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Pourquoi vous appellent-ils donc le doge? lui demandai-je.

Ah! une farce, me dit-il, je suis patricien de Venise, et j'aurais été doge tout comme un autre.

· Comment vous nommez-vous done?

Ici, me dit-il, le père Canet. Mon nom n'a jamais pu s'écrire autrement sur les registres; mais en italien c'est Marco Facino Cane, principe de Varese.

· Comment! vous descendez du fameux condottiere Facino Cane, dont les conquêtes ont passé aux ducs de Milan?

E vero, me dit-il. Dans ce temps-là, pour n'être pas tué par les Visconti, le fils de Cane s'est réfugié à Venise et s'est fait inscrire sur le livre d'or. Mais il n'y a pas plus de Cane maintenaut que de livre. Et il fit un geste effrayant de patriotisme éteint et de dégoût pour les choses humaines.

- Mais, si vous étiez sénateur de Venise, vous deviez être riche; comment avez-vous pu perdre votre fortune?

A cette question, il leva la tête vers moi, comme pour me contempler par un mouvement vraiment tragique, et me répondit :

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Il ne songeait plus à boire, il refusa par un geste le verre de vin que lui tendit en ce moment le vieux flageolet, puis il baissa la tête.

Ces détails n'étaient pas de nature à éteindre ma curiosité. Pendant la contredanse que jouèrent ces trois machines, je contemplai le vieux noble vénitien avec les sentiments qui dévorent un homme de vingt ans.

Je voyais Venise et l'Adriatique, je la voyais en ruine sur cette figure ruinée.

Je me promenais dans cette ville si chère à ses habitants, j'allais du Rialto au grand canal, du quai des Esclavons au Lido, je revenais à sa cathédrale, si originalement sublime; je regardais les fenêtres de la casa doro, dont chacune a des ornements différents; je contemplais ces vieux palais si riches de marbre, enfin tontes ces merveilles avec lesquelles le savant sympathise d'autant plus qu'il les colore à son gré et ne dépoétise pas ses rêves par le spectacle de la réalité.

Je remontais le cours de la vie de ce rejeton du plus graud des condottieri, en y cherchant les traces de ses malheurs et les causes de cette profonde dégradation physique et morale qui rendait plus belles encore les étincelles de grandeur et de noblesse ranimées en ce moment.

Nos pensées étaient sans doute communes, car je crois que la cécité rend les communications intellectuelles beaucoup plus rapides en défendant à l'attention de s'éparpiller sur les objets extérieurs.

La preuve de notre sympathie ne se fit pas attendre. Facino Cane cessa de jouer, se leva, vint à moi et me dit un: Sortons! qui produisit sur moi l'effet d'une douche électrique.

Je lui donnai le bras, et nous nous en allâmes.

Quand nous fumes dans la rue, il me dit :

Voulez-vous me mener à Venise, m'y conduire; voulez-vous avoir foi en moi? vous serez plus riche que ne le sont les dix maisons les plus riches d'Amsterdam ou de Loudres, plus riche que les Rothschild, enfin riche comme les Mille et une Nuits.

Je pensai que cet homme était fou; mais il y avait dans sa voix une puissance à laquelle j'obéis.

Je me laissai conduire, et il me mena vers les fossés de la Bastille comme s'il avait eu des yeux.

Il s'assit sur une pierre dans un endroit fort solitaire où depuis fut bâti le pont par lequel le canal Saint-Martin communique avec la Seine.

Je me mis sur une autre pierre devant ce vieillard dont les cheveux blancs brillèrent comme des fils d'argent à la clarté de la lune.

Le silence que troublait à peine le bruit orageux des boulevards qui arrivait jusqu'à nous, la pureté de la nuit, tout contribuait à rendre cette scène vraiment fantastique.

Vous parlez de millions à un jeune homme, et vous croyez qu'il hésiterait à endurer mille maux pour les recueillir! Ne vous moquez-vous pas de moi?

Que je meure sans confession, me dit-il avec violence, si ce que je vais vous dire n'est pas vrai. J'ai eu vingt ans comme vous les avez en ce moment, j'étais riche, j'étais beau, j'étais noble, j'ai commencé par la première des folies, par l'amour. J'ai aimé comme l'on n'aime plus, jusqu'à me mettre dans un coffre et risquer d'y être poignardé sans avoir reçu autre chose que la promesse d'un baiser. Mourir pour elle me semblait.toute une vie. En 1760 je devins amou

reux d'une Vendramini, une femme de dix-huit ans, mariée à un Sagredo, l'un des plus riches sénateurs, un homme de trente ans, fon de sa femme. Ma maîtresse et moi nous étions innocents comme deux chérubins, quand le sposo nous surprit causant d'amour: j'étais sans armes, il me manqua, je sautai sur lui, je l'étranglai de mes deux mains en lui tordant le cou comme à un poulet. Je voulus partir avec Bianca, elle ne voulut pas me suivre. Voilà les femmes ! Je m'en allai seul, je fus condamné, mes biens furent séquestrés au profit de mes héritiers: mais j'avais emporté mes diamants, cinq tableaux de Titien roulés, et tout mon or. J'allai à Milan, où je ne fus pas inquiété : mon affaire n'intéressait point l'Etat.

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Une petite observation avant de continuer, dit-il après me pause. Que les fantaisies d'une femme influent ou non sur son enland pendant qu'elle le porte ou quand elle le conçoit, il est certain que ma mère eut une passion pour l'or pendant sa grossesse. J'ai pour l'or une monomanie dont la satisfaction est si nécessaire à ma vie. que dans toutes les situations où je me suis trouvé je n'ai jamais été sans or sur moi; je manie constamment de l'or; jeune, je portais toujours des bijoux et j'avais toujours sur moi deux ou trois cents ducats.

En disant ces mots, il tira deux ducats de sa poche et me les mon

tra.

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- Je sens l'or. Quoique aveugle, je m'arrête devant les boutiques de joailliers. Cette passion m'a perdu je suis devenu joueur pour jouer de l'or. Je n'étais pas fripon, je fus friponné, je me ruinai.

Quand je n'eus plus de fortune, je fus pris par la rage de voir Bianca je revins secrètement à Venise, je la retrouvai, je fus heu reux pendant six mois, caché chez elle, nourri par elle. Je pensais délicieusement à finir ainsi ma vie.

Elle était recherchée par le provéditeur; celui-ci devina un rival, en Italie on les sent: il nous espionna, nous surprit au lit, le làche! Jugez combien vive fut notre lutte je ne le tuai pas, je le blessai grièvement.

Cette aventure brisa mon bonheur. Depuis ce jour je n'ai jamais retrouvé de Bianca.

J'ai eu de grands plaisirs, j'ai vécu à la cour de Louis XV parmi les femmes les plus célèbres; nulle part je n'ai trouvé les qualités, les grâces, l'amour de ma chère Vénitienne. Le provéditeur avait ses gens, il les appela, le palais fut cerné, envahi; je me défendis pour pouvoir mourir sous les yeux de Bianca, qui m'aidait à tuer le prové diteur.

Jadis cette femme n'avait pas voulu s'enfuir avec moi; mais après six mois de bonheur elle voulait mourir de ma mort, et reçut plu sieurs coups. Pris dans un grand manteau que l'on jeta sur moi, je fus roulé, porté dans une gondole et transporté dans un cachot des puits.

J'avais vingt-deux ans, je tenais si bien le tronçon de mon épée, que pour l'avoir il aurait fallu me couper le poing. Par un singulier hasard, ou plutôt inspiré par une pensée de précaution, je cachai ce morceau de fer dans un coin, comme s'il pouvait me servir.

Je fus soigné. Aucune de mes blessures n'était mortelle. A vingtdeux ans on revient de tout.

Je devais mourir décapité, je fis le malade afin de gagner du temps. Je croyais être dans un cachot voisin du canal, mon projet était de m'évader en creusant le mur et traversant le canal à la nage, au risque de me noyer.

Voici sur quels raisonnements s'appuyait mon espérance. Toutes les fois que le geôlier m'apportait à manger, je lisais des indications écrites sur les murs, comme coté du palais, côté du canal, côté du souterrain, et je finis par apercevoir un plan dont le sens m'inquié tait peu, mais explicable par l'état actuel du palais ducal, qui n'est pas terminé.

Avec le génie que donne le désir de recouvrer la liberté, je par vins à déchiffrer, en tatant du bout des doigts la superficie d'une pierre, une inscription arabe par laquelle l'auteur de ce travail aver tissa. ses successeurs qu'il avait détaché deux pierres de la dernière assise, et creusé onze pieds de souterrain.

Pour continuer son œuvre, il fallait répandre sur le sol même du cachot les parcelles de pierre et de mortier produites par le travail de

l'excavation.

Quand même les gardiens ou les inquisiteurs n'eussent pas été rassurés par la construction de l'édifice, qui n'exigeait qu'une surveil lance extérieure, la disposition des puits, où l'on descend par quel ques marches, permettait d'exhausser graduellement le sol sans que les gardiens s'en aperçussent.

Cet immense travail avait été superflu, du moins pour celui qui l'avait entrepris, car son inachèvement annonçait la mort de l'in

connu.

Pour son dévouement ne fût pas à jamais perdu, il fallait qu'un que prisonnier sût l'arabe; mais j'avais étudié les langues orientales au Couvent des Arméniens.

Une phrase écrite derrière la pierre disait le destin de ce malheureux, mort victime de ses immenses richesses, que Venise avait convoitées, et dont elle s'était emparée. Il me fallut un mois pour arriver à un résultat.

Pendant que je travaillais, et dans les moments où la fatigue m'anéantissait, j'entendais le son de l'or, je voyais de l'or devant moi, j'étais ébloui par des diamants!

Oh! attendez. Pendant une nuit mon acier émoussé trouva du bois. J'aiguisai mon bout d'épée, et fis un trou dans ce bois. Pour pouvoir travailler, je me roulais comme un serpent sur le ventre, je me mettais nu pour travailler à la manière des taupes, en portant mes mains en avant et me faisant de la pierre même un point d'appui.

La surveille du jour où je devais comparaitre devant mes juges, pendant la nuit, je voulus tenter un dernier effort; je perçai le bois, et mon fer ne rencontra rien au delà.

Jugez de ma surprise quand j'appliquai les yeux sur le trou ! J'étais dans le lambris d'une cave où une faible lumière me permettait d'apercevoir un monceau d'or.

Le doge et l'un des dix étaient dans ce caveau, j'entendais leurs voix leurs discours m'apprirent que là était le trésor secret de la République, les dons des doges, et les réserves du butin appelé le denier de Venise, et pris sur le produit des expéditions.

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Je crus que le geôlier deviendrait fou ; il chantait, il sautait, il riait, il gambadait dans l'or, je le menaçai de l'étrangler s'il perdait le temps ou s'il faisait du bruit.

Dans sa joie, il ne vit pas d'abord une table où étaient les diamants. Je me jetai dessus assez habilement pour emplir ma veste de matelot et les poches de mon pantalon,

Mon Dieu! je n'en pris pas le tiers,

Sous cette table étaient des lingots d'or. Je persuadai à mon compagnon de remplir d'or autant de sacs que nous pourrions en porter, en lui faisant observer que c'était la seule manière de n'être pas déCouverts à l'étranger.

Les perles, les bijoux, les diamants, nous feraient reconnaître, lui dis-je.

Quelle que fût notre avidité, nous ne pûmes prendre que deux mille livres d'or, qui nécessitèrent six voyages à travers la prison jusqu'à la gondole.

La sentinelle à la porte d'eau avait été gagnée moyennant un sac de dix livres d'or.

Quant aux deux gondoliers, ils croyaient servir la République.

Au jour, nous partimes. Quand nous fûmes en pleine mer, et que je me souvins de cette nuit; quand je me rappelai les sensations que J'avais éprouvées, que je revis cet immense trésor où, suivant mes évaluations, je laissais trente millions en argent et vingt millions en or, plusieurs millions en diamants, perles et rubis, il se fit en moi comme un mouvement de folie.

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Nous étions si complétement énervés que nous demeurions hébétés, sans nous rien dire, attendant que nous fussions en sûreté pour jouir à notre aise.

Il n'est pas étonnant que la tête ait tourné à ce drôle.
Vous verrez combien Dieu m'a puni.

Je ne me crus tranquille qu'après avoir vendu les deux tiers de mes diamants à Londres et à Amsterdam, et réalisé ma poudre d'or en valeurs commerciales.

Pendant cinq ans, je me cachai dans Madrid; puis, en 1770, je vins à Paris sous un nom espagnol, et menai le train le plus brillant. Bianca était morte.

Au milieu de mes voluptés, quand je jouissais d'une fortune de six millions, je fus frappé de cécité. Je ne doute pas que cette infirmité ue soit le résultat de mon séjour dans le cachot, de mes travaux dans la pierre, si toutefois ma faculté de voir l'or n'emportait pas un abus de la puissance visuelle qui me prédestinait à perdre les yeux.

En ce moment, j'aimais une femme à laquelle je comptais lier mon sort; je lui avais dit le secret de mon nom; elle appartenait à une famille puissante; j'espérais tout de la faveur que m'accordait Louis XV; j'avais mis ma confiance en cette femme, qui était l'amie de madame du Barry; elle me conseilla de consulter un fameux oculiste de Londres : mais, après quelques mois de séjour dans cette ville, j'y fus abandonné par cette femme dans Hyde-Park, elle m'avait dépouillé de toute ma fortune saus me laisser aucune ressource; car, obligé de cacher mon nom, qui me livrait à la vengeance de Venise, je ne pouvais invoquer l'assistance de personne, je craignais Venise,

Mon infirmité fut exploitée par les espions que cette femme avait attachés à ma personne.

Je vous fais grâce d'aventures dignes de Gil Blas.
Votre révolution vint.

Je fus forcé d'entrer aux Quinze-Vingts, où cette créature me fit admettre après m'avoir tenu pendant deux ans à Bicêtre, comme fou; je n'ai jamais pu la tuer, je n'y voyais point, et j'étais trop pauvre pour acheter un bras.

Si avant de perdre Benedetto Carpi, mon geôlier, je l'avais consulté sur la situation de mon cachot, j'aurais pu reconnaître le trésor et retourner à Venise quand la République fut anéantie par Napoléon,

Cependant, malgré ma cécité, allons à Venise! Je retrouverai la porte de la prison, je verrai l'or à travers les murailles, je le sentirai sous les eaux où il est enfoui; car les événements qui ont renversé la puissance de Venise sont tels, que le secret de ce trésor a dû mourir avec Vendramino, le frère de Bianca, un doge, qui, je l'espérais, aurait fait ma paix avec les Dix.

J'ai adressé des notes au premier consul, j'ai proposé un traité à l'empereur d'Autriche, tous m'ont éconduit comme un fou!

Venez, partons pour Venise, partons mendiants, nous reviendrons millionnaires; nous rachèterons mes biens, et vous serez mon héritier, vous serez prince de Varese.

Etourdi de cette confidence, qui dans mon imagination prenait les proportions d'un poëme, à l'aspect de cette tête blanchie, et devant l'eau noire des fossés de la Bastille, eau dormante comme celle des canaux de Venise, je ne répondis pas.

Facino Cane crut sans doute que je le jugeais comme tous les autres; avec une pitié dédaigneuse il fit un geste qui exprima toute la philosophie du désespoir.

Ce récit l'avait reporté peut-être à ses heureux jours, à Venise: il saisit sa clarinette et joua mélancoliquement une chanson vénitienne, barcarolle pour laquelle il retrouva son premier talent, son talent de patricien amoureux.

Ce fut quelque chose comme le Super flumina Babylonis.
Mes yeux s'emplirent de larmes.

Si quelques promeneurs attardés vinrent à passer le long du boulevard Bourdon, sans doute ils s'arrêtèrent pour écouter cette dernière prière du banni, le dernier regret d'un nom perdu, auquel se mêlait le souvenir de Bianca.

Mais l'or reprit bientôt le dessus, et la fatale passion éteignit cette lueur de jeunesse.

Ce trésor, me dit-il, je le vois toujours, éveillé comme en rêve; je m'y promène, les diamants étincellent, je ne suis pas aussi aveugle que vous le croyez : l'or et les diamants éclairent ma nuit, la nuit du dernier Facino Cane, car mon titre passe aux Memmi.

Mon Dieu! la punition du meurtrier a commencé de bien bonne heure! Ave Maria...

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DÉDIÉ

Gravures par les meilleurs
Artistes.

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MADAME EMILE DE GIRARDIN,

Comme un témoignage d'affectueuse admiration,

DE BALZAC.

19401

Un des quelques salons où se produisait l'archevêque de Besançon sous la Restauration, et celui qu'il affectionnait, était celui de madame la baronne de Watteville. Un mot sur cette dame, le personnage féminin le plus considérable peut-être de Besançon. M. de Watteville, pelit-neveu du fameux Watteville, le plus heureux et le plus illustre des meurtriers et des renégats dont les avenlures extraordinaires sont beaucoup trop historiques pour être racontées, était aussi tranquille que son grand-oncle fut turbulent. Après avoir vécu dans la Comté comme un cloporic dans la fente d'une boiserie, il avait épousé l'héritière de la célebre famille de Rapt.

L'écusson du gentilhomme suisse, les Watteville sont de Suisse, fut mis en abime sur le vieil écusson des de Rupt. Ce mariage, décidé depuis 1802, se fit en 1815, après la seconde Restauration. Trois ans après la naissance d'une fille qui fut nommée Philomène, tous les grands parents de madame de Waiteville étaient morts et leurs successions liquidées. On vendit alors la maison de M. de Watteville pour s'établir rue de la Préfecture, dans le bel hôtel de Rupt, dont le vaste jardin s'étend vers la rue du Perron. Madame Watteville, jeune fille dévote, fut encore plus dévote après son mariage. Elle est une des reines de la sainte confrérie qui donne à la haute société de Besançon un air sombre et des façons prudes en harmonie avec le caractère de cette ville. De là le nom de Philomène imposé à sa fille, née en 1817, au moment où le culte de cette sainte ou de ce saint, car dans les commencements on ne savait à quel sexe appartenait ce squelette, devenait une sorte de folie religieuse en Italie, et un étendard pour Watteville, homme sec, maigre et sans esprit, paraissait usé, sans qu'on pût savoir à quoi, car il jouissait

Amédée de Soulas.

Mademoiselle de Rupt réunit vingt mille francs de rentes en terre aux dix mille francs de rentes en Biens-fonds du baron de Watteville.

111 Latis Inimic de Selincider, rue d'Erfurth, 1.

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l'ordre des jésuites. M. le baron de

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d'une ignorance crasse; mais, comme sa femme était d'un blond ardent et d'une nature sèche devenue proverbiale (on dit encore pointue comme madame de Watteville), quelques plaisants de la magistrature prétendaient que le baron s'était usé contre cette roche. Rupt vient évidemment de rupes. Les savants observateurs de la nature sociale ne manqueront pas de remarquer que Philomène fut l'unique fruit du mariage des Watteville et des de Rupt.

M. de Watteville passait sa vie dans un riche atelier de tourneur, il tournait! Comme complément à cette existence, il s'était donné la fantaisie des collections. Pour les médecins philosophes adonnés à l'étude de la folie, cette tendance à collectionner est un premier degré d'aliénation mentale, quand elle se porte sur les petites choses. Le baron de Watteville amassait les coquillages, les insectes et les fragments géologiques du territoire de Besançon. Quelques contradicteurs, des femmes surtout, disaient de M. de Watteville : - Il a une belle âme! il a vu, dès le début de son mariage, qu'il ne l'emporterait pas sur sa femme, il s'est alors jeté dans une occupation mécanique et dans la bonne chère.

L'hôtel de Rupt ne manquait pas d'une certaine splendeur digne de celle de Louis XIV, et se ressentait de la noblesse des deux familles, confondues en 1845. Il y brillait un vieux luxe qui ne se savait pas de mode. Les lustres de vieux cristaux taillés en forme de feuilles, les lampasses, les damas, les tapis, les meubles dorés, tout était en harmonie avec les vieilles livrées et les vieux domestiques. Quoique servie dans une noire argenterie de famille, autour d'un surtout en glace orné de porcelaines de Saxe, la chère y était exquise. Les vins, choisis par M. de Watteville, qui, pour occuper sa vie et y mettre de la diversité, s'était fait son propre sommelier, jouissaient d'une sorte de célébrité départementale. La fortune de madame de Watteville était considérable, car celle de son mari, qui consistait dans la terre des Rouxey, valant environ dix mille livres de rente, ne s'augmenta d'aucun héritage. Il est inutile de faire observer que la liaison trèsintime de madame de Watteville avec l'archevêque avait impatronisé chez elle les trois ou quatre abbés remarquables et spirituels de l'archevêché, qui ne haïssaient point la table.

cria-t-on.

.....

-

Dans un dîner d'apparat, rendu pour je ne sais quelle noce au commencement du mois de septembre 1834, au moment où les femmes étaient rangées en cercle devant la cheminée du salon et les hommes en groupes aux croisées, il se fit une acclamation à la vue de M. l'abbé de Grancey, qu'on annonça. Eh bien! le procès? lui Gagné! répondit le vicaire général. L'arrêt de la Cour, de laquelle nous désespérions, vous savez pourquoi... Ceci était une allusion à la composition de la Cour royale depuis 1830. Les légitimistes avaient presque tous donné leur démission. L'arrêt vient de nous donner gain de cause sur tous les points, et réforme le jugement de première instance. - Tout le monde vous croyait perdus. Et nous l'étions sans moi. J'ai dit à notre avocat de s'en aller à Paris, et j'ai pu prendre, au moment de la bataille, un nouvel avocat à qui nous devons le gain du procès, un homme extraordinaire... A Besançon ? dit naïvement M. de Watteville. — A Besançon, répondit l'abbé de Grancey. Ah! oui, Savaron, dit un beau jeune homme assis près de la baronne, et nommé de Soulas. Il a passé cinq à six nuits, il a dévoré les liasses, les dossiers; il a eu sept à huit conférences de plusieurs heures avec moi, reprit M. de Grancey, qui reparaissait à l'hôtel de Rupt pour la première fois depuis vingt jours. Enfin, M. Savaron vient de battre complétement le célèbre avocat que nos adversaires étaient allés chercher à Paris. Ce jeune homme a été merveilleux, au dire des conscillers. Ainsi, le chapitre est deux fois vainqueur : il a vaincu en droit, puis, en politique, il a vaincu le libéralisme dans la personne du défenseur de notre hôtel de ville. « Nos adversaires, a dit notre avocat, ne doivent pas s'attendre à trouver partout de la complaisance pour ruiner les archevêchés... » Le président a été forcé de faire faire silence. Tous les Bisontins ont applaudi. Ainsi la propriété des bâtiments de l'ancien couvent reste au chapitre de la cathédrale de Besançon. M. Savaron a d'ailleurs invité son confrère de Paris à diner au sortir du Palais. En acceptant, celui-ci lui a dit : ~ A tout vainqueur tout honneur! et l'a félicité sans rancune sur son triomphe. Où donc avez-vous déniché cet avocat? dit madame de Watteville. Je n'ai jamais entendu prononcer ce nom-là. -- Mais vous pouvez voir ses fenêtres d'ici, répondit le vicaire général. M. Savaron demeure rue du Perron, le jardin de sa maison est mur mitoyen avec le vôtre. Il n'est pas de la Comté, dit M. de Watteville. Il est si peu de quelque part, qu'on ne sait pas d'où il est, dit madame de Chavoncourt. Mais qu'est-il? demanda madame de Watteville en prenant le bras de M. de Soulas pour se rendre à la salle à manger. S'il est étranger, par quel hasard est-il venu s'établir à Besançon? C'est une idée bien singulière pour un avocat. Bien singulière! répéta le jeune Amédée de Soulas, dont la biographie devient nécessaire à l'intelligence de cette histoire.

De tout temps, la France et l'Angleterre ont fait un échange de futilités d'autant plus suivi, qu'il échappe à la tyrannie des douanes. La mode, que nous appelons anglaise à Paris, se nomme française à Londres, et réciproquement. L'inimitié des deux peuples cesse en deux

points, sur la question des mots et sur celle du vêtement. God save the King, l'air national de l'Angleterre, est une musique faite par Lulli pour les choeurs d'Esther ou d'Athalie. Les paniers, apportés par une Anglaise à Paris, furent inventés à Londres, on sait pourquoi, par une Française, la fameuse duchesse de Portsmouth; on commença par s'en moquer si bien, que la première Anglaise qui parut aux Tuileries faillit être écrasée par la foule; mais ils furent adoptés. Cette mode a tyrannisé les femmes de l'Europe pendant un demi-siecle. A la paix de 1815, on plaisanta durant une année les tailles longues des Anglaises, tout Paris alla voir Potier et Brunet dans les Anglaises pour rire; mais, en 1816 et 17, les ceintures des Françaises, qui leur coupaient le sein en 1814, descendirent par degrés jusqu'à leur dessiner les hanches. Depuis dix ans, l'Angleterre nous a fait deux petits cadeaux linguistiques. A l'incroyable, au merveilleux, à l'élégant, ces trois héritiers des petits-maitres, dont l'étymologie est est assez indécente, ont succédé le dandy, puis le lion. Le lion n'a pas engendré la lionne. La lionne est due à la fameuse chanson d'Alfred de Musset: Avez-vous vu dans Barcelone... C'est ma maîtresse et ma lionne; il y a eu fusion, ou, si vous voulez, confusion, entre les deux termes et les deux idées dominantes. Quand une bêtise amuse Paris, qui dévore autant de chefs-d'œuvre que de bêtises, il est difficile que la province s'en prive. Aussi, dès que le lion promena dans Paris sa crinière, sa barbe et ses moustaches, ses gilets et son lor. gnon, tenu sans le secours des mains par la contraction de la joue et de l'arcade sourcilière, les capitales de quelques départements ontelles vu des sous-lions qui protestèrent, par l'élégance de leurs souspieds, contre l'incurie de leurs compatriotes. Donc, Besançon jouissait, en 1834, d'un lion dans la personne de ce M. Amédée-SylvainJacques de Soulas, écrit Souleyaz au temps de l'occupation espagnole. Amédée de Soulas est peut-être le seul qui, dans Besançon, descende d'une famille espagnole. L'Espagne envoyait des gens faire ses affaires dans la Comté, mais il s'y établissait fort peu d'Espagnols. Les Soulas y restèrent à cause de leur alliance avec le cardinal Granvelle. Le jeune M. de Soulas parlait toujours de quitter Besançon, ville triste, dévote, peu littéraire, ville de guerre et de garnison, dont les moeurs et l'allure, dont la physionomie, valent la peine d'être dépeintes. Cette opinion lui permettait de se loger, en homme incertain de son avenir, dans trois chambres très-peu meublées, au bouť de la rue Neuve, à l'endroit où elle se rencontre avec la rue de la Préfecture.

Le jeune M. de Soulas ne pouvait pas se dispenser d'avoir un tigre. Ce tigre était le fils d'un de ses fermiers, un petit domestique âgé de quatorze ans, trapu, nommé Babylas. Le lion avait très-bien habillé son tigre redingote courte en drap gris de fer, serrée par un ceinture de cuir verni, culotte de panne gros bleu, gilet rouge, bottes vernies et à revers, chapeau rond à bourdaloue noir, des boutons jaunes aux armes des Soulas. Amédée donnait à ce garçon des gants de coton blanc, le blanchissage et trente-six francs, par mois, à la charge de se nourrir, ce qui paraissait monstrueux aux grisettes de Besançon quatre cent vingt francs à un enfant de quinze ans, sans compter les cadeaux ! Les cadeaux consistaient dans la vente des habits réformés, dans un pourboire quand Soulas troquait l'un de ses deux chevaux, et la vente des fumiers. Les deux chevaux, administrés avec une sordide économie, coûtaient, l'un dans l'autre, huit cents francs par an. Le compte des fournitures à Paris en parfumeries, cravates, bijouterie, pots de vernis, habits, allait à douze cents francs. Si vous additionnez groom ou tigre, chevaux, tenue superlative, et loyer de six cents francs, vous trouverez un total de trois mille francs. Or, le père du jeune M. de Soulas ne lui avait pas laissé plus de quatre mille francs de rentes, produits par quelques métairies assez chétives qui exigeaient de l'entretien, et dont l'entretien impri mait une certaine incertitude aux revenus. A peine restait-il trois francs par jour au lion pour sa vie, sa poche et son jeu. Aussi dinaitil souvent en ville, et déjeunait-il avec une frugalité remarquable. Quand il fallait absolument diner à ses frais, il allait à la pension des officiers. Le jeune M. de Soulas passait pour un dissipateur, pour un homme qui faisait des folies; tandis que le malheureux nouait les deux bouts de l'année avec une astuce, avec un talent qui eussent fait la gloire d'une bonne ménagère. On ignorait encore, à Besançon surtout, combien six francs de vernis étalé sur des bottes ou sur des souliers, des gants jaunes de cinquante sous nettoyés dans le plus profond secret pour les faire servir trois fois, des cravates de dix francs qui durent trois mois, quatre gilets de vingt-cinq francs et des pantalons qui emboîtent la botte imposent à une capitale! Comment en serait-il autrement, puisque nous voyons à Paris des femmes accordant une attention particulière à des sots qui viennent chez elle et l'emportent sur les hommes les plus remarquables, à cause de ces frivoles avantages qu'on peut se procurer pour quinze louis, y compris la frisure et une chemise de toile de Hollande?

Si cet infortuné jeune homme vous paraît être devenu lion à bien bon marché, apprenez qu'Amédée de Soulas était allé trois fois en Suisse, en char et à petites journées; deux fois à Paris, et une fois de Paris en Angleterre. Il passait pour un voyageur instruit, et pouvait dire: En Angleterre, où je suis allé, etc. Les douairières lui disaient :

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