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agir; sentiment trop commun chez les âmes délicates, et cependant funeste à la société, puisque la vertu dérobe ainsi à elle-même par pudeur un de ses plus grands bienfaits, l'ascendant de son exemple. Un hasard heureux a fait découvrir un des traits les plus touchants de la bienfaisance de Montesquieu. Il allait souvent à Marseille, visiter sa sœur, madame d'Héricourt. Se promenant un jour sur le port pour prendre le frais, il est invité, par un jeune matelot de bonne mine, à choisir de préférence son bateau pour aller faire un tour en mer. Dès qu'il fut entré dans le bateau, Montesquieu crut s'apercevoir, à la manière dont ce jeune homme ramait, qu'il n'exerçait pas ce métier depuis longtemps; il le questionne, et il apprend qu'il est joaillier de profession; qu'il se fait batelier les fêtes et les dimanches pour gagner quelque argent et seconder les efforts de sa mère et de ses sœurs; que tous quatre travaillent et économisent pour amasser deux mille écus, et racheter leur père, esclave à Tetouan. Montesquieu, touché du récit de ce jeune homme et de l'état de cette famille intéressante, s'informe du nom du père, du nom du maître auquel il appartient. Il se fait conduire à terre, donne à son batelier sa bourse, qui contenait seize louis d'or et quelques écus, et s'échappe. Six semaines après, le père revient dans sa maison. Il juge bientôt à l'étonnement des siens, qu'il ne leur doit pas sa liberté, comme il l'avait eru d'abord; et il leur apprend que, nonseulement on l'a racheté, mais qu'encore, après avoir pourvu aux frais de son habillement et de son passage, on lui a remis une somme de cinquante louis. Le jeune homme alors soupçonne un nouveau bienfait de l'inconnu, et se met en devoir de le chercher. Après deux ans d'inutiles démarches, il le rencontre par hasard dans la rue, se précipite à ses genoux, le conjure, les larmes aux yeux, de venir partager la joie d'une famille au bonheur de laquelle il ne manque que de pouvoir jouir de la présence de son bienfaiteur, et de lui exprimer toute sa reconnaissance. Montesquieu reste impassible, ne veut convenir de rien, et s'éloigne à la faveur de la foule qui l'entourait. Cette belle action serait toujours restée ignorée, si les gens d'affaires de Montesquieu n'eussent trouvé, après sa mort, une note écrite de sa main, indiquant qu'une somme de 7,500 fr. avait été envoyée par lui à M. Main, banquier anglais, à Cadix; ils demandèrent à ce dernier des éclaircissements: M. Main répondit qu'il avait employé cette somme pour délivrer un Marseillais nommé Robert, esclave à Tetouan, conformément aux ordres de M. le président de Montesquieu. La famille de Robert a raconté le reste; et ce récit a fourni à la

scène le sujet de plusieurs compositions dramatiques 1. Ce trait seul, qui en suppose d'autres de même nature, suffit pour absoudre Montesquieu de l'accusation d'avarice qu'on lui injustement in

tentée.

Il avait épousé, le 3 avril 1715, mademoiselle Jeanne de Lartigues, fille de Pierre de Lartigues, lieutenant-colonel au régiment de Maulevrier, et il avait eu de ce mariage un fils et deux filles. Comme père de famille, il regardait avec raison l'économie comme un devoir; et il tint à honneur de laisser à ses enfants la fortune qu'il avait reçue de ses parents, sans l'augmenter ni la diminuer. Il aimait la gloire, mais il dédaignait les futiles jouissances de la vanité. Il refusa pendant longtemps, par modestie, aux plus habiles artistes, la faveur de faire son portrait. Mais Dassier, fameux graveur attaché à la monnaie de Londres, qui avait déjà fait les médailles de plusieurs grands hommes du siècle, vint exprès à Paris pour exécuter celle de Montesquieu qui, d'abord, ne voulut point y consentir. Dassier lui ayant donné à entendre qu'un pareil refus pourrait être attribué à l'orgueil, Montesquieu se mit à la disposition de l'artiste. Cette médaille de Dassier est le type primitif de tous les portraits de Montesquieu qu'on a gravés. L'abbé de Guasco, cependant, en possédait un autre, peint par un artiste qui passait par Bordeaux, en revenant d'Espagne 2.

L'envie dont le génie, la gloire et le succès n'af. franchissent pas toujours l'âme, n'approcha jamais de celle de Montesquieu; il se plaisait, au contraire, à la poursuivre et à la punir dans ceux qui en étaient atteints. « Je loue toujours, disait-il, devant un en<< vieux ceux qui le font pâlir. » Quoiqu'il tînt, par quelques-unes de ses opinions, à la secte philosophique, de même que Buffon, Duclos et presque tous les bons esprits, il s'écartait des philosophes, et n'aimait pas le prosélytisme de l'impiété, ni les excès de l'esprit de cabale. Ce ne fut cependant pas là l'unique motif de son éloignement pour Voltaire. On voit, dans plusieurs de ses pensées détachées, que, peu sensible au charme des vers, il croyait la réputation de cet homme célèbre en partie usurpée,

'L'une, intitulée Le Bienfait anonyme, a pour auteur Jean Pilhes, de Tarascon en Foix, 1784, in-8°; une autre est de Mercier, et a pour titre : Montesquieu à Marseille. J'ai vu, pendant la révolution, représenter cette pièce sous le titre de S. Estieu à Marseille. Enfin, une troisième est intitulée: Robert Sciarts. (Note de M. Beuchot.)

2 Il est probable que ce portrait est celui-là même qui a été gravé, à Florence, par Carlo Fauci, en 1767, et qui est dédié

à l'abbé Antinio Nicolini. Ce portrait vu de face, et où Montesquieu est figuré en perruque, et ayant l'Esprit des Lois devant lui, a été inconnu à tous les biographes de cet homme illustre; nous l'avons vu dans la riche collection de portraits de M. De buye, libraire.

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et qu'il ne lui rendait pas justice. Voltaire, de son côté, n'épargnait à Montesquieu ni les réflexions malignes, ni les critiques piquantes. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que ces deux grands hommes s'accusaient mutuellement d'avoir trop d'esprit, et d'en faire souvent abus dans leurs ouvrages et tous deux avaient raison. Mais Voltaire avait un sentiment exquis en littérature, qui triomphait en lui de ses plus fortes antipathies. Plusieurs fois, dominé par sa conscience, il a rendu justice à l'auteur de l'Esprit des Lois; et c'est lui qui disait : « Le genre << humain avait perdu ses titres; M. de Montesquieu | · les a retrouvés, et les lui a rendus. »> Éloge magnifique, qui rachète et efface bien des épigrammes. Au reste, c'était seulement dans la conversation, ou dans l'intimité d'un commerce familier, que Montesquieu laissait échapper le secret de ses pensées sur Voltaire et sur les hommes de lettres de son temps. Jamais il n'écrivit contre aucun d'eux; la dignité et la sagesse de sa conduite étaient l'effet de la modération de ses passions, aussi bien qu'un des résultats de la réflexion. « Ma machine, dit-il, est «si heureusement construite que je suis frappé de « tous les objets assez vivement pour qu'ils puis« sent me donner du plaisir, pas assez pour qu'ils a puissent me donner de la peine. J'ai été, dans ma « jeunesse, dit-il encore, assez heureux pour m'at«tacher à des femmes que j'ai cru qui m'aimaient; « et dès que j'ai cessé de le croire, je me suis déta« ché soudain. » Ailleurs, il s'étonne d'avoir encore pu éprouver de l'amour à trente-cinq ans.

Avec des sens si tempérés, tant de calme dans le caractère, tant de vertus, de génie et de lumières, un rang honorable, une belle fortune, une réputation éclatante et incontestée, et sans aucune peine domestique, Montesquieu dut être heureux aussi : le fut-il. « Je n'ai, dit-il, presque jamais eu de chagrin, encore moins d'ennui. Je m'éveille le matin « avec une joie secrète de voir la lumière; je vois « la lumière avec une espèce de ravissement, et tout « le reste du jour je suis content : je passe la nuit « sans m'éveiller; et le soir, quand je suis au lit, « une espèce d'engourdissement m'empêche de faire « des réflexions. » Ainsi que nous l'avons remarqué, ce bonheur dont Montesquieu a joui, il le dut en partie à son goût pour le travail, qui sembla s'accroître en lui après qu'il eut publié l'Esprit des Lois. Son secrétaire ne pouvant seul suffire à soulager ses yeux affaiblis, il se faisait lire par une de ses filles; c'était celle qu'il maria depuis à M. de Secondat, d'Agen, d'une autre branche de sa maison, afin que ses biens restassent dans sa famille, en cas

que son fils, qui était marié depuis plusieurs années, continuât à n'avoir point d'enfants. Mademoiselle de Montesquieu avait, comme son père, un esprit vif et enjoué; et elle égayait les savantes, mais ennuyeuses lectures, qu'elle était obligée de faire, par des mots plaisants sur les hommes et sur les choses.

Montesquieu, sollicité par d'Alembert et par le chevalier de Jaucourt, consentit, après avoir terminél'Esprit des Lois, à travailler à l'Encyclopédie; et c'est pour ce vaste monument littéraire qu'il composa l'Essai sur le Goût. Ce petit ouvrage, laissé imparfait, et qui ne fut imprimé qu'après sa mort, prouve que sa tête méditative était aussi propre à découvrir les principes des beaux-arts et de la littérature, que ceux des lois et des gouvernements; mais s'il avait vécu, il aurait fait disparaître l'obscurité de plusieurs passages de ce petit écrit, les répétitions et les phrases incorrectes ou embarrassées qui le déparent. Nous avons publié, dans les Archi ves littéraires (II, 301), quatre chapitres inédits de cet essai, d'après un manuscrit autographe. On a, depuis, inséré ces chapitres dans toutes les éditions qu'on a faites de Montesquieu, mais non dans la place qu'ils auraient dû y occuper.

Ce fut aussi longtemps après la mort de Montesquieu, et en 1783, que son fils publia un roman de son illustre père, intitulé: Arsace et Isménie. On ne sait trop à quelle époque Montesquieu a composé cet ouvrage. Grimm présume que, dans l'origine, il était destiné à augmenter le nombre des épisodes des Lettres persanes, mais que l'auteur le trouva trop long: il est plus probable qu'il écrivit ce roman vers les derniers temps de sa vie; car il en parle dans une lettre en date du 15 décembre 1754, comme d'une production récente, et qu'il hésite à livrer à l'impression. Il s'était proposé, dans cette fiction, de peindre le triomphe de l'amour conjugal en Orient, et le despotisme légitimé par la vertu qui se consacre au bonheur du genre humain; mais quoiqu'on reconnaisse encore souvent, dans cette production, sa plume ingénieuse et énergique, il n'a pas su déguiser l'invraisemblance de son récit, ni y répandre l'intérêt dont il était susceptible. Nous en indiquerons bientôt la raison.

Il paraît qu'après la publication de l'Esprit des Lois, les forces physiques de Montesquieu diminuèrent rapidement, et ne répondaient plus à son ardeur pour le travail : « J'avais, dit-il dans son Jour

nal, conçu le dessein de donner plus d'étendue << et de profondeur à quelques endroits de mon Esprit des Lois; j'en suis devenu incapable. Mes lec« tures m'ont affaibli les yeux; et il me semble que

ce qu'il me reste encore de lumières n'est que l'aurore du jour où ils se fermeront pour jamais. Et en effet, il mourut peu de temps après, le 10 février 1755, à l'âge de soixante et six ans, c'est-àdire, seulement sept ans après la publication de son grand ouvrage. Il fut attaqué avec violence par une fièvre inflammatoire, qui l'emporta au bout de treize jours. Il était alors à Paris. Les soins les plus tendres lui furent prodigués par la duchesse d'Ai guillon, son ancienne amie; le duc de Nivernois, le chevalier de Jaucourt, M. et madame Dupré de SaintMaur. La douceur de son caractère se soutint jusqu'au dernier soupir; il ne lui échappa, dit-on, ni une plainte, ni la moindre impatience. Il connut, dès les premiers instants, qu'il était en danger; et pour interroger les médecins sur son état, il leur disait « Comment va l'espérance à la crainte? »> Les jésuites cherchèrent à le gagner dans ces derniers moments, et ils lui envoyèrent le père Routh et le père Castel, qui furent accusés d'avoir mis, dans l'exercice de leur ministère, une obsession blâmable. Montesquieu leur disait : « J'ai toujours res«pecté la religion ( cela était vrai pour les ouvrages ⚫ qu'il a avoués); la morale de l'Évangile est le plus « beau présent que Dieu ait pu faire aux hommes. » On n'en put tirer aucun autre aveu. Comme les jésuites le pressaient de leur remettre les corrections qu'il avait faites aux Lettres persanes, afin d'en effacer les passages irréligieux, il s'y refusa; puis il remit ce manuscrit à madame la duchesse d'Aiguillon et à madame Dupré de Saint-Maur, en leur « disant : Je veux tout sacrifier à la religion, mais • rien aux jésuites; consultez avec mes amis, et ⚫ décidez si ceci doit paraître. » Il reçut cependant le viatique des mains du curé; celui-ci lui ayant dit : • Monsieur, vous comprenez combien Dieu est « grand! — Oui, reprit-il, et combien les hommes ⚫ sont petits! >>

Montesquieu a laissé un grand nombre de manuscrits. On nous a parlé de la Relation de ses voyages, que nous n'avons point vue; si elle existe, elle doit être dans un état très-imparfait; car nous savons, par une lettre qu'il a écrite le 15 décembre 1754, c'est-à-dire moins de deux mois avant sa mort, qu'alors cette relation n'était pas encore rédigée, et qu'il hésitait même sur la forme qu'il devait lui donner. Nous ignorons si les Notes sur l'Angleterre, qu'on a insérées dans quelques-unes des dernières éditions de ses OEuvres, sont extraites des matériaux qui avaient été préparés pour cette relation. Il y a quelques années que la principale portion des manuscrits de Montesquieu fut apportée à Paris, du consentement des héritiers de ce grand

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homme; nous eûmes alors occasion de les examiner pendant quelques heures seulement; ils consistaient: 1o en un petit roman intitulé le Métempsycosiste, composé de six cahiers fort minces, copiés au net, et qui ne sont pas de la main de Montesquieu; si nous jugions de tout l'ouvrage par le premier cahier, le seul que nous ayons lu, il serait peu digne de l'auteur des Lettres persanes; 2o en plusieurs écrits de la main même de Montesquieu, intitulés : Morceaux qui n'ont pu entrer dans l'Esprit des Lois, et qui peuvent former des dissertations particulières. Nous en avons remarqué un sur la Puissance paternelle, un autre sur les Obligations sur parole, un troisième sur les Successions, dans lequel Montesquieu propose d'établir l'égalité des partages, de conserver dans la classe noble seulement les droits d'aînesse, et de transmettre dans cette classe tout l'héritage à l'aîné des mâles à l'exclusion des autres enfants; -3° en 3 gros vol. in-4o, reliés, de 600 à 700 pages chacun : ce sont des extraits que Montesquieu faisait de ses lectures, et à la suite desquels il écrivait ses réflexions. En les parcourant, nous fumes étonnés de voir que les pensées les plus remarquables et les plus profondes lui étaient presque toujours suggérées par des ouvrages frivoles; et il en lisait beaucoup de ce genre. Dans le grand nombre de réflexions que nous avons lues, nous avons retenu celle-ci : « Un flatteur est << un esclave qui n'est bon pour aucun maître. » Il y a, dans ces trois volumes, quelques morceaux d'une assez grande étendue. Nous avons surtout lu avec admiration une sorte d'introduction à l'histoire de Louis XI, qui égale ce que Montesquieu a écrit de mieux. Il commence, dans ce morceau, par tracer le tableau de la situation politique de l'Europe lorsque Louis XI monta sur le trône. Il fait voir ensuite combien elle était favorable à ce roi, et que ce qu'on attribue à son habileté ne fut que le résultat nécessaire des circonstances où il se trouvait; il indique ensuite tout ce qu'il aurait pu faire de grand, et qu'il ne fit pas; puis il ajoute : « Il ne vit, dans le commencement de son règne, que le «< commencement de sa vengeance. » Il décrit les horribles cruautés qui accompagnèrent les dernières années de ce tyran, et termine son récit par cette réflexion : « Il lui semblait que, pour qu'il vécût, >> il fallait qu'il fit violence à tous les gens de bien. » Il établit un parallèle entre Louis XI et Richelieu, qui est tout à l'avantage de ce dernier, et finit ainsi le portrait qu'il a tracé de ce grand ministre : « Il << fit jouer à son monarque le second rang dans la « monarchie, et le premier dans l'Europe; il avilit « le roi, mais il illustra le règne.

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Ce que nous venons de dire ajoutera peut-être encore de nouveaux regrets à ceux qu'on a déjà manifestés relativement à cette histoire de Louis XI écrite, dit-on, en entier par Montesquieu, et dont son secrétaire brûla, par mégarde, la copie au net, tandis que lui-même jeta au feu le brouillon, croyant que cette copie existait encore. Mais ceux qui ont le plus de droit de se dire bien instruits de ce qui concerne Montesquieu nous ont assuré que cette anecdote était apocryphe. Le soin qu'a eu Montesquieu de conserver tous ses brouillons et les matériaux mêmes de ses OEuvres, le peu de vraisemblance que le secrétaire d'un auteur livre au feu la copie au net d'un ouvrage non encore imprimé, ajoutent à la probabilité de ce qu'on nous a dit; mais nous ne devons pas omettre de rapporter les faits qui tendent à prouver le contraire. En 1747, l'Académie des inscriptions avait proposé, pour sujet du concours, de tracer l'état des lettres sous le règne de Louis XI. L'abbé de Guasco voulait concourir; et Montesquieu lui écrivait alors : « Si les mémoires sur lesquels je travaillai l'histoire de Louis XI n'avaient point « été brûlés, j'aurais pu vous fournir quelque chose « sur ce sujet. » C'est dans une note explicative de ce passage que l'abbé de Guasco rapporte l'anecdote de la destruction du manuscrit de l'histoire de Louis XI; mais cette anecdote avait déjà été racontée par d'autres, et surtout par Fréron, que l'abbé de Guasco contredit, soutenant que ce fait n'est point arrivé pendant la dernière maladie de Montesquieu, nais en 1739 ou en 1740, et ajoutant qu'il conta cet accident à un de ses amis, à l'occasion de l'histoire de Louis XI par Duclos, qui venait de paraître. Au milieu de ces récits contradictoires, s'il nous était permis de former une conjecture, nous dirions qu'il est probable que Montesquieu conçut l'idée de composer l'histoire de Louis XI, mais qu'il y renonça; qu'alors il condamna aux flammes ce qu'il avait écrit sur ce sujet; et que peut-être une portion de ce travail, qu'il voulait réserver, fut jetée au feu par mégarde, ce qui a donné lieu à la diversité des récits qu'on a faits à cette occasion. Nous pensons que Montesquieu n'a pas achevé cette histoire, non plus que celle de Théodoric, roi des Ostrogoths, qu'il avait, dit-on, commencée. Nous ajouterons encore que, suivant nous, on doit se féliciter qu'il ait abandonné ces entreprises pour s'attacher exclusivement à l'Esprit des Lois; et nous fondons cette assertion, non-seulement sur l'excellence et l'utilité de cet ouvrage, mais encore sur des motifs qui s'éloignent beaucoup de l'opinion commune, et que nous oserons cependant exposer. Montesquieu, si

| admirable quand il présente les résultats de l'histoire; Montesquieu, dont les écrits doivent être le manuel de tous ceux qui voudront écrire l'histoire, n'avait pas, suivant nous, le genre de talent propre à former un historien du premier ordre. Boileau louait un jour le livre des Caractères de la Bruyère, et insistait sur le mérite de son style; mais il remarquait judicieusement que l'auteur, par la forme même de son ouvrage, s'était affranchi d'une des plus grandes difficultés de l'art d'écrire, les transitions. Cette partie de l'art est surtout nécessaire à l'historien qui, dans des récits d'événements compliqués et divers, doit conserver l'utilité d'intérêt, nuancer habilement tous les détails; et faire ressortir, sans les isoler, les groupes principaux des vastes tableaux qu'il nous présente. L'Esprit des Lois, les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, sont composés de chapitres fort courts, qui souvent forment chacun un tout à part, et qui ne sont liés entre eux que par la similitude des sujets, relativement au but principal des ouvrages dont ils font partie. Les Lettres persanes ont aussi trèspeu d'étendue; les plus longues n'ont que trois à quatre pages, et elles traitent toutes de sujets divers et qui n'ont entre eux que peu ou point de connexité. L'Histoire d'Aphéridon et d'Astarté, et le sublime apologue des Troglodites, qui s'y trouvent, n'excèdent pas dix pages, et sont, pour les faits, d'une extrême simplicité. Ainsi Montesquieu, dans tous les ouvrages auxquels il a dú sa réputation, s'est, comme la Bruyère, affranchi de la nécessité des transitions. Quand il a entrepris de faire un récit d'une certaine longueur, on s'est aperçu aussitôt de ce qui lui a manqué à cet égard: pour s'en convaincre, il suffit de lire la Vie du maréchal de Berwick, le roman Arsace et Isménie, et même le Temple de Gnide. Les diverses parties de ces opuscules ne sont pas bien disposées entre elles, et ne se succèdent pas naturellement. Les pensées les plus ingénieuses et les réflexions les plus profondes nuisent à l'intérêt du récit, faute d'être préparées par des phrases intermédiaires, nécessaires à l'enchaînement des idées, ou faute d'être placées convenablement. Le style est heurté, contraint, sans variété, et tout l'opposé de cette souplesse, de cette liaison, de cette harmonie, indispensables à l'historien, qui doit soutenir, sans la fatiguer, l'attention des lecteurs pendant une longue narration.

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Montesquieu a dit de Tacite qu'il abrégeait tout parce qu'il voyait tout. Ce bel éloge a été, avec raison, appliqué à Montesquieu lui-même; et l'on a souvent comparé entre eux ces deux grands hommes.

Des génies de cet ordre ont un caractère parti- | dignité de ses expressions à la hauteur de son sujet : culier d'originalité qui rend fausses toutes les si- il n'altère point, par d'ingénieuses antithèses, la gramilitudes qu'on veut établir. S'il fallait déterminer vité de son style; et les grâces du bel esprit n'énerles degrés de prééminenee qui distinguent Tacite et vent pas sa phrase énergique, et ne refroidissent Montesquieu, nous dirions que l'auteur français sur- jamais la chaleur de ses récits. Si nous voulions passe l'auteur latin par la variété et l'étendue de ses chercher dans les anciens des exemples pour donner connaissances, par la grandeur de ses conceptions une idée de la manière de Montesquieu comme et l'abondance de ses pensées, mais qu'il lui cède écrivain, nous dirions encore qu'elle se compose de sous le rapport du talent et de l'éloquence; qu'en- plusieurs des belles qualités de Tacite, et de quelfin il est plus grand comme philosophe, mais moins ques-uns des brillants défauts de Sénèque. grand comme écrivain. Tacite maintient toujours la

FIN DE LA NOTICE.

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