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frappés par l'éclat du soleil, ne s'accoutumèrent que graduellement à cette nuit factice.

- Monsieur, lui dit-elle, est ton ami de collége.

Lambert ne répondit pas. Je pus enfin le voir, et il m'offrit un de ces spectacles qui se gravent à jamais dans la mémoire. Il se tenait debout, les deux coudes appuyés sur la saillie formée par la boiserie, en sorte que son buste paraissait fléchir sous le poids de sa tête inclinée. Ses cheveux, aussi longs que ceux d'une femme, tombaient sur ses épaules, et entouraient sa figure de manière à lui donner de la ressemblance avec les bustes qui représentent les grands hommes du siècle de Louis XIV. Son visage était d'une blancheur parfaite. Il frottait habituellement une de ses jambes sur l'autre par un mouvement machinal que rien n'avait pu réprimer, et le frottement continuel des deux os produisait un bruit affreux. Auprès de lui se trouvait un sommier de mousse posé sur une planche.

- Il lui arrive très-rarement de se coucher, me dit mademoiselle de Villenoix, quoique chaque fois il dorme pendant plusieurs jours. Louis se tenait debout comme je le voyais, jour et nuit, les yeux fixes, sans jamais baisser et relever les paupières comme nous en avons l'habitude. Après avoir demandé à mademoiselle Villenoix si un peu plus de jour ne causerait aucune douleur à Lambert, sur sa réponse, j'ouvris légèrement la persienne, et pus voir alors l'expression de la physionomie de mon ami. Hélas! déjà ridé, déjà blanchi, enfin déjà plus de lumière dans ses yeux, devenus vitreux comme ceux d'un aveugle. Tous ses traits semblaient tirés par une convulsion vers le haut de sa tête. J'essayai de lui parler à plusieurs reprises; mais il ne m'entendit pas. C'était un débris arraché à la tombe, une espèce de conquête faite par la vie sur la mort, ou par la mort sur la vie. J'étais là depuis une heure environ, plongé dans une indéfinissable rêverie, en proje à mille idées affligeantes. J'écoutais mademoiselle de Villenoix, qui me racontait dans tous ses détails cette vie d'enfant au berceau. Tout à coup Louis cessa de frotter ses jamLes anges sont bes l'une contre l'autre, et dit d'une voix lente : blancs!

Je ne puis expliquer l'effet produit sur moi par cette parole, par le son de cette voix tant aimée, dont les accents attendus péniblement me paraissaient à jamais perdus pour moi. Malgré moi mes yeux se remplirent de larmes. Un pressentiment involontaire passa rapidement dans mon âme et me fit douter que Louis eût perdu la raison. J'étais cependant bien certain qu'il ne me voyait ni ne m'entendait; mais les harmonies de sa voix, qui semblaient accuser un bonheur divin, communiquèrent à ces mots d'irrésistibles pouvoirs. Incomplète révélation d'un monde inconnu, sa phrase retentit dans nos âmes comme quelque magnifique sonnerie d'église au milieu d'une nuit profonde. Je ne m'étonnai plus que mademoiselle de Villenoix crût Louis parfaitement sain d'entendement. Peut-être la vie de l'âme avait-elle anéanti la vie du corps. Peut-être sa compagne avait-elle, comme je l'eus alors, de vagues intuitions de cette nature mélodieuse et fleurie, que nous nommons dans sa plus large expression: LE CIEL. Cette femme, cet ange, restait toujours là, assise devant un métier à tapisserie, et, chaque fois qu'elle tirait son aiguille, elle regardait Lambert en exprimant un sentiment triste et doux. Hors d'état de supporter cet affreux spectacle, car je ne savais pas, comme mademoiselle de Villenoix, en deviner tous les secrets, je sortis, et nous allâmes nous promener ensemble pendant quelques moments pour parler d'elle et de Lambert.

Sans doute, me dit-elle, Louis doit paraître fou; mais il ne l'est par des pas, si le nom de fou doit appartenir seulement à ceux dont, causes inconnues, le cerveau se vicie, et qui n'offrent aucune raison de leurs actes. Tout est parfaitement coordonné chez mon mari. S'il ne vous a pas reconnu physiquement, ne croyez pas qu'il ne vous ait point vu. Il a réussi à se dégager de son corps, et nous aperçoit sous une autre forme, je ne sais laquelle. Quand il parle, il exprime des choses merveilleuses. Seulement, assez souvent, il achève par la parole une idée commencée dans son esprit, ou commence une proposition qu'il achève mentalement. Aux autres hommes, il paraîtrait aliéné; pour moi, qui vis dans sa pensée, toutes ses idées sont lucides. Je parcours le chemin fait par son esprit, et, quoique je n'en connaisse pas tous les détours, je sais me trouver néanmoins au but avec lui. A qui n'est-il pas, maintes fois, arrivé de penser à une chose futile et d'être entraîné vers une pensée grave par des idées ou par des souvenirs qui s'enroulent? Souvent, après avoir parlé d'un objet frivole, innocent point de départ de quelque rapide méditation, un penseur oublie ou tait les liaisons abstraites qui l'ont conduit à sa conclusion. et reprend la parole en ne montrant que le dernier anneau de cette chaîne de réflexions. Les gens vulgaires à qui cette vélocité de vision mentale est inconnue, ignorant le travail intérieur de l'âme, se mettent à rire du rêveur, et le traitent de fou s'il est coutumier dé ces sortes d'oublis. Louis est toujours ainsi : sans cesse il voltige à travers les espaces de la pensée, et s'y promène avec une vivacité d'hirondelle, je sais le suivre dans ses détours. Voilà l'histoire de sa folie. Peut-être un jour Louis reviendra-t-il à cette vie dans laquelle

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nous végétons; mais s'il respire l'air des cieux avant le temps où il
nous sera permis d'y exister, pourquoi souhaiterions-nous de le re-
voir parmi nous? Contente d'entendre battre son cœur, tout mon
bonheur est d'être auprès de lui. N'est-il pas tout à moi? Depuis
trois ans, à deux reprises, je l'ai possédé pendant quelques jours: en
Suisse, où je l'ai conduit, et au fond de la Bretagne, dans une île, où
je l'ai mené prendre des bains de mer. J'ai été deux fois bien heu-
reuse! Je puis vivre par mes souvenirs.

- Mais, lui dis-je, écrivez-vous les paroles qui lui échappent?
Pourquoi? me répondit-elle.

Je gardai le silence, les sciences humaines étaient bien petites devant cette femme.

-

Dans le temps où il se mit à parler, reprit-elle, je crois avoir recueilli ses premières phrases, mais j'ai cessé de le faire ; je n'y entendais rien alors.

Je les lui demandai par un regard; elle me comprit, et voici ce que je pus sauver de l'oubli.

I

Ici-bas, tout est le produit d'une substance ÉtHÉRÉE, base commune d'électride plusieurs phénomènes connus sous les noms impropres cité, chaleur, lumière, fluide galvanique, magnétique, etc. L'universalité des transmutations de cette substance constitue ce que l'on appelle vulgairement la matière.

II

Le cerveau est le matras où l'ANIMAL transporte ce que, suivant la force de cet appareil, chacune de ses organisations peut absorber de cette SUBSTANCE, et d'où elle sort transformée en volonté.

La volonté est un fluide, attribut de tout être doué de mouvement. De là les innombrables formes qu'affecte l'ANIMAL, et qui sont les effets de sa combinaison avec la SUBSTANCE. Ses instincts sont le produit des nécessités que lui imposent les milieux où il se développe. De là ses variétés.

III

En l'homme, la volonté devient une force qui lui est propre, et qui surpasse en intensité celle de toutes les espèces.

IV

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les principes de l'air et de la lumière. Le son est une modification de l'air; toutes les couleurs sont des modifications de la lumière; tout parfum est une combinaison d'air et de lumière; ainsi les quatre expressions de la matière par rapport à l'homme, le son, la couleur, le parfum et la forme, ont une même origine; car le jour n'est pas loin où l'on reconnaitra la filiation des principes de la lumière dans ceux de l'air. La pensée, qui tient à la lumière, s'exprime par la parole, qui tient au son. Pour lui, tout provient donc de la SUBSTANCE, dont les transformations ne different que par le NOMBRE, par un certain dosage dont les proportions produisent les individus ou les choses de ce que l'on nomme les RÈGNES

VIII

Quand la SUBSTANCE est absorbée en un nombre suffisant, elle fait de l'homme un appareil d'une énorme puissance, qui communique avec le principe même de la SUBSTANCE, et agit sur la nature organisée à la manière des grands courants, qui absorbent les petits. La

ceux qui ne sont pas préparés à la recevoir. Elle engendre incessamment la SUBSTANCE.

IX

La colère, comme toutes nos expressions passionnées, est un courant de la force humaine qui agit électriquement; sa commotion, quand il se dégage, agit sur les personnes présentes, même sans qu'elles en soient le but ou la cause. Ne se rencontre-t-il pas des hommes qui, par une décharge de leur volition, cohobent les sentiments des masses?

X

Le fanatisme et tous les sentiments sont des forces vives. Ces forces, chez certains êtres, deviennent des fleuves de volonté qui réunissent et entraînent tout.

XI

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Il se tenait debout, les deux coudes appuyés sur la saillie formée par la boiseric... - PAGE 23.

volition met en œuvre cette force indépendante de la pensée, et qui, par sa concentration, obtient quelques-unes des propriétés de la' SUBSTANCE, Comme la rapidité de la lumière, comme la pénétration de l'électricité, comme la faculté de saturer les corps, et auxquels il faut ajouter l'intelligence de ce qu'elle peut. Mais il est en l'homme un phénomène primitif et dominateur qui ne souffre aucune analyse. On décomposera l'homme en entier, l'on trouvera peut-être les éléments de la pensée et de la volonté; mais on rencontrera toujours, sans pouvoir le résoudre, cet X contre lequel je me suis autrefois heurté. Cet X est la PAROLE, dont la communication brûle et dévore

XV

A l'abstraction commence la société. Si l'abstraction comparée à l'instinct est une puissance presque divine, elle est une faiblesse inouïe, comparée au don de spécialité, qui peut seul expliquer Dieu. L'abstraction comprend toute une nature en germe plus virtuellement que la graine ne contient le système d'une plante et ses produits. De l'abstraction naissent les lois, les arts, les intérêts, les idées sociales. Elle est la gloire et le fléau du monde : la gloire, elle a créé les sociétés; le fléau, elle dispense l'homme d'entrer dans la spécialité, qui est un des chemins de l'infini. L'homme juge tout par ses abstractions, le bien, le mal, la vertu, le crime. Ses formules de droit sont ses balances, sa justice est aveugle: celle de Dieu voit, tout est là. Il se trouve nécessairement des êtres intermédiaires qui séparent le règne des instinctifs du règne des abstractifs, et chez lesquels l'instinctivité se mêle à l'abstractivité dans des proportions infinies. Les uns ont plus d'instinctivité que d'abstractivité, et vice versa, que les autres. Puis il est des êtres chez lesquels les deux actions se neutralisent en agissant par des forces égales.

XVI

La spécialité consiste à voir les choses du monde matériel aussi bien que celles du monde spirituel dans leurs ramifications originelles et conséquentielles. Les plus beaux génies humains sont ceux qui sout partis des ténèbres de l'abstraction pour arriver aux lumières de la spécialité. (Spécialité, species, vue, spéculer, voir tout, et d'un seul coup; speculum, miroir ou moyen d'apprécier une chose en la

voyant tout entière.) Jésus était spécialiste, il voyait le fait dans ses racines et dans ses productions, dans le passé, qui l'avait engendré, dans le présent, où il se manifestait, dans l'avenir, où il se développait: sa vue pénétrait l'entendement d'autrui. La perfection de la vue intérieure enfante le don de spécialité. La spécialité emporte l'intuition. L'intuition est une des facultés de L'HOMME INTÉRIEUR dont le spécialisme est un attribut. Elle agit par une imperceptible sensation ignorée de celui qui lui obéit: Napoléon s'en allant instinctivement de sa place avant qu'un boulet n'y arrive.

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Telles sont les pensées auxquelles j'ai pu, non sans de grandes peines, donner des formes en rapport avec notre entendement. Il en est d'autres desquelles Pauline se souvenait plus particulièrement, je ne sais par quelle raison, et que j'ai transcrites; mais elles font le désespoir de l'esprit, quand, sachant de quelle intelligence elles procèdent, on cherche à les comprendre. J'en citerai quelques-unes, pour achever le dessin de cette figure, peut-être aussi parce que dans ces dernières idées la formule de Lambert embrasse-t-elle mieux les

Malgré moi mes yeux se remplirent de larmes.

spirituel, un culte divin; trois formes qui s'expriment par l'action, par la parole, par la prière, autrement dit, le fait, l'entendement et l'amour. L'instinctif veut des faits, l'abstractif s'occupe des idées; le spécialiste voit la fin, il aspire à Dieu, qu'il pressent ou contemple.

XXI

Aussi, peut-être un jour le sens inverse de l'ET VERBUM CARO FACTUM EST, Sera-t-il le résumé d'un nouvel évangile qui dira: ET LA CHAIR SE FERA LE VERBE, ELLE DEVIENDRA LA PAROLE DE DIEU.

XXII

La résurrection se fait par le vent du ciel qui balaye les mondes.

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mondes que la précédente, qui semble s'appliquer seulement au mouvement zoologique. Mais, entre ces deux fragments, il est une corrélation évidente aux yeux des personnes, assez rares d'ailleurs, qui se plaisent à plonger dans ces sortes de gouffres intellectuels.

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I

Tout ici-bas n'existe que par le mouvement et par le nombre.

II

Le mouvement est en quelque sorte le nombre agissant.

III

Le mouvement est le produit d'une force engendrée par la parole et par une résistance qui est la matière. Sans la résistance, le mouvement aurait été sans résultat, son action eût été infinie. L'attraction de Newton n'est pas une loi, mais un effet de la loi générale du mouvement universel.

IV

Le mouvement, en raison de la résistance, produit une combinai

son qui est la vie; dès que l'un ou l'autre est plus fort, la vie cesse.

V

Nulle part le mouvement n'est stérile, partout il engendre le nombre; mais il peut être neutralisé par une résistance supérieure, comme dans le minéral.

VI

Le nombre qui produit toutes les variétés engendre également l'harmonie, qui, dans sa plus haute acception, est le rapport entre les parties et l'unité.

VII

Sans le mouvement, tout serait une seule et même chose. Ses produits, identiques dans leur essence, ne different que par le nombre qui a produit les facultés.

VIII

L'homme tient aux facultés, l'ange tient à l'essence.

IX

En unissant son corps à l'action élémentaire, l'homme peut arriver à s'unir à la lumière par son INTÉRIEUR.

X

Le nombre est un témoin intellectuel qui n'appartient qu'à l'homme, et par lequel il peut arriver à la connaissance de la parole.

XI

Il est un nombre que l'impur ne franchit pas, le nombre où la création est finie.

XII

L'unité a été le point de départ de tout ce qui fut produit; il en est résulté des composés, mais la fin doit être identique au commence, ment. De là cette formule spirituelle: unité composée, unité varia ble, unité fixe.

XIII

L'univers est donc la variété dans l'unité. Le mouvement est le moyen, le nombre est le résultat. La fin est le retour de toutes cho ses à l'unité, qui est Dieu.

XIV

Taois et SEPT sont les deux plus grands nombres spirituels.

XV

TROIS est la formule des mondes créés. Il est le signe spirituel de la création comme il est le signe matériel de la circonférence. En effet, Dieu n'a procédé que par des lignes circulaires. La ligne droite est l'attribut de l'infini; aussi l'homme qui pressent l'infini la reproduit-il dans ses œuvres. Deux est le nombre de la génération. TROIS est le nombre de l'existence, qui comprend la génération et le produit. Ajoutez le quaternaire, vous avez le SEPT, qui est la formule du ciel. Dieu est au-dessus, il est l'unité.

Après être allé revoir encore une fois Lambert, je quittai sa femme et revins en proie à des idées si contraires à la vie sociale, que je renonçai, malgré ma promesse, à retourner à Villenoix. La vue de Louis avait exercé sur moi je ne sais quelle influence sinistre. Je redoutai de me retrouver dans cette atmosphère enivrante où l'extase était contagieuse. Chacun aurait éprouvé comme moi l'envie de se précipiter dans l'infini, de même que les soldats se tuaient tous dans la guérite où s'était suicidé l'un deux au camp de Boulogne. On sait que Napoléon fut obligé de faire brûler ce bois, dépositaire d'idées arrivées à l'état de miasmes mortels. Peut-être en était-il de la chambre de Louis comme de cette guérite. Ces deux faits seraient des preuves de plus en faveur de son système sur la transmission de la volonté. J'y ressentis des troubles extraordinaires qui surpassèrent les effets les plus fantastiques causés par le thé, le café, l'opium, par le sommeil et la fièvre, agents mystérieux dont les terribles actions embrasent si souvent nos têtes. Peut-être aurais-je pu transformer en un livre complet ces débris de pensées, compréhensibles seule. ment pour certains esprits habitués à se pencher sur le bord des ablmes, dans l'espérance d'en apercevoir le fond. La vie de cet immense cerveau, qui sans doute a craqué de toutes parts comme un empire trop vaste, y eût été développée dans le récit des visions de cet être, incomplet par trop de force ou par faiblesse; mais j'ai mieux aimé rendre compte de mes impressions que de faire une œuvre plus ou moins poétique.

Lambert mourut à l'âge de vingt-huit ans, le 25 septembre 1824, entre les bras de son amie. Elle le fit ensevelir dans une des îles du pare de Villenoix. Son tombeau consiste en une simple croix de pierre, sans nom, sans date. Fleur née sur le bord d'un gouffre, elle devait y tomber inconnue avec ses couleurs et ses parfums inconnus. Comme beaucoup de gens incompris, n'avait-il pas souvent voulu se plonger avec orgueil dans le néant pour y perdre les secrets de sa vie! Cependant mademoiselle de Villenoix aurait bien eu le droit d'inscrire sur cette croix les noms de Lambert, en y indiquant les siens. Depuis la perte de son mari, cette nouvelle union n'est-elle pas son espérance de toutes les heures? Mais les vanités de la douleur sont étrangères aux âmes fidèles. Villenoix tombe en ruines. La femme de Lambert ne l'habite plus, sans doute pour mieux s'y voir comme elle y fut jadis. Ne lui a-t-on pas entendu dire naguère : -J'ai eu son coeur, à Dieu son génie !

Au château de Saché, juin-juillet 1852.

FIN DE LOUIS LAMBERT.

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Au début de la vie littéraire de l'auteur, un ami, mort depuis longtemps, lui donna le sujet de cette Etude, que plus tard il trouva dans un recueil publié vers le commencement de ce siècle; et, selon ses conjectures, c'est une fantaisie due à Hoffmann de Berlin, publiée dans quelque almanach d'Allemagne, et oubliée dans ses œuvres par les éditeurs. La Comédie humaine est assez riche en inventions pour que l'auteur avoue un innocent emprunt; comme le bon la Fontaine, il aura traité d'ailleurs à sa manière, et sans le savoir, un fait déjà conté. Ceci ne fut pas une de ces plaisanteries à la mode en 1830, époque à laquelle tout auteur faisait de l'atroce pour le plaisir des jeunes filles. Quand vous serez arrivé à l'élégant parricide de don Juan, essayez de deviner la conduite que tiendraient, en des conjonctures à peu près semblables, les honnêtes gens qui, au dix-neuvième siècle, prennent de l'argent à rentes viagères, sur la foi d'un catarrhe, ou ceux qui louent une maison à une vieille femme pour le reste de ses jours? Ressusciteraient-ils leurs rentiers? Je désirerais que des peseurs-jurés de conscience examinassent quel degré de similitude il peut exister entre don Juan et les pères qui marient leurs enfants à cause des espérances. La société humaine, qui marche, à entendre quelques philosophes, dans une voie de progrès, considère-t-elle comme un pas vers le bien l'art d'attendre les trépas? Cette science a créé des métiers honorables, au moyen desquels on vit de la mort. Certaines per. sonnes ont pour état d'espérer un décès, elles le couvent, elles s'ac. croupissent chaque matin sur un cadavre, et s'en font un oreiller le soir c'est les coadjuteurs, les cardinaux, les surnuméraires, les tontiniers, etc. Ajoutez-y beaucoup de gens délicats, empressés d'acheter une propriété dont le prix dépasse leurs moyens, mais qui établissent logiquement et à froid les chances de vie qui restent à leurs pères ou à leurs belles-mères, octogénaires ou septuagénaires, en disant : — « Avant trois ans, j'hériterai nécessairement, et alors... » Un meurtrier nous dégoûte moins qu'un espion. Le meurtrier a cédé peut-être à un mouvement de folie, il peut se repentir, s'ennoblir. Mais l'espion est toujours espion; il est espion au lit, à table, en marchant, la nuit, le jour; il est vil à toute minute. Que serait-ce donc d'être meurtrier comme une espion est vil? Eh bien! ne venez-vous pas de reconnaître au sein de la société une foule d'êtres amenés par nos lois, par nos mœurs, par les usages, à penser sans cesse à la mort des leurs, à la convoiter? Ils pèsent ce que vaut un cercueil en marchandant des cachemires pour leurs femmes, en gravissant l'escalier d'un théâtre, en désirant aller aux Bouffons, en souhaitant une voiture. Ils assassinent au moment où de chères créatures, ravissantes d'innocence, leur apportent, le soir, des fronts enfantins à baiser en disant : « Bonfoir, père! » Ils voient à toute heure des yeux qu'ils

voudraient fermer, et qui se rouvrent chaque matin à la lumière, comme celui de Belvidéro dans cette ETUDE. Dieu seul sait le nombre des parricides qui se commettent par la pensée! Figurez-vous un homme ayant à servir mille écus de rentes viagères à une vieille femme, et qui, tous deux, vivent à la campagne, séparés par un ruisseau, mais assez étrangers l'un à l'autre pour pouvoir se haïr cordialement sans manquer à ces convenances humaines qui mettent un masque sur le visage de deux frères, dont l'un aura le majorat, et l'autre une légitime. Toute la civilisation européenne repose sur L'ÉRÉDITÉ comme sur un pivot, ce serait folie que de le supprimer; mais ne pourrait-on, comme dans les machines qui font l'orgueil de notre âge, perfectionner ce rouage essentiel?

Si l'auteur a conservé cette vieille formule AU LECTEUR dans un ouvrage où il tâche de représenter toutes les formes littéraires, c'est pour placer une remarque relative à quelques Etudes, et surtout à celle-ci. Chacune de ses compositions est basée sur des idées plus ou moins neuves, dont l'expression lui semble utile, il peut tenir à la priorité de certaines formes, de certaines pensées qui, depuis, ont passé dans le domaine littéraire, et s'y sont parfois vulgarisées. Les dates de la publication primitive de chaque Etude ne doivent done pas être indifférentes à ceux des lecteurs qui voudront lui rendre justice. La lecture nous donne des amis inconnus, et quel ami gu'un lecteur! nous avons des amis connus qui ne lisent rien de nous ! L'auteur espère avoir payé sa dette en dédiant cette œuvre Diis ignotis.

Dans un somptueux palais de Ferrare, par une soirée d'hiver, don Juan Belvidéro régalait un prince de la maison d'Este. A cette époque, une fête était un merveilleux spectacle que de royales richesses ou la puissance d'un seigneur pouvaient seules ordonner. Assises autour d'une table éclairée par des bougies parfumées, sept joyeuses femmes échangeaient de doux propos, parmi d'admirables chefs-d'œuvre dont les marbres blancs se détachaient sur des parois en stuc rouge et contrastaient avec de riches tapis de Turquie. Vêtues de satin, étincelantes d'or et chargées de pierreries qui brillaient moins que leurs yeux, toutes racontaient des passions énergiques, mais diverses comme l'étaient leurs beautés. Elles ne différaient ni par les mots, ni par les idées; l'air, un regard, quelques gestes ou l'accent, servaient à leurs paroles de commentaires libertins, lascifs, mélancoliques ou goguenards.

L'une semblait dire : des vieillards.

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Ma beauté sait réchauffer le cœur glacé

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