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CONSIDÉRATIONS SUR LES CAUSES

DE LA

GRANDEUR DES ROMAINS

ET DE LEUR DÉCADENCE'.

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Il ne faut pas prendre de la ville de Rome, dans ses commencements, l'idée que nous donnent les villes que nous voyons aujourd'hui, à moins que ce ne soit de celles de la Crimée, faites pour renfermer le butin, les bestiaux, et les fruits de la campagne. Les noms anciens des principaux lieux de Rome ont tous du rapport à cet usage.

La ville n'avait pas même de rues, si l'on n'appelle de ce nom la continuation des chemins qui y aboutissaient. Les maisons étaient placées sans ordre et très-petites; car les hommes, toujours au travail ou dans la place publique, ne se tenaient guère dans les maisons.

Mais la grandeur de Rome parut bientôt dans ses édifices publics. Les ouvrages qui ont donné, et qui donnent encore aujourd'hui la plus haute idée de sa puissance, ont été faits sous les rois 2. On commençait déjà à bâtir la ville éternelle.

Romulus et ses successeurs fùrent presque toujours en guerre avec leurs voisins pour avoir des citoyens, des femmes, ou des terres ; ils revenaient dans la ville avec les dépouilles des peuples vaincus; c'étaient des gerbes de blé et des troupeaux : cela y causait une grande joie. Voilà l'origine des triomphes qui furent dans la suite la principale cause des grandeurs où cette ville parvint.

Rome accrut beaucoup ses forces par son union avec les Sabins, peuples durs et belliqueux comme

'Cet ouvrage, géneralement regardé comme le chef-d'œuvre de Montesquieu, parut en 1734. L'auteur était alors dans sa quarante-cinquième année.

"Voyez l'étonnement de Denys d'Halicarnasse sur les égouts faits par Tarquin. (Ant. rom. liv. III.)-Ils subsistent encore.

les Lacédémoniens, dont ils étaient descendus. Romulus prit leur bouclier, qui était large, au lieu du petit bouclier argien dont il s'était servi jusqu'alors 1. Et on doit remarquer que ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maîtres du monde, c'est qu'ayant combattu successivement contre tous les peuples, ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt qu'ils en ont trouvé de meilleurs.

On pensait alors, dans les républiques d'Italie, que les traités qu'elles avaient faits avec un roi ne les obligeaient point envers son successeur : c'était pour elles une espèce de droit des gens1; ainsi, tout ce qui avait été soumis par un roi de Rome se prétendait libre sous un autre, et les guerres naissaient toujours des guerres.

Le règne de Numa, long et pacifique, était trèspropre à laisser Rome dans sa médiocrité; et, si elle eût eu dans ce temps-là un territoire moins borné et une puissance plus grande, il y a apparence que sa fortune eût été fixée pour jamais.

Une des causes de sa prospérité, c'est que ses rois furent tous de grands personnages. On ne trouve point ailleurs, dans les histoires, une suite non interrompue de tels hommes d'État et de tels capitaines.

Dans la naissance des sociétés, ce sont les chefs des républiques qui font l'institution; et c'est ensuite l'institution qui forme les chefs des républiques.

Tarquin prit la couronne sans être élu par le sénat ni par le peuple 3. Le pouvoir devenait héré

I PLUTARQUE, Vie de Romulus.

2 Cela paraît par toute l'histoire des rois de Rome. 3 Le sénat nommait un magistrat de l'interrègne qui élisait le roi cette élection devait être confirmée par le peuple. Voyez Denys d'Halicarnasse, liv. II, III et IV.

ditaire il le rendit absolu. Ces deux révolutions furent bientôt suivies d'une troisième.

Son fils Sextus, en violant Lucrèce, fit une chose qui a presque toujours fait chasser les tyrans des villes où ils ont commandé : car le peuple, à qui une action pareille fait si bien sentir sa servitude, prend d'abord une résolution extrême.

Un peuple peut aisément souffrir qu'on exige de lui de nouveaux tributs : il ne sait pas s'il ne retirera point quelque utilité de l'emploi qu'on fera de l'argent qu'on lui demande; mais, quand on lui a fait un affront, il ne sent que son malheur, et il y ajoute l'idée de tous les maux qui sont possibles.

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Il est pourtant vrai que la mort de Lucrèce ne fut que l'occasion de la révolution qui arriva; car un peuple fier, entreprenant, hardi, et renfermé dans des murailles, doit nécessairement secouer le joug ou adoucir ses mœurs.

Il devait arriver de deux choses l'une ou que Rome changerait son gouvernement, ou qu'elle resterait une petite et pauvre monarchie.

L'histoire moderne nous fournit un exemple de ce qui arriva pour lors à Rome; et ceci est bien remarquable car, comme les hommes ont eu dans tous les temps les mêmes passions, les occasions qui produisent les grands changements sont différentes, mais les causes sont toujours les mêmes.

Comme Henri VII, roi d'Angleterre, augmenta le pouvoir des communes pour avilir les grands, Servius Tullius, avant lui, avait étendu les priviléges du peuple pour abaisser le sénat1. Mais le peuple, devenu d'abord plus hardi, renversa l'une et l'autre monarchie.

Le portrait de Tarquin n'a point été flatté; son nom n'a échappé à aucun des orateurs qui ont eu à parler contre la tyrannie; mais sa conduite avant son malheur, que l'on voit qu'il prévoyait; sa douceur pour les peuples vaincus; sa libéralité envers les soldats; cet art qu'il eut d'intéresser tant de gens à sa conservation; ses ouvrages publics; son courage à la guerre; sa constance dans son malheur; une guerre de vingt ans, qu'il fit ou qu'il fit faire au peuple romain, sans royaumes et sans biens; ses continuelles ressources, font bien voir que ce n'était pas un homme méprisable.

Les places que la postérité donne sont sujettes, comme les autres, aux caprices de la fortune. Mal

Voyez Zonare et Denys d'Halicarnasse, liv. IV.

heur à la réputation de tout prince qui est opprimé par un parti qui devient le dominant, ou qui a tenté de détruire un préjugé qui lui survit!

Rome, ayant chassé les rois, établit des consuls annuels; c'est encore ce qui la porta à ce haut degré de puissance. Les princes ont dans leur vie des périodes d'ambition; après quoi, d'autres passions, et l'oisiveté même, succèdent; mais la république ayant des chefs qui changeaient tous les ans, et qui cherchaient à signaler leur magistrature pour en obtenir de nouvelles, il n'y avait pas un moment de perdu pour l'ambition; ils engageaient le sénat à proposer au peuple la guerre, et lui montraient tous les jours de nouveaux ennemis.

Ce corps y était déjà assez porté de lui-même; car, étant fatigué sans cesse par les plaintes et les demandes du peuple, il cherchait à le distraire de ses inquiétudes, et à l'occuper au dehors1.

Or la guerre était presque toujours agréable au peuple, parce que, par la sage distribution du butin, on avait trouvé le moyen de la lui rendre utile.

Rome étant une ville sans commerce, et presque sans arts, le pillage était le seul moyen que les particuliers eussent pour s'enrichir.

On avait donc mis de la discipline dans la manière de piller, et on y observait à peu près le même ordre qui se pratique aujourd'hui chez les petits Tartares.

Le butin était mis en commun, et on le distribuait aux soldats: rien n'était perdu, parce que, avant de partir, chacun avait juré qu'il ne détournerait rien à son profit. Or les Romains étaient le peuple du monde le plus religieux sur le serment, qui fut toujours le nerf de leur discipline militaire.

Enfin, les citoyens qui restaient dans la ville jouissaient aussi des fruits de la victoire. On confisquait une partie des terres du peuple vaincu, dont on faisait deux parts: l'une se vendait au profit du public; l'autre était distribuée aux pauvres citoyens, sous la charge d'une rente en faveur de la république.

Les consuls, ne pouvant obtenir l'honneur du triomphe que par une conquête ou une victoire, faisaient la guerre avec une impétuosité extrême : on allait droit à l'ennemi, et la force décidait d'a bord.

1 D'ailleurs l'autorité du sénat était moins bornée dans les affaires du dehors que dans celles de la ville. 2 Voyez Polybe, liv. X.

Rome était donc dans une guerre éternelle et toujours violente: or, une nation toujours en guerre, et par principe de gouvernement, devait nécessairement périr, ou venir à bout de toutes les autres, qui, tantôt en guerre, tantôt en paix, n'étaient jamais si propres à attaquer, ni si préparées à se défendre. Par là les Romains acquirent une profonde connaissance de l'art militaire. Dans les guerres passagères, la plupart des exemples sont perdus; la paix donne d'autres idées, et on oublie ses fautes et ses vertus mêmes.

Une autre suite du principe de la guerre continuelle fut que les Romains ne firent jamais la paix que vainqueurs : en effet, à quoi bon faire une paix honteuse avec un peuple pour en aller attaquer un autre?

Dans cette idée, ils augmentaient toujours leurs prétentions à mesure de leurs défaites par là ils consternaient les vainqueurs, et s'imposaient à euxmêmes une plus grande nécessité de vaincre.

Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la constance et la valeur leur devinrent nécessaires; et ees vertus ne purent être distinguées chez eux de l'amour de soi-même, de sa famille, de sa patrie, et de tout ce qu'il y a de plus cher parmi les hom

mes.

Les peuples d'Italie n'avaient aucun usage des machines propres à faire les siéges1; et, de plus, les soldats n'ayant point de paye, on ne pouvait pas les retenir longtemps devant une place ainsi peu de leurs guerres étaient décisives. On se battait pour avoir le pillage du camp ennemi ou de ses terres ; après quoi le vainqueur et le vaincu se retiraient, chacun dans sa ville. C'est ce qui fit la résistance des peuples d'Italie, et en même temps l'opiniâtreté des Romains à les subjuguer; c'est ce qui donna à ceux-ci des victoires qui ne les corrompirent point, et qui leur laissèrent toute leur pauvreté.

S'ils avaient rapidement conquis toutes les villes voisines, ils se seraient trouvés dans la décadence à l'arrivée de Pyrrhus, des Gaulois et d'Annibal; et, par la destinée de presque tous les États du monde, ils auraient passé trop vite de la pauvreté aux richesses, et des richesses à la corruption.

Mais Rome, faisant toujours des efforts, et trou

1 Denys d'Halicarnasse le dit formellement, liv. IX; et cela paraît par l'histoire. Ils ne savaient point faire de galeries pour se mettre à couvert des assiégés : ils tàchaient de prendre les villes par escalade. Éphorus a écrit qu'Artémon, ingénieur, inventa les grosses machines pour battre les plus fortes murailles. Périclès s'en servit le premier au siége de Samos, dit Plutarque, Vie de Périclès.

vant toujours des obstacles, faisait sentir sa puissance sans pouvoir l'étendre, et, dans une circonférence très-petite, elle s'exerçait à des vertus qui devaient être si fatales à l'univers.

Tous les peuples d'Italie n'étaient pas également belliqueux : les Toscans étaient amollis par leurs richesses et par leur luxe; les Tarentins, les Capouans, presque toutes les villes de la Campanie et de la grande Grèce, languissaient dans l'oisiveté et dans les plaisirs; mais les Latins, les Herniques, les Sabins, les Èques et les Volsques, aimaient passionnément la guerre; ils étaient autour de Rome; ils lui firent une résistance inconcevable, et furent ses maîtres en fait d'opiniâtreté.

Les villes latines étaient des colonies d'Albe, qui furent fondées par Latinus Sylvius. Outre une origine commune avec les Romains, elles avaient encore des rites communs; et Servius Tullius 2 les avait engagées à faire bâtir un temple dans Rome pour être le centre de l'union des deux peuples. Ayant perdu une grande bataille auprès du lac Régille, elles furent soumises à une alliance et une societé de guerres avec les Romains 3.

On vit manifestement, pendant le peu de temps que dura la tyrannie des décemvirs, à quel point l'agrandissement de Rome dépendait de sa liberté. L'État sembla avoir perdu l'âme qui le faisait mou

voir 4.

Il n'y eut plus dans la ville que deux sortes de gens: ceux qui souffraient la servitude, et ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, cherchaient à la faire souffrir. Les sénateurs se retirèrent de Rome comme d'une ville étrangère; et les peuples voisins ne trouvèrent de résistance nulle part.

Le sénat ayant eu le moyen de donner une paye aux soldats, le siége de Véies fut entrepris: il dura

dix ans. On vit un nouvel art chez les Romains, et

une autre manière de faire la guerre; leurs succès victoires, ils firent de plus grandes conquêtes, ils furent plus éclatants; ils profitèrent mieux de leurs envoyèrent plus de colonies; enfin la prise de Véies fut une espèce de révolution.

Mais les travaux ne furent pas moindres. S'ils portèrent de plus rudes coups aux Toscans, aux Èques et aux Volsques, cela même fit que les Latins

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et les Herniques, leurs alliés, qui avaient les mêmes armes et la même discipline qu'eux, les abandonnèrent ; que des ligues se formèrent chez les Toscans, et que les Samnites, les plus belliqueux de tous les peuples de l'Italie, leur firent la guerre avec fureur. Depuis l'établissement de la paye, le sénat ne distribua plus aux soldats les terres des peuples vaincus ; il imposa d'autres conditions: il les obligea, par exemple, de fournir à l'armée une solde pendant un certain temps, de lui donner du blé et des habits 1. La prise de Rome par les Gaulois ne lui ôta rien de ses forces: l'armée, plus dissipée que vaincue, se retira presque entière à Véies; le peuple se sauva dans les villes voisines; et l'incendie de la ville ne fut que l'incendie de quelques cabanes de pasteurs.

CHAPITRE II.

De l'art de la guerre chez les Romains.

Les Romains se destinant à la guerre, et la regardant comme le seul art, ils mirent tout leur esprit et toutes leurs pensées à le perfectionner. C'est sans doute un dieu, dit Végèce, qui leur inspira la légion.

Ils jugèrent qu'il fallait donner aux soldats de la légion des armes offensives et défensives plus fortes et plus pesantes que celles de quelque autre peuple que ce fût 3.

Mais, comme il y a des choses à faire dans la guerre dont un corps pesant n'est pas capable, ils voulurent que la légion contînt dans son sein une troupe légère qui pût en sortir pour engager le combat et, si la nécessité l'exigeait, s'y retirer; qu'elle eût encore de la cavalerie, des hommes de trait et des frondeurs, pour poursuivre les fuyards et achever la victoire; qu'elle fût défendue par toutes sortes de machines de guerre qu'elle traînait avec elle; que chaque fois 4 elle se retranchât, et fût, comme dit Végèce, une espèce de place de guerre. Pour qu'ils pussent avoir des armes plus pesantes

* Voyez les traités qui furent faits. 2 Liv. II, chap. I.

3 Voyez dans Polybe, et dans Josèphe, de Bello judaico; lib. III, quelles étaient les armes du soldat romain. Il y a peu de différence, dit ce dernier, entre les chevaux rangés et les soldats romains. «< Ils portent, dit Cicéron, leur nourriture pour plus << de quinze jours, tout ce qui est à leur usage, tout ce qu'il faut «< pour se fortifier; et, à l'égard de leurs armes, ils n'en sont << pas plus embarrassés que de leurs mains. » Tuscul. liv. II. 4 Liv. II, chap. xxv.

que celles des autres hommes, ils fallait qu'ils se rendissent plus qu'hommes: c'est ce qu'ils firent par un travail continuel qui augmentait leur force, et par des exercices qui leur donnaient de l'adresse, laquelle n'est autre chose qu'une juste dispensation des forces que l'on a.

Nous remarquons aujourd'hui que nos armées périssent beaucoup par le travail immodéré des soldats; et cependant c'était par un travail immense que les Romains se conservaient. La raison en est, je crois, que leurs fatigues étaient continuelles; au lieu que nos soldats passent sans cesse d'un travail extrême à une extrême oisiveté : ce qui est la chose du monde la plus propre à les faire périr.

Il faut que je rapporte ici ce que les auteurs nous disent de l'éducation des soldats romains 2. On les accoutumait à aller le pas militaire, c'est-à-dire à faire en cinq heures vingt milles, et quelquefois vingt-quatre. Pendant ces marches, on leur faisait porter des poids de soixante livres. On les entretenait dans l'habitude de courir et de sauter tout armés ; ils prenaient dans leurs exercices des épées, des javelots, des flèches, d'une pesanteur double des armes ordinaires; et ces exercices étaient continuels 3.

Ce n'était pas seulement dans le camp qu'était l'école militaire : il y avait dans la ville un lieu où les citoyens allaient s'exercer (c'était le champ de Mars). Après le travail, ils se jetaient dans le Tibre, pour s'entretenir dans l'habitude de nager, et nettoyer la poussière et la sueur 4.

Nous n'avons plus une juste idée des exercices du corps: un homme qui s'y applique trop nous paraît méprisable, par la raison que la plupart de ces exercices n'ont plus d'autre objet que les agréments; au lieu que, chez les anciens, tout, jusqu'à la danse, faisait partie de l'art militaire.

Il est même arrivé, parmi nous, qu'une adresse trop recherchée dans l'usage des armes dont nous nous servons à la guerre est devenue ridicule, parce que, depuis l'introduction de la coutume des combats singuliers, l'escrime a été regardée comme la science des querelleurs ou des poltrons.

Ceux qui critiquent Homère de ce qu'il relève

Surtout par le fouillement des terres.

2 Voyez Végèce, liv. I. Voyez dans Tite-Live, liv. XXVI, les exercices que Scipion l'Africain faisait faire aux soldats après la prise de Carthage la neuve. Marius, malgré sa vieillesse, allait tous les jours au champ de Mars. Pompée, à l'âge de cinquantehuit ans, allait combattre tout armé avec les jeunes gens; il montait à cheval, courait à bride abattue, et lançait ses javelots. (PLUTARQUE, Vie de Marius et de Pompée.) 3 VÉGÈCE, liv. 1. 4 VÉGÈCE ibid.

ordinairement dans ses héros la force, l'adresse ou l'agilité du corps, devraient trouver Salluste bien ridicule, qui loue Pompée « de ce qu'il courait, « sautait, et portait un fardeau aussi bien qu'hom« me de son temps'. »>

Toutes les fois que les Romains se crurent en danger, ou qu'ils voulurent réparer quelque perte, ce fut une pratique constante chez eux d'affermir la discipline militaire. Ont-ils à faire la guerre aux Latins, peuples aussi aguerris qu'eux-mêmes, Manlius songe à augmenter la force du commandement, et fait mourir son fils, qui avait vaincu sans son ordre. Sont-ils battus à Numance, Scipion Émilien les prive d'abord de tout ce qui les avait amollis 3. Les légions romaines ont-elles passé sous le joug en Numidie, Métellus répare cette honte dès qu'il leur a fait reprendre les institutions anciennes. Marius, pour battre les Cimbres et les Teutons, commence par détourner les fleuves; et Sylla fait si bien travailler les soldats de son armée effrayée de la guerre contre Mithridate, qu'ils lui demandent le combat comme la fin de leurs peines 4.

Publius Nasica, sans besoin, leur fit construire une armée navale. On craignait plus l'oisiveté que les ennemis.

Aulu-Gelle donne d'assez mauvaises raisons de la coutume des Romains de faire saigner les soldats qui avaient commis quelque faute : la vraie est que, la force étant la principale qualité du soldat, c'était le dégrader que de l'affaiblir.

Des hommes si endurcis étaient ordinairement sains. On ne remarque pas, dans les auteurs, que les armées romaines, qui faisaient la guerre en tant de climats, périssent beaucoup par les maladies; au lieu qu'il arrive presque continuellement aujourd'hui que des armées, sans avoir combattu, se fondent pour ainsi dire dans une campagne.

Parmi nous, les désertions sont fréquentes, parce que les soldats sont la plus vile partie de chaque nation, et qu'il n'y en a aucune qui ait ou qui croie avoir un certain avantage sur les autres. Chez les Romains, elles étaient plus rares : des soldats tirés

1 Cum alacribus saltu, cum velocibus cursu, cum validis vecte certabat. Fragment de Salluste rapporté par Végèce, liv. I, chap. IX.

2 La discipline militaire est la chose qui a paru la première dans leur État, et la dernière qui s'y est perdue; tant elle était attachée à la constitution de leur république. (BOSSUET, Disc. sur l'Hist. univ. troisième partie, ch. vi.)

3 Il vendit toutes les bêtes de somme de l'armée, et fit porter à chaque soldat du blé pour trente jours, et sept pieux. (Somm. de Florus, liv. LVII.)

4 FRONTIN, Stratagèmes, liv. I, chap. xi. 5 Liv. X, chap. VIII.

MONTESQUIEU.

du sein d'un peuple si fier, si orgueilleux, si sûr de commander aux autres, ne pouvaient guère penser à s'avilir jusqu'à cesser d'être Romains.

Comme leurs armées n'étaient pas nombreuses, il était aisé de pourvoir à leur subsistance; le chef pouvait mieux les connaître, et voyait plus aisément les fautes et les violations de la discipline.

La force de leurs exercices, les chemins admirables qu'ils avaient construits, les mettaient en état de faire des marches longues et rapides 1. Leur présence inopinée glaçait les esprits : ils se montraient surtout après un mauvais succès, dans le temps que leurs ennemis étaient dans cette négligence que

donne la victoire.

Dans nos combats d'aujourd'hui un particulier n'a guère de confiance qu'en la multitude; mais chaque Romain, plus robuste et plus aguerri que son ennemi, comptait toujours sur lui-même : il avait naturellement du courage, c'est-à-dire de cette vertu qui est le sentiment de ses propres forces.

Leurs troupes étant toujours les mieux disciplinées, il était difficile que dans le combat le plus malheureux ils ne se ralliassent quelque part, ou que le désordre ne se mît quelque part chez les ennemis. Aussi les voit-on continuellement dans les

histoires, quoique surmontés dans le commencement par le nombre ou par l'ardeur des ennemis, arracher

enfin la victoire de leurs mains.

Leur principale attention était d'examiner en quoi leur ennemi pouvait avoir de la supériorité sur eux, et d'abord ils y mettaient ordre. Ils s'accoutumèrent à voir le sang et les blessures dans les spectacles des gladiateurs, qu'ils prirent des Étrusques 2.

Les épées tranchantes des Gaulois 3, les éléphants

de Pyrrhus, ne les surprirent qu'une fois. Ils suppléèrent à la faiblesse de leur cavalerie 4, d'abord en ôtant les brides des chevaux pour que l'impétuosité n'en pût être arrêtée, ensuite en y mêlant des vélites 5. Quand ils eurent connu l'épée espagnole, ils

1 Voyez surtout la défaite d'Asdrubal, et leur diligence contre Viriatus.

2 Fragment de Nicolas de Damas, livre X, tiré d'Athénée, liv. IV. Avant que les soldats partissent pour l'armée, on leur donnait un combat de gladiateurs. (JULES CAPITOLIN, Vie de Maxime et de Balbin.)

3 Les Romains présentaient leurs javelots, qui recevaient les coups des épées gauloises, et les émoussaient.

4 Elle fut encore meilleure que celle des petits peuples d'Italie. On la formait des principaux citoyens, à qui le public entretenait un cheval. Quand elle mettait pied à terre, il n'y avait point d'infanterie plus redoutable, et très-souvent elle déterminait la victoire.

5 C'étaient de jeunes hommes légèrement armés, et les plus agiles de la légion, qui au moindre signal sautaient sur la

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