Images de page
PDF
ePub
[graphic][subsumed][subsumed][subsumed][merged small][ocr errors][subsumed]
[graphic]

Gravures par les meilleurs
Artistes.

Le lendemain, Lucien fit viser son passe-port, acheta une canne de houx, prit, à la place de la rue d'Enfer, un coucou qui, moyennant dix sous, le mit à Lonjumeau. Pour première étape, il coucha dans l'écurie d'une ferme à deux lieues d'Arpajon. Quand il eut atteint Orléans, il se trouva déjà bien las et bien fatigué; mais, pour trois francs, un batelier le descendit à Tours, et pendant le trajet il ne dépensa que deux francs pour sa nourriture. De Tours à Poitiers, Lucien marcha pendant cinq jours. Bien au delà de Poitiers, il ne possédait plus que cent sous, mais il rassembla pour continuer sa route un reste de force. Un jour, Lucien fut surpris par Ja nuit dans une plaine, où il résolut de bivaquer, quand, au fond d'un ravin, il apèrcut une calèche montant une côte. A l'insu du postillon, des voyageurs et d'un valet de chambre placé sur le siége, il put se blottir derrière entre deux paquets, et s'endormit en se plaçant de manière à pouvoir résister aux cahots. Au matin, réveillé par le soleil qui lui frappait

geton, le cœur plein d'amour, d'espérance et de joie. Se voyant couvert de poussière, au milieu d'un cercle de curieux et de postillons, il comprit qu'il devait être l'objet d'une accusation; il saula sur ses pieds, et allait parler, quand deux voyageurs sortis de la calèche lui coupèrent la parole: il vit le nouveau préfet de la Charente, le comte Sixte du Châtelet et sa femme, Louise de Negrepelisse.

-Si nous avions su quel compagnon le hasard nous avait donné! dit la comtesse. Montez avec nous, monsieur.

Lucien salua froidement ce couple en lui jetant un regard à la fois humble et menaçant; il se perdit dans un chemin de traverse en avant de Mansle, afin de gagner une ferme où il pût déjeuner avec du pain et du lait, se reposer et délibérer en silence sur son avenir. II avait encore trois francs. L'auteur des Marguerites, poussé par la fièvre, courut pendant longtemps; il descendit le cours de la rivière en examinant la disposition des lieux qui devenaient de plus en plus pittoresques. Vers le milieu du jour, il atteignit à un endroit où la nappe d'eau, environnée de saules, formait une espèce de lac. Il s'arrêta pour

De Tours à Poitiers, Lucien marcha pendant cinq jours.

les yeux et par un bruit de voix, il reconnut Mansle, cette petite ville où, dix-huit mois auparavant, il était allé attendre madame de Bar

108 Paris. Imprimerie de Schneider, ruc d'Erfurth, 1.

1

contempler ce frais et touffu bocage dont la grâce champêtre agit sur son ame. Une maison attenant à un moulin assis sur un bras de la rivière montrait entre les têtes d'arbres son toit de chaume orné de joubarbe. Cette naïve façade avait pour seuls ornements quelques buissons de jasmin, de chèvrefeuille et de houblon, et tout alentour brillaient les fleurs du flox et des plus splendides plantes grasses. Sur l'empierrement retenu par un pilotis grossier, qui maintenait la chaussée au-dessus des plus grandes crues, il aperçut des filets étendus au soleil. Des canards nageaient dans le bassin clair qui se trouvait au delà du moulin, entre les deux courants d'eau mugissant dans les vannes. Le moulin faisait entendre son bruit agaçant. Sur un banc rustique, le poëte aperçut une bonne grosse ménagère tricotant et surveillant un enfant qui tourmentait des poules.

- Ma bonne femme, dit Lucien en s'avançant, je suis bien fatigué, j'ai la fièvre, et n'ai que trois francs; voulez-vous me nourrir de pain bis et de lait, me coucher sur la paille pendant une semaine? j'aurai eu le temps d'écrire à mes parents, qui m'enverront de l'argent ou qui viendront me chercher ici.

Volontiers, dit-elle, si toutefois mon mari le veut. Eh! petit

homme?

Le meunier sortit, regarda Lucien et s'òta sa pipe de la bouche pour dire : -- Trois francs, une semaine? autant ne vous rien prendre. — Peut-être finirai-je garçon meunier, se dit le poëte en contemplant ce délicieux paysage avant de se coucher dans le lit que lui fit la meunière, et où il dormit de manière à effrayer ses hôtes.-Courtois, va donc voir si ce jeune homme est mort où vivant, voici quatorze heures qu'il est couché, je n'ose pas y aller, dit la meunière le lendemain vers midi. Je crois, répondit le meunier à sa femme en achevant d'étaler ses filets et ses engins à prendre le poisson, que ce joli garcon-là pourrait bien être quelque gringalet de comédien, sans sou ni maille. A quoi vois-tu done cela, petit homme? dit la meuniere. Dame! ce n'est ni un prince, ni un ministre, ni un député, ni un évêque; d'où vient que ses mains sont blanches comme celles d'un homme qui ne fait rien? Il est alors bien étonnant que la faim ne l'éveille pas, dit la meunière, qui venait d'apprêter un déjeuner pour l'hôte que le hasard leur avait envoyé la veille. Un comédien? reprit-elle. Où irait-il? Ce n'est pas encore le moment de la foire à Angoulême.

Ni le meunier ni la meunière ne pouvaient se douter qu'à part le comédien, le prince et l'évèque, il est un homme à la fois prince et comédien, un homme revêtu d'un magnifique sacerdoce, le poëte, qui semble ne rien faire, et qui, néanmoins, règne sur l'humanité quand il a su la peindre.

[ocr errors]

-

- Qui serait-ce done? dit Courtois à sa femme. Y aurait-il du danger à le recevoir? demanda la meunière. — Bah! les voleurs sont plus dégourdis que ça, nous serions déjà dévalisés, reprit le meunier.

Je ne suis ni prince, ni voleur, ni évêque, ni comédien, dit tristement Lucien, qui se montra soudain, et qui, sans doute, avait entendu par la croisée le colloque de la femme et du mari. Je suis un pauvre jeune homme fatigué, venu à pied de Paris ici. Je me nomme Lucien de Rubempré, et suis le fils de M. Chardon, le prédécesseur de Postel, le pharmacien de l'lloumeau. Ma sœur a épousé David Séchard, l'imprimeur de la place du Mûrier, à Angoulême. Attendez done! dit le meunier. C't imprimeur-là n'est-il pas le fils du vieux malin qui fait valoir son domaine de Marsac?- Précisément, répondit Lucien.- Un drôle de père, allez! reprit Courtois. Il fait, dit-on, tout vendre chez son fils, et il a pour plus de deux cent mille francs de bien, sans compter son esquipot!

Lorsque l'àme et le corps ont été brisés dans une longue et douloureuse lutte, l'heure où les forces sont dépassées est suivie ou de la mort ou d'un anéantissement pareil à la mort, mais où les natures capables de résister reprennent alors des forces. Lucien, en proie à une crise de ce genre, parut près de succomber au moment où il apprit, quoique vaguement, la nouvelle d'une catastrophe arrivée à David Séchard, son beau-frère.

Oh! ma sœur! s'écria-t-il, qu'ai-je fait, mon Dieu! Je suis un infame!

Puis il se laissa tomber sur un banc de bois, dans la pâleur et l'affaissement d'un mourant. La meunière s'empressa de lui apporter une jatte de lait, qu'elle le forca de boire; mais il pria le meunier de l'aider à se mettre sur son lit, en lui demandant pardon de lui donner l'embarras de sa mort, car il crut sa dernière heure arrivée. En apercevant le fantôme de la mort, ce gracieux poëte fut pris d'idées religieuses: il voulut voir le curé, se confesser et recevoir les sacrements. De telles plaintes exhalées d'une voix faible par un garçon doué d'une charmante figure et aussi bien fait que Lucien touchèrent vivement madame Courtois.

Dis done, petit homme, monte à cheval, et va donc querir M. Marron, le médecin de Marsac; il verra ce qu'a ce jeune homme, qui ne me paraît point en bon état, et tu ramèneras aussi le curé. Peut-être sauront-ils mieux que toi ce qui en est de cet imprimeur de la place du Mûrier, puisque Postel est le gendre de M. Marron.

Courtois parti, la meunière imbue, comme tous les gens de la campague, de cette idée que la maladie exige de la nourriture, restaura

Lucien, qui se laissa faire en s'abandonnant alors moins à sa prostration qu'à de violents remords.

Le moulin de Courtois se trouvait à une licue de Marsac, chef-lieu de canton, situé à mi-chemin de Mansle et d'Angoulême ; mais le brave meunier ramena d'autant plus promptement le médecin et le curé de Marsac, que l'un et l'autre avaient entendu parler de la liaison de Lucien avec madame de Bargeton, et que tout le département de la Charente causait en ce moment du mariage de cette dame et de sa rentrée à Angoulême avec le nouveau préfet, le comte Sixte du Châtelet. Aussi, en apprenant que Lucien était chez le meunier, le médecin comme le curé brûlerent-ils du désir de connaître les raisons qui avaient empêché la veuve de M. de Bargeton d'épouser le jeune poëte avec lequel elle s'était enfuie, et de savoir s'il revenait au pays pour secourir son beau-frère, David Séchard. La curiosité. l'humanité, tout se réunissait si bien pour amener promptement des secours au poëte mourant, que, deux heures après le départ de Courtois, Lucien entendit sur la chaussée pierreuse du moulin le bruit de ferraille que rendait le méchant cabriolet du médecin de campagne. MM. Marron se montrèrent aussitôt, car le médecin était le neveu du curé. Ainsi Lucien voyait en ce moment des gens aussi liés avec le père de David Séchard que peuvent l'être des voisins dans un petit bourg vignoble. Quand le médecin eut observé le mourant, lui eut tâté le pouls, examiné la langue, il regarda la meunière en souriant.

Madame Courtois, dit-il, si, comme je n'en doute pas, vous avez à la cave quelque bonne bouteille de vin, et dans votre sentineau quelque bonne anguille, servez-les à votre malade, qui n'a pas autre chose qu'une courbature; et, cela fait, il sera promptement sur pied! Ah! monsieur, dit Lucien, mon mal n'est pas au corps, mais à l'àme, et ces braves gens m'out dit une parole qui m'a tué, en m'annonçant des désastres chez ma sœur, madame Séchard! Au nom de Dieu, vous qui, si j'en crois madame Courtois, avez marié votre fille à Postel, vous devez savoir quelque chose des affaires de David Séchard! Mais il doit être en prison, répondit le médecin, son père refusé de le secourir... En prison! reprit Lucien, et pourquoi? Mais, pour des traites venues de Paris, et qu'il avait sans doute oubliées, car il ne passe pas pour savoir trop ce qu'il fait, répondit M. Marron. Laissez-moi, je vous prie, avec M. le curé, dit le poëte, dont la physionomie s'altéra gravement.

a

Le médecin, le meunier et sa femme sortirent. Quand Lucien se vit seul avec le vieux prêtre, il s'écria: Je mérite la mort que je sens venir, monsieur, et je suis un bien grand misérable qui n'a plus qu'à se jeter dans les bras de la religion. C'est moi, monsieur, qui suis le bourreau de ma sœur et de mon frère, car David Séchard est un frère pour moi! J'ai fait les billets que David n'a pas pu payer... Je l'ai ruiné. Dans l'horrible misère où je me suis trouvé, j'oubliais ce crime...

Et Lucien raconta ses malheurs. Quand il eut achevé ce poëme digne d'un poëte, il supplia le curé d'aller à Angoulême et de s'enquérir auprès d'Eve, sa sœur, et de sa mère, madame Chardon, du véritable état des choses, afin qu'il sût s'il pouvait encore y remédier.

Jusqu'à votre retour, monsieur, dit-il en pleurant à chaudes larmes, je pourrai vivre. Si ma mère, si ma sœur, si David, ne me repoussent pas, je ne mourrai point!

La fiévreuse éloquence du Parisien, les larmes de ce repentir effrayant, ce beau jeune homme pale et quasi mourant de son désespoir, le récit d'infortunes qui dépassaient les forces humaines, tout excita la pitié, l'intérêt du curé.

En province comme à Paris, monsieur, lui répondit-il, il ne faut croire que la moitié de ce qu'on dit; ne vous épouvantez pas d'une rumeur qui, à trois lieues d'Angoulême, doit être très-erronée. Le vieux Séchard, notre voisin, a quitté Marsac depuis quelques jours; ainsi probablement il s'occupe à pacifier les affaires de son fils. Je vais à Angoulême et reviendrai vous dire si vous pouvez rentrer dans votre famille, auprès de laquelle vos aveux, votre repentir, m'aideront à plaider votre cause.

Le curé ne savait pas que, depuis dix-huit mois, Lucien s'était tant de fois repenti, que son repentir, quelque violent qu'il fût, n'avait d'autre valeur que celle d'une scène parfaitement jouée, et jouée encore de bonne foi!

Au curé succéda le médecin. En reconnaissant chez le malade une crise nerveuse qui pouvait devenir funeste, le neveu fut aussi consolant que l'avait été l'oncle, et finit par déterminer son malade à se

restaurer.

Le curé, qui connaissait le pays et ses habitudes, avait gagné Mausle, où la voiture de Ruffec à Angoulême ne devait pas tarder à passer et dans laquelle il eut une place. Le vieux prêtre comptait demander des renseignements sur David Séchard à son petit-neveu Postel, le pharmacien de l'Houmeau, F'ancien rival de l'imprimeur auprès de la belle Eve. A voir les précautions que prit le petit pharmacien pour aider le vieillard à descendre de l'affreuse patache qui faisait alors le service de Ruffec à Angoulême, le spectateur le plus obtus eût deviné que M. et madame Postel hypothéquaient leur bien-être sur sa succession.

Avez-vous déjeuné, voulez-vous quelque chose? Nous ne vous attendions point, et nous sommes agréablement surpris...

Ce fut mille questions à la fois. Madame Postel était bien prédestinée à devenir la femme d'un pharmacien de l'Houmeau. De la taille du petit Postel, elle avait la figure rouge d'une fille élevée à la campagne sa tournure était commune, et toute sa beauté consistait dans une grande fraîcheur. Sa chevelure rousse, plantée très-bas sur le front. ses manières et son langage approprié à la simplicité gravée dans les traits d'un visage rond, des yeux presque jaunes, tout en elle disait qu'elle avait été mariée pour ses espérances de fortune. Aussi déjà commandait-elle après un an de ménage, et paraissait-elle s'être entièrement rendue maîtresse de Postel, trop heureux d'avoir trouvé cette héritière. Madame Léonie Postel, née Marron, nourrissait un fils, l'amour du vieux curé, du médecin et de Postel, un horrible enfant, qui ressemblait à son père et à sa mère.

Eh bien! mon oncle, que venez-vous donc faire à Angoulême, dit Léonie, puisque vous ne voulez rien prendre et que vous parlez de nous quitter aussitôt entré?

Des que le digne ecclésiastique eut prononcé le nom d'Eve et de David Séchard, Postel rougit, et Léonie jeta sur le petit homme ce regard de jalousie obligée qu'une femme entièrement maîtresse de son mari ne manque jamais à exprimer pour le passé, dans l'intérêt de son avenir.

Qu'est-ce qu'ils vous ont donc fait, ces gens-là, mon oncle, pour que vous vous mêliez de leurs affaires? dit Léonie avec une visible aigreur. Ils sont malheureux, ma fille, répondit le curé, qui peiguit à Postel l'état dans lequel se tronvait Lucien chez les Courtois.

Ah! voilà dans quel équipage il revient de Paris, s'écria Postel. Pauvre garçon! il avait de l'esprit cependant, et il était ambitieux ! Il allait chercher du grain, et il revient saus paille. Mais que vient-il faire ici? sa sœur est dans la plus affreuse misère, car tous ces génieslà, ce David tout comme Lucien, ça ne se connaît guère en commerce. Nous avous parlé de lui au tribunal, et, comme juge, j'ai dû signer son jugement!... Ça m'a fait un mal! Je ne sais pas si Lucien pourra, dans les circonstances actuelles, aller chez sa sœur; mais, en tout cas, la petite chambre qu'il occupait ici est libre, et je la lui offre volontiers. Bien, Postel, dit le prêtre en mettant son tricorne et se disposant à quitter la boutique après avoir embrassé l'enfant qui dormait dans les bras de Léonie. Vous dinerez sans doute avec nous, mon oncle, dit madame Postel, car vous n'aurez pas promptement fini, si vous voulez débrouiller les affaires de ces gens-là. Mon mari vous reconduira dans sa carriole avec son petit cheval.

Les deux époux regardèrent leur précieux grand-oncle s'en allant vers Angoulême.

- Il va bien tout de même pour son âge, dit le pharmacien. Pendant que le vénérable septuagénaire monte les rampes d'Angoulême, il n'est pas inutile d'expliquer dans quel lacis d'intérêts il allait mettre le pied.

Après le départ de son beau-frère pour Paris, David Séchard, ce boeuf, courageux et intelligent comme celui que les peintres donnent pour compagnon à l'évangéliste, n'eut qu'une idée, celle de faire une grande et rapide fortune, moins pour lui que pour Eve et pour Lucien, ces deux charmants êtres auxquels il s'était consacré. Mettre sa femme dans la sphère d'élégance et de richesse où elle devait vivre, soutenir de son bras puissant l'ambition de son frère, tel fut le programme écrit en lettres de feu devant ses yeux. Ce patient génie mis par Lucien sur la trace d'une invention dont s'était occupé Chardon le pere, et dont la nécessité devait se faire sentir de jour en jour, se livra, sans en rien dire à personne, pas même à sa femme, à cette recherche pleine de difficultés. Après avoir embrassé par un coup d'oeil l'esprit de son temps, le possesseur de la pauvre imprimerie de la rue du Mûrier, écrasé par les frères Cointet, devina le rôle que l'imprimerie allait jouer. Les journaux, la politique, I immense développement de la librairie et de la littérature, celui des sciences, la pente à une discussion publique de tous les intérêts du pays, tout le mouvement social qui se déclara lorsque la Restauration parut assise, exigeait une production de papier presque décuple comparée à la quantité sur laquelle spécula le célèbre Ouvrard au commencement de la Révolution, guidé par de semblables motifs. En 1822, les papeteries étaient trop nombreuses en France pour qu'on pût espérer de s'en rendre le possesseur exclusif, comme fit Ouvrard, qui s'empara des principales usines après avoir accaparé leurs produits. David n'avait d'ailleurs ni l'audace, ni les capitaux nécessaires à de pareilles spéculations. Or, tant que pour ses fabrications la papeterie s'en tiendrait au chiffon, le prix du papier ne pouvait que hausser. On ne force pas la production du chiffon. Le chiffon est le résultat de l'uSage du linge, et la population d'un pays n'en donne qu'une quantité déterminée. Cette quantité ne peut s'accroître que par une augmentation dans le chiffre des naissances. Pour opérer un changement sensible dans sa population, un pays veut un quart de siècle et de grandes révolutions dans les mœurs, dans le commerce ou dans l'agricul ture. Si donc les besoins de la papeterie devenaient supérieurs à ce que la France produisait de chiffon, soit du double, soit du triple, il fallait, pour maintenir le papier à bas prix, introduire dans la fabri

cation du papier un élément autre que le chiffon. Ce raisonnemer. reposait d'ailleurs sur les faits. Les papeteries d'Angoulême, les dernieres où se fabriquèrent des papiers avec du chiffon de fil, voyaient le coton envahissant la pâte dans une progression effrayante. En même temps que lord Stanhope inventait la presse en fer, et qu'on parlait des presses mécaniques de l'Amérique, la mécanique à faire le papier de toute longueur commençait à fonctionner en Angleterre. Ainsi les moyens s'adaptaient aux besoins de la civilisation française actuelle, qui repose sur la discussion étendue à tout et sur une perpétuelle manifestation de la pensée individuelle, un vrai malheur, car les peuples qui délibèrent agissent très-peu. Chose étrange! pendant que Lucien entrait dans les rouages de l'immense machine du journalisme, au risque d'y laisser son honneur et son intelligence en lambeaux, David Séchard, du fond de son imprimerie, embrassait le mouvement de la presse périodique dans ses conséquences matérielles. Armé par Lucien de l'idée première que M. Chardon père avait ene sur la solution de ce probleme d'industrie, il voulait mettre les moyens en harmonie avec le résultat vers lequel tendait l'esprit du siècle. Enfin, il voyait juste en cherchant une fortune dans la fabrication du papier à bas prix, car l'événement a justifié la prévoyance du sagace imprimeur d'Angoulême. Pendant ces quinze dernières années, le bureau chargé des demandes de brevets d'invention a reçu plus de cent requetes de prétendues découvertes de substances à introduire dans la fabrication du papier.

Ce dévoué jeune homme, certain de l'utilité de cette découverte, sans éclat, mais d'un immense profit, tomba donc, après le départ de son beau-frère pour Paris, dans la constante préoccupation que devait causer la recherche d'une pareille solution. Comme il avait épuisé toutes ses ressources pour se marier et pour subvenir aux dépenses du voyage de Lucien à Paris, il se vit, au début de son mariage, dans la plus profonde misère. Il avait gardé mille francs pour les besoins de son imprimerie, et devait un billet de pareille somme à Postel, le pharmacien. Ainsi, pour ce profond penseur, le problème fut double: il fallait inventer, et inventer promptement; il fallait enfin adapter les profits de la découverte aux besoins de son ménage et de son commerce. Or. quelle épithète donner à la cervelle capable de secouer les cruelles préoccupations que causent et une indigence à cacher, et le spectacle d'une famille saus pain, et les exigences journalières d'une profession aussi méticuleuse que celle de l'imprimeur, tout en parcourant les domaines de l'inconnu, avec l'ardeur et les enivrements du savant à la poursuite d'un secret qui, de jour en jour, échappe aux plus subtiles recherches? Hélas! comme on va le voir, les inventeurs ont bien encore d'autres maux à supporter, sans compter l'ingratitude des masses. à qui les oisifs et les incapables disent d'un homme de génie : Il était né pour devenir inventeur, il ne pouvait pas faire autre chose. Il ne faut pas plus lui savoir gré de sa découverte qu'on ne sait gré à un homme d'être né prince il exerce des facultés naturelles! et il a d'ailleurs trouvé sa récompense dans le travail même.

Le mariage cause à une jeune fille de profondes perturbations morales et physiques; mais, en se mariant dans les conditions bourgeoises de la classe moyenne, elle doit, de plus, étudier des intérêts tout nouveaux, et s'initier à des affaires; de là, pour elle, une phase où nécessairement elle reste en observation sans agir. L'amour de David pour sa femme en retarda malheureusement l'éducation, il n'osa pas lui dire l'état des choses, ni le lendemain des noces, ni les jours suivants. Malgré la détresse profonde à laquelle le condamnait l'avarice de son père, le pauvre imprimeur ne put se résoudre à gâter sa lune de miel par le triste apprentissage de sa profession laborieuse et par les enseignements nécessaires à la femme d'un commerçant. Aussi, les mille francs, le seul avoir, furent-ils dévorés plus par le ménage que par l'atelier. L'insouciance de David et l'ignorance de sa femme dura trois mois! Le réveil fut terrible. A l'échéance du billet souscrit par David à Postel, le ménage se trouva sans argent, et la cause de cette dette était assez connue à Eve pour qu'elle sacrifiat à son acquittement et ses bijoux de mariée et son argenterie. Le soir même du payement de cet effet, Eve voulut faire causer David sur ses affaires, car elle avait remarqué qu'il s'occupait de toute autre chose que de son imprimerie. En effet, dès le second mois de son mariage, David passa la majeure partie de son temps sous l'appentis situé au fond de la cour, dans une petite pièce qui lui servait à fondre ses rouleaux. Trois mois après son arrivée à Angoulême, il avait substitué, aux pelotes à tamponner les caractères, l'encrier à ta ble et à cylindre, où l'encre se façonne et se distribue au moyen de rouleaux composés de colle forte et de mélasse. Ce premier perfectionnement de la typographie fut tellement incontestable, qu'aussitòaprès en avoir vu l'effet les frères Cointet l'adoptèrent. David avait adossé au mur mitoyen de cette espèce de cuisine un fourneau à bassine en cuivre, sous prétexte de dépenser moins de charbon pour refondre ses rouleaux, dont les moules rouillés étaient rangés le long de la muraille, et qu'il ne refondit pas deux fois. Non-seulement il mit à cette pièce une solide porte en chêne, intérieurement garnie en tôle, mais encore il remplaça les sales carreaux du châssis d'où venait la lumière par des vitres en verre cannelé, pour empêcher de

Davu

5

es occupations. Au premier mot que dit ravenir, il la regarda d'un air inquiet et - Mon enfant, je sais tout ce que doit r désert et l'espèce d'anéantissement comvois-tu, reprit-il en l'amenant à la fenêtre ontrant le réduit mystérieux, notre fortune uffrir encore pendant quelques mois; mais t laisse-moi résoudre un problème d'indus; nos misères.

dévouement devait être si bien cru sur parole, que la pauvre femme, préoccupée, comme toutes les femmes, de la dépense journalière, se donna pour tâche de sauver à son mari les ennuis du ménage. Elle quitta donc la jolie chambre bleu et blanche où elle se contentait de travailler à des ouvrages de femme en devisant avec sa mère, et descendit dans une des deux cages de bois situées au fond de l'atelier pour étudier le mécanisme commercial de la typographie. Durant ces trois mois, l'inerte imprimerie de David avait été désertée par les ouvriers jusqu'alors nécessaires à ses travaux, et qui s'en allèrent un à un. Accablés de besogne, les frères Cointet employaient non-seulement les ouvriers du département, alléchés par la perspective de faire chez eux de fortes journées, mais encore quelques-uns de Bordeaux, d'où venaient surtout les apprentis qui se croyaient assez habiles pour se soustraire aux conditions de l'apprentissage. En examinant les ressources que pouvait présenter l'imprimerie Séchard, Eve n'y trouva plus que trois personnes. D'abord l'apprenti que David se plaisait à former chez les Didot, comme font presque tous les protes qui, dans le grand nombre d'ouvriers auxquels ils commandent, s'attachent plus particulièrement à quelquesuns d'entre eux; David avait emmené cet apprenti, nommé Cérizet, à Angoulême, où il s'était perfectionné; puis Marion, attachée à la maison comme un chien de garde; enfin Kolb, un Alsacien, jadis homme de peine chez MM. Didot. Pris par le service militaire, Kolb se trouva, par hasard, à Angoulême, où David le reconnut à une revue, au moment où son temps de service expirait. Kolb alla voir David, et s'amouracha de la grosse Marion en découvrant chez elle toutes les qualités qu'un homme de sa classe demande à une femme: cette santé vigoureuse qui brunit les joues, cette force masculine qui permettait à Marion de soulever une forme de caractères avec aisance, cette probité religieuse à laquelle tiennent les Alsaciens, ce dévouement à ses maîtres, qui révèle un bon caractère, et enfin cette économie à laquelle elle devait une petite somme de mille francs, du linge, des robes et des effets d'une propreté provinciale. Marion, grosse et grasse, âgée de trente-six ans, assez flattée de se voir l'ob jet des attentions d'un cuirassier haut de cinq pieds sept pouces, bien bâti, fort comme un bastion, lui suggéra naturellement l'idée de devenir imprimeur. Au moment où l'Alsacien reçut son congé définitif, Marion et David en avaient fait un ours assez distingué, qui ne savait néanmoins ni lire ni écrire.

La composition des ouvrages dits de ville ne fut pas tellement abondante pendant ce trimestre, que Cérizet n'eût pu y suffire. A la fois compositeur, metteur en pages, et prote de l'imprimerie, Cérizet réalisait ce que Kant appelle une triplicité phénoménale: il composait, il corrigeait sa composition, il inscrivait les commandes, et dressait les factures; mais, le plus souvent sans ouvrage, il lisait des romans, dans sa cage au fond de l'atelier, attendant la commande d'une affiche ou d'un billet de faire part. Marion, formée par Séchard père, façonnait le papier, le trempait, aidait Kolb à l'imprimer, l'étendait, le rognait, et n'en faisait pas moins la cuisine, en allant au marché de grand matin.

Quand Eve se fit rendre compte de ce premier trimestre par Cérizet, elle trouva que la recette était de quatre cents francs. La dépense, à raison de trois francs par jour pour Cérizet et Kolb, qui avaient pour leur journée, l'un deux et l'autre un franc, s'élevait à trois cents francs. Or, comme le prix des fournitures exigées par les ouvrages fabriqués et livrés se montait à cent et quelques francs, il fut clair pour Eve que, pendant les trois premiers mois de son mariage, David avait perdu ses loyers, l'intérêt des capitaux représentés par la valeur de son matériel et de son brevet, les gages de Marion, l'encre, et enfin les bénéfices que doit faire un imprimeur, ce monde de choses exprimées, en langage d'imprimerie, par le mot étoffes, expression due aux draps, aux soieries employées à rendre la pression de la vis moins dure aux caractères par l'interposition d'un carré d'étoffe (le blanchet) entre la platine de la presse et le papier qui reçoit l'impression. Après avoir compris en gros les moyens de l'imprimerie et ses résultats, Eve devina combien peu de ressources offrait cet atelier desséché par l'activité dévorante des frères Cointet, à la fois fabricants de papier, journalistes, imprimeurs, brevetés de l'évêché, fournisseurs de la ville et de la préfecture. Le journal que, deux ans auparavant, les Séchard père et fils avaient vendu vingtdeux mille francs, rapportait alors dix-huit mille francs par an. Eve reconnut les calculs cachés sous l'apparente générosité des frères Cointet, qui laissaient à l'imprimerie Séchard assez d'ouvrage pour subsister, et pas assez pour qu'elle leur fit concurrence. En preuant la conduite des affaires, elle commença par dresser un inventaire

:

exact de toutes les valeurs. Elle employa Kolb, Marion et Cérizet à ranger l'atelier, le nettoyer et y mettre de l'ordre. Puis, par une soirée où David revenait d'une excursion dans les champs, suivi d'une · vicille femme qui lui portait un énorme paquet enveloppé de linges, Eve lui demanda des conseils pour tirer parti des débris que leur avait laissés le père Séchard, en lui promettant de diriger à elle seule les affaires. D'après l'avis de son mari, madame Séchard employa tous les restants de papiers qu'elle avait trouvés et mis par espèces, à imprimer sur deux colonnes et sur une seule feuille ces légendes populaires coloriées, que les paysans collent sur les murs de leurs chaumières l'histoire du Juif Errant, Robert le Diable, la belle Maguelonne, le récit de quelques miracles. Eve fit de Kolb un colporteur. Cérizet ne perdit pas un instant, il composa ces pages naïves et leurs grossiers ornements depuis le matin jusqu'au soir. Marion suffisait au tirage. Madame Chardon se chargea de tous les soins domestiques, car Eve coloria les gravures. En deux mois, grâce à l'activité de Kolb et à sa probité, madame Séchard vendit, à douze lieues à la ronde d'Angoulême, trois mille feuilles qui lui coûtèrent trente francs à fabriquer, et qui lui rapportèrent, à raison de deux sous piece, trois cents francs. Mais, quand toutes les chaumières et les cabarets furent tapissés de ces légendes, il fallut songer à quelque autre spéculation, car l'Alsacien ne pouvait pas voyager au delà du département. Eve, qui remuait tout dans l'imprimerie, y trouva la collection des figures nécessaires à l'impression d'un almanach dit des Bergers, où les choses sont représentées par des signes, par des images, des gravures en rouge, en noir ou en bleu. Le vieux Séchard, qui ne savait ni lire ni écrire, avait jadis gagné beaucoup d'argent à imprimer ce livre, destiné à ceux qui ne savent pas lire. Cet almanach, qui se vend un sou, consiste en une feuille pliée soixante-quatre fois, ce qui constitue un in-64 de cent vingt-huit pages. Tout heureuse du succès de ses feuilles volantes, industrie à laquelle s'adonnent surtout les petites imprimeries de province, madanie Séchard entreprit l'Almanach des Bergers sur une grande échelle en y consacrant ses bénéfices. Le papier de l'Almanach des Bergers, dont plusieurs millions d'exemplaires se vendent annuellement en France, est plus grossier que celui de l'Almanach Liégeois, et coûte environ quatre francs la rame. Imprimée, cette rame, qui contient cinq cents feuilles, se vend donc, à raison d'un sou la feuille, vingt-cinq franes. Madame Séchard résolut d'employer cent rames à un premier tirage, ce qui faisait cinquante mille almanachs à placer, et deux mille francs de bénéfice à recueillir.

Quoique distrait comme devait l'être un homme si profondément occupé, David fut surpris, en donnant un coup d'œil à son atelier, d'entendre grogner une presse, et de voir Cérizet toujours debout, composant sous la direction de madame Séchard. Le jour où il y entra pour surveiller les opérations entreprises par Eve, ce fut un beau triomphe pour elle que l'approbation de son mari, qui trouva l'affaire de l'almanach excellente. Aussi David promit-il ses conseils pour l'emploi des encres des diverses couleurs que nécessitent les configurations de cet almanach, où tout parle aux yeux. Enfin, il voulut refondre lui-même les rouleaux dans son atelier mystérieux pour aider, autant qu'il le pouvait, sa femme dans cette grande petite entreprise.

Au milieu de cette activité furiense, vinrent les désolantes lettres par lesquelles Lucien apprit à sa mère, à sa sœur et à son beau-frère son insuccès et sa détresse à Paris. On doit comprendre alors qu'en envoyant à cet enfant gàté trois cents francs, Eve, madame Chardon et David avaient offert au poëte, chacun de leur côté, le plus pur de leur sang. Accablée par ces nouvelles, et désespérée de gagner si peu en travaillant avec tant de courage, Eve n'accueillit pas sans effroi l'événement qui met le comble à la joie des jeunes ménages. En se voyant sur le point de devenir mère, elle se dit : Si mon cher David n'a pas atteint le but de ses recherches au moment de mes couches, que deviendrons-nous?... Et qui conduira les affaires naissantes de notre pauvre imprimerie?

L'Almanach des Bergers devait être bien fini avant le premier janvier; or, Cérizet, sur qui roulait toute la composition, y mettait une lenteur d'autant plus désespérante, que madame Séchard ne connaissait pas assez l'imprimerie pour le réprimander. Elle se contenta d'observer ce jeune Parisien. Orphelin du grand hospice des EnfantsTrouvés de Paris, Cérizet avait été placé chez MM. Didot comme apprenti. De quatorze à dix-sept ans, il fut le séide de Séchard, qui le mit sous la direction d'un des plus habiles ouvriers, et qui en fit son gamin, son page typographique; car David s'intéressa naturellement à Cérizet en lui trouvant de l'intelligence, et il conquit son affection en lui procurant quelques plaisirs et des douceurs que lui interdisait son indigence. Doué d'une assez jolie petite figure chafouine, à chevelure rousse, les yeux d'un bleu trouble, Cérizet importa les inœurs du gamin de Paris dans la capitale de l'Angoumois. Son esprit vif et railleur, sa malignité, l'y rendirent redoutable. Moins surveillé par David à Angoulême, soit que, plus àgé, il inspiràt plus de confiance à son mentor, soit que l'imprimeur comptàt sur l'influence de la province, Cérizet devint, à l'insu de son tuteur, le don Juan en casquette de trois ou quatre petites ouvrières, et se déprava complétement. Sa

moralité, fille des cabarets parisiens, prit l'intérêt personnel pour unique loi. D'ailleurs, Cérizet, qui, selon l'expression populaire, devait tirer à la conscription l'année suivante, se voyait sans carrière; aussi fit-il des dettes en pensant que dans six mois il deviendrait soldat, et qu'alors aucun de ses créanciers ne pourrait courir après lui. David conservait quelque autorité sur ce garçon, non pas à cause de son titre de maître, non pas pour s'être intéressé à lui, mais parce que l'ex-gamin de Paris reconnaissait en David une haute intelligence. Cérizet fraternisa bientôt avec les ouvriers des Cointet, attiré vers eux par la puissance de la veste, de la blouse, enfin par l'esprit de corps, plus influent peut-être dans les classes inférieures que dans les classes supérieures. Dans cette fréquentation, Cérizet perdit le peu de bonnes doctrines que David lui avait inculquées; néanmoins, quand on le plaisantait sur les sabots de son atelier, terme de mépris donné par les ours aux vieilles presses des Séchard, en lui montrant les magnifiques presses en fer, au nombre de douze, qui fonctionnaient dans l'immense atelier des Cointet, où la seule presse en bois existant servait à faire les épreuves, il prenait encore le parti de David, et jetait avec orgueil ces paroles au nez des blagueurs: Avec ses sabots, mon naïf ira plus loin que les vôtres avec leurs bilboquets en fer, d'où il ne sort que des livres de messe! Il cherche un secret qui fera la queue à toutes les imprimeries de France et de Navarre!... En attendant, méchant prote à quarante sous, tu as pour bourgeois une repasseuse! lui répondait-on. Tiens, elle est jolie, répliquait Cérizet, et c'est plus agréable à voir que les mufles de vos bourgeois. Est-ce que la vue de sa femme te nourrit?

[ocr errors]
[ocr errors]

De la sphère du cabaret ou de la porte de l'imprimerie où ces disputes amicales avaient lieu, quelques lueurs parvinrent aux frères Cointet sur la situation de l'imprimerie Séchard; ils apprirent la spéculation tentée par Eve, et jugèrent nécessaire d'arrêter dans son essor une entreprise qui pouvait mettre cette pauvre femme dans une voie de prospérité.

Donnons lui sur les doigts, afin de la dégoûter du commerce, se dirent les deux frères.

Celui des deux Cointet qui dirigeait l'imprimerie rencontra Cérizet, et lui proposa de lire des épreuves pour eux, à tant par épreuve, pour soulager leur correcteur, qui ne pouvait suffire à la lecture dé leurs ouvrages. En travaillant quelques heures de nuit, Cérizet gagna plus avec les frères Cointet qu'avec David Séchard pendant sa journée. Il s'ensuivit quelques relations entre les Cointet et Cérizet, à qui l'on reconnut de grandes facultés, et qu'on plaignit d'être placé dans une situation si défavorable à ses intérêts.

Vous pourriez, lui dit un jour l'un des Cointet, devenir prote d'une imprimerie considérable où vous gagneriez six francs par jour, et avec votre intelligence vous arriveriez à vous faire intéresser un jour dans les affaires. - A quoi cela peut-il me servir d'être un bon prote? répondit Cérizet, je suis orphelin, je fais partie du contingent de l'année prochaine, et, si je tombe au sort, qui est-ce qui me payera un homme ?.... Si vous vous rendez utile, répondit le riche imprimeur, pourquoi ne vous avancerait-on pas la somme nécessaire à votre libération? Ce ne sera toujours pas mon naïf, dit Cérizet. Bah! peut-être aura-t-il trouvé le secret qu'il cherche...

Cette phrase fut dite de manière à réveiller les plus mauvaises pensées chez celui qui l'écoutait; aussi Cérizet lança-t-il au fabricant de papier un regard qui valait la plus pénétrante interrogation. - Je ne sais pas de quoi il s'occupe, répondit-il prudemment en trouvant le bourgeois muet,.mais ce n'est pas un homme à chercher des capitales dans son bas de casse ! - Tenez, mon ami, dit l'imprimeur en prenant six feuilles du Paroissien du diocèse, et les tendant à Cérizet si vous pouvez nous avoir corrigé cela pour demain, vous aurez demain dix-huit francs. Nous ne sommes pas méchants, nous faisons gagner de l'argent au prote de notre concurrent! Enfin, nous pourrious laisser madame Séchard s'engager dans l'affaire de l'Almanach des Bergers, et la ruiner; eh bien! nous vous permettons de lui dire que nous avons entrepris un Almanach des Bergers, et de lui faire observer qu'elle n'arrivera pas la première sur la place...

On doit comprendre maintenant pourquoi Cérizet allait si lentement sur la composition de l'almanach. En apprenant que les Cointet troublaient sa pauvre petite spéculation. Eve fut saisie de terreur, et voulut voir une preuve d'attachement dans la communication, assez hypocritement faite par Cérizet, de la concurrence qui l'attendait; mais elle surprit bientôt chez son unique compositeur quelques indices d'une curiosité trop vive qu'elle voulut attribuer à son age.

Cérizet, lui dit-elle un matin, vous vous posez sur le pas de la porte, et vous attendez M. Séchard au passage afin d'examiner ce qu'il cache, vous regardez dans la cour quand il sort de l'atelier à fondre les rouleaux, au lieu d'achever la composition de notre almanach. Tout cela n'est pas bien, surtout quand vous me voyez, moi, sa femme, respectant ses secrets, et me donnant tant de mal pour lui laisser la liberté de se livrer à ses travaux. Si vous n'aviez pas perdu tant de temps, l'almanach serait fini, Kolb en vendrait déjà, les Cointet ne pourraient nous faire aucun tort. Eh! madame, répondit Cérizet, pour quarante sous par jour que je gagne ici, croyezvous que ce ne soit pas assez de vous faire pour cent sous de com

position? Mais si je n'avais pas des épreuves à lire le soir pour les frères Cointet, je pourrais bien me nourrir de son. Vous êtes ingrat de bonne heure, vous ferez votre chemin, répondit Eve, atteinte au cœur moins par les reproches de Cérizet que par la grossièreté de son accent, par sa menaçante attitude et par l'agression de ses regards. Ce ne sera toujours pas avec une femme pour bourgeois, car alors le mois n'a pas souvent trente jours.

En se sentant blessée dans sa dignité de femme, Eve jeta sur Cérizet un regard foudroyant et remonta chez elle. Quand David vint dîner, elle lui dit « — És-tu sûr, mon ami, de ce petit drôle de Céri- Cérizet? répondit-il. Eh! c'est mon gamin, je l'ai formé, je l'ai eu pour teneur de copie, je l'ai mis à la casse, enfin il me doit d'être tout ce qu'il est! Autant demander à un père s'il est sûr de son enfant...

zet?

Eve apprit à son mari que Cérizet lisait des épreuves pour le compte des Cointet.

-

- Pauvre garçon ! il faut bien qu'il vive, répondit David avec l'humilité d'un maître qui se sentait en fante. Oui; mais, mon ami, voici la différence qui existe entre Kolb et Cérizet; Kolb fait vingt lieues tous les jours, dépense quinze ou vingt sous, nous rapporte sept, huit, quelquefois neuf francs de feuilles vendues, et ne me demande que ses vingt sous, sa dépense payée. Kolb se couperait la main plutôt que de tirer le barreau d'une presse chez les Cointet, et il ne regarderait pas les choses que tu jettes dans la cour, quand on lui offrirait mille écus; tandis que Cérizet les ramasse et les examine.

Les belles âmes arrivent difficilement à croire au mal, à l'ingratitude, il leur faut de rudes leçons avant de reconnaître l'étendue de la corruption humaine; puis, quand leur éducation en ce genre est faite, elles s'élèvent à une indulgence qui est le dernier degré du mépris.

Bah! pure curiosité de gamin de Paris, s'écria donc David.-Eh bien! mon ami, fais-moi le plaisir de descendre à l'atelier, d'examiner ce que ton gamin a composé depuis un mois, et de me dire si, pendant ce mois, il n'aurait pas dû finir notre almanach...

Après le diner, David reconnut que l'almanach aurait dû être composé en huit jours; puis, en apprenant que les Cointet en préparaient un semblable, il vint au secours de sa femme: il fit interrompre à Kolb la vente des feuilles d'images, et dirigea tout dans son atelier; il mit en train lui-même une forme que Kolb dut tirer avec Marion, tandis que lui-même tira l'autre avec Cérizet, en surveillant les impressions en encres de diverses couleurs. Chaque couleur exige une impression séparée. Quatre encres différentes veulent donc quatre coups de presse. Imprimé quatre fois pour une, l'Almanach des Bergers coûte alors tant à établir, qu'il se fabrique exclusivement dans les ateliers de province, où la main-d'œuvre et les intérêts du capital engagé dans l'imprimerie sont presque nuls. Ce produit, quelque grossier qu'il soit, est donc interdit aux imprimeries d'où sortent de beaux ouvrages. Pour la première fois depuis la retraite du vieux Séchard, on vit alors deux presses roulant dans ce vieil atelier. Quoique l'almanach fût, dans son genre, un chef-d'œuvre, néanmoins Eve fut obligée de le donner à deux liards, car les frères Cointet donnèrent le leur à trois centimes aux colporteurs; elle fit ses frais avec le colportage, elle gagna sur les ventes directement faites par Kolb; mais sa spéculation fut manquée. En se voyant devenu l'objet de la défiance de sa belle patronne, Cérizet se posa dans son for intérieur en adversaire, et il se dit : Tu me soupçonnes, je me vengerai! Le gamin de Paris est ainsi fait. Cérizet accepta donc de MM. Cointet frères des émoluments évidemment trop forts pour la lecture des épreuves qu'il allait chercher à leur bureau tous les soirs, et qu'il leur rendait tous les matins. En causant tous les jours davantage avec eux, il se familiarisa, finit par apercevoir la possibilité de se libérer du service militaire, qu'on lui présentait comme appât; et, loin d'avoir à le corrompre, les Cointet entendirent de lui les premiers mots relativement à l'espionnage et à l'exploitation du secret que cherchait David. Inquiète en voyant combien elle devait peu compter sur Cérizet, et dans l'impossibilité de trouver un autre Kolb, Eve résolut de renvoyer l'unique compositeur, en qui sa seconde vue de femme aimante lui fit voir un traitre; mais, comme c'était la mort de son imprimerie, elle prit une résolution virile: elle pria, par une lettre, M. Métivier, le correspondant de David Séchard, des Cointet et de presque tous les fabricants de papier du département, de faire mettre dans le Journal de la Librairie, à Paris, l'annonce suivante :

« A céder, une imprimerie en pleine activité, matériel et brevet, « située à Angoulême. S'adresser, pour les conditions, à M. Métivier, «rue Serpente. »>

Après avoir lu le numéro du journal où se trouvait cette annonce, les Cointet se dirent : Cette petite femme ne manque pas de tête, il est temps de nous rendre maîtres de son imprimerie en lui donnant de quoi vivre; autrement, nous pourrions rencontrer un adversaire dans le successeur de David, et notre intérêt est de toujours avoir un œil dans cet atelier.

Mus par cette pensée, les frères Cointet vinrent parler à David Sé

« PrécédentContinuer »