2, 1711.

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