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Thistoire naturelle était très-négligée en France, un voyageur aura, je pouse, amené un de ces animaux curieux qui supportent fort impatiemment l'esclavage. De là le dicton! La peau que vous me présentez, reprit le savant, est la peau d'un onagre. Nous varions sur Torigine du nom. Les uns prétendent que Chagri est un mot ture, d'autres veulent que Chagri soit la ville où cette dépouille_zoologique subit une préparation chimique assez bien décrite par Pallas, et qui lui donne le grain particulier que nous admirons; M. Martellens in'a écrit que Chaagri est un ruisseau.

Monsieur, je vous remercie de m'avoir donné des renseignements qui fourniraient une admirable note à quelque dom Calmet, si les bénédictins existaient encore: mais j'ai eu l'honneur de vous faire observer que ce fragment était primitivement d'un volume égal... à cette carte géographique, dit Raphaël en montrant à Lavrille un atlas ouvert or, depuis trois mois elle s'est sensiblement contractée..

-- Bien, reprit le savant, je comprends. Monsieur, toutes les dépouilles d'êtres primitivement organisés sont sujettes à un dépérissement naturel facile à concevoir, et dont les progrès sont soumis aux influences atmosphériques. Les métaux eux-mêmes se dilatent ou se resserrent d'une manière sensible, car les ingénieurs ont observé des espaces assez considérables entre de grandes pierres primitivement maintenues par des barres de fer. La science est vaste, la vie humaine est bien courte. Aussi n'avons-nous pas la prétention de connaître tous les phénomènes de la nature.

- Monsieur, reprit Raphaël presque confus, excusez la demande que je vais vous faire. Etes-vous bien sûr que cette peau soit soumise aux lois ordinaires de la zoologie, qu'elle puisse s'étendre?

Oh! certes. Ah! peste, dit M. Lavrille en essayant de tirer le talisman. Mais, monsieur, reprit-il, si vous voulez aller voir Planchette, le célèbre professeur de mécanique, il trouvera certainement un moyen d'agir sur cette peau, de l'amollir, de la distendre. -Oh! monsieur, vous me sauvez la vie

Raphaël salua le savant naturaliste, et courut chez Planchette, en laissant le bon Lavrille au milieu de son cabinet rempli de bocaux et de plantes séchées. Il remportait de cette visite, sans le savoir, toute la science humaine : une nomenclature! Ce bonhomme ressemblait à Sancho Pança racontant à don Quichotte l'histoire des chevres, il s'amusait à compter des animaux et à les numéroter. Arrivé sur le bord de la tombe, il connaissait à peine une petite fraction des incommensurables nombres du grand troupeau jeté par Dieu à travers l'océan des mondes, dans un but ignoré. Raphaël était content. Je vais tenir mon âne en bride, s'écriait-il. Sterne avait dit avant lui : Ménageons notre âne, si nous voulons vivre vieux. » Mais la bête est si fantasque!

Planchette était un grand homme sec, véritable poëte perdu dans une perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abime saus fond, LE MOUVEMENT. Le vulgaire taxe de folie ces esprits sublimes, gens incompris qui vivent dans une admirable insouciance du luxe et du monde, restant des journées entières à fumer un cigare éteint, ou venant dans un salon sans avoir toujours bien exactement marié les boutons de leurs vêtements avec les boutonnières. Un jour, après avoir longtemps mesuré le vide, ou entassé des X sous des Aa-gG, ils ont analysé quelque loi naturelle et décomposé le plus simple des principes; tout à coup la foule admire une nouvelle inachine ou quelque haquet dont la facile structure nous étoune et nous confond! Le savant modeste sourit en disant à ses admirateurs : Qu'ai-je donc créé? Rien. L'homme n'invente pas une force, il la dirige, et la science consiste à imiter la nature.

Raphaël surprit le mécanicien planté sur ses deux jambes, comme un pendu tombé droit sous une potence. Planchette examinait une bille d'agate qui roulait sur un cadran solaire, en attendant qu'elle s'y arrétat. Le pauvre homme n'était ni décoré, ni pensionné, car il ne savait pas enluminer ses calculs; heureux de vivre à l'affût d'une découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au monde, ni à lui-même, et vivait dans la science pour la science.

- Cela est indéfinissable! s'écria-t-il. -- Ah! monsieur, reprit-il en apercevant Raphaël, je suis votre serviteur. Comment va la maman? Allez voir ma femme.

- J'aurais cependant pu vivre ainsi! pensa Raphaël, qui tira le savant de sa rêverie en lui demandant le moyen d'agir sur le talisman, qu'il lui présenta. Dussiez-vous rire de ma crédulité, monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous cacherai rien. Cette peau me semble posséder une force de résistance contre laquelle rien ne peut prévaloir.

Monsieur, dit-il, les gens du monde traitent toujours la science assez cavalierement, tous nous disent à peu près ce qu'un incroyable disait à Lalande en lui amenant des dames après l'éclipse: « Ayez la bonté de recommencer. » Quel effet voulez-vous produire? La mécanique a pour but d'appliquer les lois du mouvement ou de les neutraliser. Quant au mouvement en lui-même, je vous le déclare avec humilité, nous sommes impuissants à le définir. Cela posé, nous avons remarqué quelques phénomènes constants qui régissent l'action des solides et des fluides. En reproduisant les causes génératrices de ces phénomènes, nous pouvons transporter les corps, leur transmettre

une force locomotive dans des rapports de vitesse déterminée, les lancer, les diviser simplement ou à l'infini, soit que nous les cassions ou les pulvérisions; puis les tordre, leur imprimer une rotation, les modifier, les comprimer, les dilater, les étendre. Cette science, monsieur, repose sur un seul fait. Vous voyez cette bille, reprit-il. Elle est ici sur cette pierre. La voici maintenant là. De quel nom appellerons-nous cet acte si physiquement naturel et si moralement extraordinaire? Mouvement, locomotion, changement de lien? Quelle immense vanité cachée sous les mots! Un nom, est-ce donc une solution? Voilà pourtant toute la science. Nos machines emploient ou décomposent cet acte, ce fait. Ce léger phénomène, adapté à des masses, va faire sauter Paris : nous pouvons augmenter la vitesse aux dépens de la force, et la force aux dépens de la vitesse. Qu'est-ce que la force et la vitesse? Notre science est inhabile à le dire, comme elle l'est à créer un mouvement. Un mouvement, quel qu'il soit, est un immense pouvoir, et l'homme n'invente pas de pouvoirs. Le pouvoir est un, comme le mouvement, l'esscuce même du pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature est établie sur le mouvement. La mort est un mouvement dont les fins nous sont peu connues. Si Dieu est éternel, croyez qu'il est toujours en mouvement; Dieu est le mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme lui; comme lui profond, sans bornes, incompréhensible, intangible. Qui jamais a touché, compris, mesuré le mouvement? Nous en sentons les effets sans les voir. Nous pouvons mène le nier comme nous nions Dieu, Où est-il? où n'est-il pas ? D'où part-il? Où en est le principe? Où en est la fin? Il nous enveloppe, nous presse et nous échappé. Il est évident comme un fait, obscur comme une abstraction, tout à la fois effet et cause. Il lui faut comme à nous l'espace, et qu'est-ce que l'espace? Le mouvement seul nous le révéle; sans le mouvement, il n'est plus qu'un mot vide de sens. Probleme insoluble, semblable au vide, semblable à la création, à l'infini, le mouvement confond la pensée humaine, et tout ce qu'il est permis à l'homme de concevoir, c'est qu'il ne le concevra jamais. Entre chacun des points successivement occupés par cette bille dans l'espace, reprit le savant, il se rencontre un abime pour la raison humaine, un abime où est tombé Pascal. Pour agir sur la substance inconnue, que vous voulez soumettre à une force inconnue, nous devons d'abord étudier cette substance; d'après sa nature, ou elle se brisera sous un choc, ou elle y résistera: si elle se divise et que votre intention ne soit pas de la partager, nous n'atteindrons pas le but proposé. Voulez-vous la comprimer? il faut transmettre un mouvement égal à toutes les parties de la substance de manière à diminuer uniformément l'intervalle qui les sépare. Désirez-vous l'étendre? nous devrons tàcher d'imprimer à chaque molécule une force excentrique égale; sans l'observation exacte de cette loi, nous y produirions des solutions de continuité. Il existe, monsieur, des modes infinis, des combinaisons sans borues dans le mouvement. A quel effet vous arrêtez-vous?

Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire une pression quelconque assez forte pour étendre indéfiniment cette peau......

--

La substance étant finie, répondit le mathématicien, ne saurait être indéfiniment distendue, mais la compression multipliera nécessairement l'étendue de sa surface aux dépens de l'épaisseur; elle s'amincira jusqu'à ce que la matière manque.......

Obtenez ce résultat, monsieur, s'écria Raphaël, et vous aurez gagné des millions.

Je vous volerais votre argent, répondit le professeur avce le flegme d'un Hollandais. Je vais vous démontrer en deux mots l'existence d'une machine sous laquelle Dieu lui-même serait écrasé comme une mouche. Elle réduisait un homme à l'état de papier brouillard, un homme botté, éperonné, cravaté, chapeau, or, bijoux, tout... - Quelle horrible machine!

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Au lieu de jeter leurs enfants à l'eau, les Chinois devraient les utiliser ainsi, reprit le savant sans penser au respect de l'homme pour sa progéniture.

Tout entier à son idée, Planchette prit un pot de fleurs vide, troué dans le fond et l'apporta sur la dalle du gnomon; puis il alla chercher un peu de terre glaise dans un coin du jardin. Raphaël resta charmé comme un enfant auquel sa nourrice conte une histoire merveilleuse. Après avoir posé sa terre glaise sur la dalle, Planchette tira de sa poche une serpette, coupa deux branches de sureau, et se mit à les vider en sifflant comme si Raphaël n'eût pas été là.

-

Voilà les éléments de la machine, dit-il.

Il attacha par un coude en terre glaise l'un de ses tuyaux de bois au fond du pot, de manière à ce que le trou du sureau correspondit à celui du vase. Vous eussiez dit une énorme pipe. Il étala sur la dalle un lit de glaise en lui donnant la forme d'une pelle, assit le pot de fleurs dans la partie la plus large, et fixa la branche de sureau sur la portion qui représentait le mauche. Enfin il mit un pâté de terre glaise à l'extrémité du tube en sureau, il y planta l'autre branche creuse, toute droite, en pratiquant un autre coude pour la joindre à la branche horizontale, en sorte que l'air, ou tel fluide ambiant donné, pût circuler dans cette machine improvisée, et courir depuis l'embou

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Je ne comprends pas.

PAGE 45.

Le savant sourit. Il alla détacher d'un arbre fruitier une petite bouteille dans laquelle son pharmacien lui avait envoyé une liqueur où se prenaient les fourmis; il en cassa le fond, se fit un entonnoir, l'adapta soigneusement au trou de la branche creuse qu'il avait fixée verticalement dans l'argile, en opposition au grand réservoir figuré

Cela est évident! s'écria Raphaël.

Mais il y a cette différence, réprit le savant, que si la mince colonne d'eau ajoutée dans le petit tube vertical y présente une force égale au poids d'une livre, par exemple, comme son action se transmettra fidèlement à la masse liquide et viendra réagir sur tous les points de la surface qu'elle présente dans le pot de fleurs, il s'y trou vera mille colonnes d'eau qui, tendant toutes à s'élever comme si elles étaient poussées par une force égale à celle qui fait descendre le liquide dans le bâton de sureau vertical, produiront nécessairement ici, dit Planchette en montrant à Raphaël l'ouverture du pot de fleurs, une puissance mille fois plus considérable que la puissance introduite là. Et le savant indiquait du doigt au marquis le tuyau de bois planté droit dans la glaise.

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l'eau, déployer, sur chaque partie de la grande surface, une force égale à la force agissant dans le conduit vertical; mais, à cette différence près, que si la colonne liquide y est haute d'un pied, les mille petites colonnes de la grande surface n'y auront qu'une très-faible élévation. Maintenant, dit Planchette en donnant une chiquenaude à ses bâtons, remplaçons ce petit appareil grotesque par des tubes métalliques d'une force et d'une dimension convenables si vous couvrez d'une forte platine mobile la surface fluide du grand réservoir, et qu'à cette platine vous en opposiez une autre dont la résistance et la solidité soient à toute épreuve, si de plus vous m'accordez la puissance d'ajouter sans cesse de l'eau par le petit tube vertical à la masse liquide, l'objet, pris entre les deux plans solides, doit nécessairement céder à l'immense action qui le comprime indéfiniment. Le moyen d'introduire constament de l'eau par le petit tube est une niaiserie en mécanique, ainsi que le mode de transmettre la puissance de la masse liquide à une platine. Deux pistons et quelques Soupapes suffisent. Concevezvous alors, mon cher monsieur, dit-il en prenant le bras de Valentin, qu'il n'existe guère de substance qui, mise entre ces deux résistances indéfinies, ne soit contrainte à s'étaler?

Quoi! l'auteur des Let

tres provinciales a inventé?

JATTITO

--Parlez-moi de la mécanique! s'écria Raphaël. N'est-ce pas la plus belle de toutes les sciences? L'autre avec ses onagres, ses classements, ses canards, ses genres et ses bocaux pleins de monstres, est tout au plus bon à marquer les points dans un billard public. Le lendemain, Raphael tout joyeux vint chercher Planchette, et ils allèrent ensemble dans la rue de la Santé, nom de favorable augure. Chez Spieghalter, le jeune homme se trouva dans un établissement immense, ses regards tombèrent sur une multitude de forges rouges et rugissantes. C'était une pluie de feu, un déluge de clous, un océan de pistons, de vis, de leviers, de traverses, de limes, d'écrous, une mer de fontes, de bois, de soupapes et d'aciers en barres. La limaille prenait à la gorge. Il y avait du fer dans la température, les hommes étaient couverts de fer, tout puait le fer, le fer avait une vie, il était organisé, il se fluidifiait, marchait, pensait en prenant toutes les formes, en obéissant à tous les caprices. A travers les hurlements des soufflets, les crescendo des marteaux, les sifflements des tours qui faisaient grogner le fer, Raphaël arriva dans une grande pièce, propre et bien aéréc, où il put contempler à son aise la presse immense dont Planchette lui avait parlé. Il admira des espèces de madriers en fonte, et des jumelles en fer unies par un indestructible noyau.

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JANETLAN

L'Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta la peau sur une enclume. - PAGE 50.

s'écria Raphaël. - Lui seul, monsieur. La mécanique ne connaît rien de plus simple ni de plus beau. Le principe contraire, l'expansibilité de l'eau, a créé la machine à vapeur. Mais l'eau n'est expansible qu'à un certain degré, tandis que son incompressibilité, étant une force en quelque sorte négative, se trouve nécessairement infinie.

-Si cette peau s'étend, dit Raphaël, je vous promets d'élever une statue colossale à Blaise Pascal, de fonder un prix de cent mille francs pour le plus beau problème de mécanique résolu dans chaque période

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Si vous tourniez sept fois cette manivelle avec promptitude, lui dit Spieghalter en lui montrant un balancier de fer poli, vous feriez jaillir une planche d'acier en des milliers de jets, qui vous entreraient dans les jambes comme des aiguilles.

Peste! s'écria Raphaël.

Planchette glissa lui-même la Peau de chagrin entre les deux platines de la presse souveraine, et, plein de cette sécurité que donnent les conditions scientifiques, il manoeuvra vivement le balancier.

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Il s'assit dans un fauteuil.

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PAGE 50.

Couchez-vous tous, nous sommes morts! cria Spieghalter d'une voix tonnante en se laissant tomber lui-même à terre.

Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L'eau contenue dans la machine brisa la fonte, produisit un jet d'une puissance incommensurable, et se dirigea heureusement sur une vieille forge qu'elle renversa, bouleversa, tordit comme une trombe entortille une maison et l'emporte avec elle.

- Oh dit tranquillement Planchette, le chagrin est sain comme mon oil! Maitre Spieghalter, il y avait une paille dans votre fonte,

ou quelque interstice dans le grand tube. Non, non, je connais ma fonte. Monsieur peut remporter son outil, le diable est logé dedans.

L'Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta la peau sur une enclume, et, de toute la force que donne la colère, déchargea sur le talisman le plus terrible coup qui jamais eût mugi dans ses ateliers. - Il n'y paraît seulement pas, s'écria Planchette en caressant le chagrin rebelle.

Les ouvriers accoururent. Le contre-maître prit la peau et la plongea dans le charbon de terre d'une forge. Tous rangés en demi-cercle autour du feu, attendirent avec impatience le jeu d'un énorme soufflet. Raphaël, Spieghalter, le professeur Planchette occupaient, le centre de cette foule noire et attentive. En voyant tous ces yeux blancs, ces têtes poudrées de fer, ces vêtements noirs et luisants, ces poitrines poilues, Raphaël se crut transporté dans le monde nocturne et fantastique des ballades allemandes. Le contre-maître saisit la peau avec des pinces après l'avoir laissée dans le foyer pendant dix mi

nutes.

- Rendez-la-moi, dit Raphaël.

Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël. Le marquis mania facilement la peau froide et souple sous ses doigts. Un cri d'horreur s'éleva, les ouvriers s'enfuirent, Valentin resta seul avec Planchette dans l'atelier désert.

- Il y a décidément quelque chose de diabolique là-dedans, s'écria Raphaël au désespoir. Aucune puissance humaine ne saurait donc me donner un jour de plus!

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Monsieur, j'ai tort, répondit le mathématicien d'un air contrit, nous devions soumettre cette peau singulière à l'action d'un laminoir. Où avais-je les yeux en vous proposant une pression.

- C'est moi qui l'ai demandée, répliqua Raphaël.

Le savant respira comme un coupable acquitté par douze jurés. Cependant, intéressé par le problème étrange que lui offrait cette peau, il réfléchit un moment et dit : - Il faut traiter cette substance inconnue par des réactifs. Allons voir Japhet, la chimie sera peut-être plus heureuse que la mécanique.

Valentin mit son cheval au grand trot, dans l'espoir de rencontrer le fameux chimiste Japhet à son laboratoire.

- Eh bien! mon vieil ami, dit Planchette en apercevant Japhet assis dans un fauteuil et contemplant un précipité, comment va la chimie?

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Monsieur, dit-il à Raphaël, laissez-moi prendre un morceau de cette singulière substance, elle est si extraordinaire...

Un morceau! s'écria Raphaël, pas seulement la valeur d'un cheveu. D'ailleurs essayez, dit-il d'un air tout à la fois triste et goguenard.

Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la peau, il tenta de la briser par une forte décharge d'électricité, puis il la soumit à l'action de la pile voltaïque, enfin les foudres de sa science échouerent sur le terrible talisman. Il était sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphaël, ne s'apercevant pas de la fuite du temps, attendaient le résultat d'une dernière expérience. Le chagrin sortit victorieux d'un épouvantable choc auquel il avait été soumis, grâce à une quantité raisonnable de chlorure d'azote.

-Je suis perdu! s'écria Raphaël. Dieu est là. Je vais mourir.
Il laissa les deux savants stupéfaits.

Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l'Académie, nos

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Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit le chimiste.

Bah! pour nous consoler, MM. les doctrinaires ont créé ce nébuleux axiome: Bête comme un fait.

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Ton axiome, répliqua le chimiste, me semble, à moi, fait comme une bête. Ils se prirent à rire, et dinèrent en gens qui ne voyaient plus qu'un phénomène dans un miracle.

En rentrant chez lui, Valentin était en proie à une rage froide; il ne croyait plus à rien, ses idées se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaient et vacillaient comme celles de tout homme en présence d'un fait impossible. Il avait cru volontiers à quelque défaut secret dans ja machine de Spieghalter, l'impuissance de la science et du feu ne l'étonnait pas; mais la souplesse de la peau quand il la maniait, mais sa dureté lorsque les moyens de destruction mis à la disposition de l'homme étaient dirigés sur elle, l'épouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait le vertige.

Je suis fou, se dit-il. Quoique depuis ce matin je sois à jeun, je n'ai ni faim ni soif, et je sens dans ma poitrine un foyer qui me brûle. Il remit la peau de chagrin dans le cadre où elle avait été naguère enfermée, et, après avoir décrit par une ligne d'encre rouge le contour actuel du talisman, il s'assit dans son fauteuil. - Déjà huit heures, s'écria-t-il. Cette journée a passé comme un songe. Il s'accouda sur le bras du fauteuil, s'appuya la tête dans sa main gauche, et resta perdu dans une de ces méditations funèbres, dans ces pensées dévorantes dont les condamnés à mort emportent le secret. Ah! Pauline, s'écria-t-il, pauvre enfant! il y a des abîmes que l'amour ne saurait franchir, malgré la force de ses ailes. En ce moment il entendit trèsdistinctement un soupir étouffé, et reconnut, par un des plus touchants priviléges de la passion, le souffle de sa Pauline.-Oh! se dit-il, voilà mon arrêt. Si elle était là, je voudrais mourir dans ses bras. Un éclat de rire bien franc, bien joyeux, lui fit tourner la tête vers son lit, il vit à travers les rideaux diaphanes la figure de Pauline souriant comme un enfant heureux d'une malice qui réussit; ses beaux cheveux formaient des milliers de boucles sur ses épaules; elle était là semblable à une rose du Bengale sur un monceau de roses blanches.

- J'ai séduit Jonathas, dit-elle. Ce lit ne m'appartient-il pas, à moi qui suis ta femme? Ne me gronde pas, chéri, je ne voulais que dormir près de toi, te surprendre. Pardonne-moi cette folie. Elle sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra radieuse dans ses mousselines, et s'assit sur les genoux de Raphaël :- De quel abime parlais-tu donc, mon amour? dit-elle en laissant voir sur son front une expression soucieuse.

De la mort.

Tu me fais mal, répondit-elle. Il y a certaines idées auxquelles, nous autres, pauvres femmes, nous ne pouvons nous arrêter, elles nous tuent. Est-ce force d'amour ou manque de courage? je ne sais. La mort ne m'effraye pas, reprit-elle en riant. Mourir avec toi, demain matin, ensemble, dans un dernier baiser, ce serait un bonheur. Il me semble que j'aurais encore vécu plus de cent ans. Qu'importe le nombre de jours, si, dans une nuit, dans une heure, nous avons épuisé toute une vie de paix et d'amour?

Tu as raison, le ciel parle par la jolie bouche. Donne que je la baise, et mourons, dit Raphael.

Mourons donc, répondit elle en riant.

Vers les neuf heures du matin, le jour passait à travers les fentes des persiennes; amoindri par la mousseline des rideaux, il permettait encore de voir les riches couleurs du tapis et les meubles soyeux de la chambre où reposaient les deux amants. Quelques dorures étincelaient. Un rayon de soleil venait mourir sur le mol edredon que les jeux de l'amour avaient jeté par terre. Suspendue à une grande psyché, la robe de Pauline se dessinait comme une vaporeuse apparition. Les souliers mignons avaient été laissés loin du lit. Un rossignol vint se poser sur l'appui de la fenêtre, ses gazouillements répétés, le bruit de ses ailes, soudainement déployées quand il s'envola, réveillèrent Raphaël.

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Pour mourir, dit-il en achevant une pensée commencée dans son rève, il faut que mon organisation, ce mécanisme de chair et d'os, animé par ma volonté, et qui fait de moi un individu homme,

présente une lésion sensible. Les médecins doivent connaitre les symptômes de la vitalité attaquée, et pouvoir me dire si je suis en santé ou malade.

Il contempla sa femme endormie, qui lui tenait la tête, exprimant ainsi pendant le sommeil les tendres sollicitudes de l'amour. Gracieusement étendue comme un jeune enfant, et le visage tourné vers lui, Pauline semblait le regarder encore en lui tendant une jolie bouche entr'ouverte par un souffle égal et púr. Ses petites dents de porcelaine relevaient la rougeur de ses lèvres fraîches sur lesquelles errait un sourire; l'incarnat de son teint était plus vif, et la blancheur en était pour ainsi dire plus blanche en ce moment qu'aux heures les plus amoureuses de la journée. Son gracieux abandon si plein de confiance mêlait au charme de l'amour les adorables attraits de l'enfance endormie. Les femmes, même les plus naturelles, obéissent encore pendant le jour à certaines conventions sociales, qui enchaînent les naïves expansions de leur âme; mais le sommeil semble les rendre à la soudaineté de vie qui décore le premier âge : Pauline ne rougissait de rien, comme une de ces chères et célestes créatures chez qui la raison n'a encore jeté ni pensées dans les gestes, ni secrets dans le regard. Son profil se détachait vivement sur la fine batiste des oreillers, de grosses ruches de dentelle, mêlées à ses cheveux en désordre, lui donnaient un petit air mutin; mais elle s'était endormie dans le plaisir, ses longs cils étaient appliqués sur sa joue comme pour garantir sa vue d'une lueur trop forte, ou pour aider à ce recueillement de l'âme, quand elle essaye de retenir une volupté parfaite, mais fugitive; son oreille mignonne, blanche et rouge, encadrée par une touffe de cheveux, et dessinée dans une coque de malines, eût rendu fou d'amour un artiste, un peintre, un vieillard, eût peut-être restitué la raison à quelque insensé. Voir sa maitresse endormie, rieuse dans un songe, paisible sous votre protection, vous aimant mème en rêve, au moment où la créature semble cesser d'être, et vous offrant encore une bouche muette, qui, dans le sommeil, vous parle du dernier baiser! voir une femme confiante, demi-nue, mais enveloppée dans son amour comme dans un manteau, et chaste au sein du désordre; admirer ses vêtements épars, un bas de soic rapidement quitté la veille pour vous plaire, une ceinture dénouéc qui vous accuse une foi infinie, n'est-ce pas une joie sans nom? Cette ceinture est un poëme entier : la femme qu'elle protégeait n'existe plus, elle vous appartient, elle est devenue vous; désormais la trahir, c'est se blesser soi-même. Raphaël attendri contempla cette chambre chargée d'amour, pleine de souvenirs, où le jour prenait des teintes voluptueuses, et revint à cette femme aux formes pures, jeunes, aimante encore, dont surtout les sentiments étaient à lui sans partage. Il désira vivre toujours. Quand son regard tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme si un rayon de soleil l'eût frappée. -Bonjour, ami! dit-elle en souriant. Es-tu beau, méchant! Ces deux têtes, empreintes d'une grâce due à l'amour, à la jeunesse, au demi-jour et au silence, formaient une de ces divines scènes, dont la magie passagère n'appartient qu'aux premiers jours de la passion, comme la naïveté, la candeur, sont les attributs de l'enfance. Hélas! ces joies printanières de l'amour, de même que les rires de notre jeune âge, doivent s'enfuir et ne plus vivre que dans notre souvenir pour nous désespérer ou nous jeter quelque parfum consolateur, selon les caprices de nos méditations secrètes.

-Pourquoi t'es-tu réveillée? dit Raphaël. J'avais tant de plaisir à te voir endormie, j'en pleurais.

- Et moi aussi, répondit-elle, j'ai pleuré cette nuit en te contemplant dans ton repos, mais non pas de joie. Ecoute, mon Raphaël, écoute-moi! Lorsque tu dors, ta respiration n'est pas franche, il y a dans ta poitrine quelque chose qui résonne, et qui m'a fait peur. Tu as pendant ton sommeil une petite toux sèche, absolument semblable à celle de mon père, qui meurt d'une phthisie. J'ai reconnu dans le bruit de tes poumons quelques-uns des effets bizarres de cette maladie. Puis tu avais la fièvre, j'en suis sûre, ta main était moite et brûlante. Chéri! tu es jeune, dit-elle en frissonnant, tu pourrais te guérir encore si, par malheur... Mais non, s'écria-t-elle joyeusement, il n'y a pas de malheur, la maladie se gagne, disent les médecins. De ses deux bras, elle enlaça Raphaël, saisit sa respiration par un de ces baisers dans lesquels l'âme arrive : - Je ne désire pas vivre vieille, dit-elle. Mourons jeunes tous deux, et allons dans le ciel les mains pleines de fleurs.

-Ces projets-là se font toujours quand nous sommes en bonne santé, répondit Raphaël en plongeant ses mains dans la chevelure de Pauline; mais il eut alors un horrible accès de toux, de ces toux graves et sonores, qui semblent sortir d'un cercueil, qui font palir le front des malades et les laissent tremblants, tout en sucur, après avoir remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes, fatigué leur moelle épi nière, et imprimé je ne sais quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël, abattu, pâle, se coucha lentement, affaissé comme un homme dont toute la force s'est dissipée dans un dernier effort. Pauline le regarda d'un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse.

-Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher à Raphaël les horribles pressentiments qui l'agitaient. Elle se voila

la figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de la MORT.

La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs d'un cimetière, pour servir aux études de quelque savant. Pauline se souvenait de l'exclamation échappée la veille à Valentin, et se dit à elle-même : Oui, il y a des abîmes que l'amour ne peut pas traverser, mais il doit s'y ensevelir.

Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva, par une matinée du mois de mars, assis dans un fauteuil, entouré de quatre médecins, qui l'avaient fait placer au jour, devant la fenêtre de sa chambre, et tour à tour lui tâtaient le pouls, le palpaient, l'interrogeaient avec une apparence d'intérêt. Le malade épiait leurs pensées en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur leurs fronts. Cette consultation était sa dernière espérance. Ces juges suprêmes allaient lui prononcer un arrêt de vie ou de mort. Aussi, pour arracher à la médecine humaine son dernier mot, Valentin avait-il convoqué les oracles de la science moderne. Grâce à sa fortune et à son nom, les trois systèmes entre lesquels flottent les connaissances humaines étaient là devant lui. Trois de ces docteurs portaient avec eux toute la philosophie médicale, en représentant le combat que se livrent la spiritualité, l'analyse, et je ne sais quel éclectisme railleur. Le quatrième médecin était Horace Bianchon, homme plein d'avenir et de science, le plus distingué peut-être des nouveaux médecins, sage et modeste député de la studieuse jeunesse, qui s'apprête à recueillir l'héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par l'école de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les siècles précédents ont apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis et de Rastignac, il lui avait donné ses soins depuis quelques jours, et l'aidait à répondre aux interrogations des trois professeurs, auxquels il expliquait parfois, avec une sorte d'insistance, les diaguostics qui lui semblaient révéler une phthisie pulmonaire.

Vous avez sans doute fait beaucoup d'excès, mené une vie dissipée, vous vous êtes livré à de grands travaux d'intelligence? dit à Raphaël celui des trois célèbres docteurs dont la tête carrée, la figure large, l'énergique organisation, paraissaient annoncer un génie supérieur à celui de ses deux antagonistes.

J'ai voulu me tuer par la débauche, après avoir travaillé pendant trois ans à un vaste ouvrage dont vous vous occuperez peut-être un jour, lui répondit Raphaël.

Le grand docteur hocha la tête en signe de contentement, et comme s'il se fùt dit en lui-même : J'en étais sûr! Ce docteur était l'illustre Brisset, le chef des organistes, le successeur des Cabanis et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes, qui voient en l'homme un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l'état normal ou les anomalies délétères s'expliquent par des causes évidentes.

A cette réponse, Brisset regarda silencieusement un homme de moyenne taille dont le visage empourpré, l'œil ardent, semblaient appartenir à quelque satyre antique, et qui, le dos appuyé sur le coin de l'embrasure, contemplait attentivement Raphaël sans mot dire. Homme d'exaltation et de croyance, le docteur Caméristus, chef des vitalistes, le Ballanche de la médecine, poétique défenseur des doctrines abstraites de Van Helmont, voyait dans la vie humaine un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue des bistouris, trompe la chirurgie, échappe aux médicaments de la pharmaceutique, aux æ de l'algèbre, aux démonstrations de l'anatomie, et se rit de nos efforts; une espèce de flamme intangible, invisible, soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent au milieu d'un corps condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations les plus viables.

Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troisième, le docteur Maugredie, esprit distingué, mais pyrrhonien et moqueur, qui ne croyait qu'au scalpel, concédait à Brisset la mort d'un homme qui se portait à merveille, et reconnaissait avec Caméristus qu'un homme pouvait vivre encore après sa mort. Il trouvait du bon dans toutes les théories, n'en adoptait aucune, prétendait que le meilleur système médical était de n'en point avoir, et de s'en tenir aux faits. Panurge de l'école, roi de l'observation, ce grand explorateur, ce grand railleur, l'homme des tentatives désespérées, examinait la Peau de chagrin.

- Je voudrais bien être témoin de la coïncidence qui existe entre vos désirs et son rétrécissement, dit-il au marquis.

- A quoi bon? s'écria Brisset.

A quoi bon? répéta Caméristus.

Ah! vous êtes d'accord, répondit Maugredie.

Cette contraction est toute simple, ajouta Brisset,

Elle est surnaturelle, dit Caméristus.

En effet, répliqua Maugredie en affectant un air grave et rendant à Raphaël sa Peau de chagrin, le racornissement du cuir est ma fait inexplicable et cependant naturel, qui, depuis l'origine du monde, fait le désespoir de la médecine et des jolies femmes.

A force d'examiner les trois docteurs, Valentin ne découvrit ca eux aucune sympathie pour ses maux. Tous trois, silencieux à chaque

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