Images de page
PDF
ePub

droites digressions les doctrines au système de la féodalité. La poésie religieuse et profane, l'éloquence abrupte du temps, avaient une large carrière dans cette immense théorie, où venaient se fondre tous les systèmes philosophiques de l'antiquité, mais d'où le docteur les faisait sortir, éclaircis, purifiés, changés. Les faux dogmes des deux principes et ceux du panthéisme tombaient sous sa parole, qui proclamait l'unité divine en laissant à Dieu et à ses anges la connaissance des fins dont les moyens éclataient si magnifiques aux yeux de l'homme. Armé des démonstrations par lesquelles il expliquait le monde matériel, le docteur Sigier construisait un monde spirituel dont les sphères graduellement élevées nous séparaient de Dieu, comme la plante était éloignée de nous par une infinité de cercles à franchir. I peuplait le ciel, les étoiles, les astres, le soleil. Au nom de saint Paul, il investissait les hommes d'une puissance nouvelle, il leur était permis de monter de monde en monde jusqu'aux sources de la vie éternelle. L'échelle mystique de Jacob était tout à la fois la formule religieuse de ce secret divin et la preuve traditionnelle du fait. Il voyageait dans les espaces en entraînant les âmes passionnées sur les ailes de sa parole, et faisait sentir l'infini à ses auditeurs, en les plongeant dans l'océan céleste. Le docteur expliquait ainsi logiquement l'enfer par d'autres cercles disposés en ordre inverse des sphères brillantes qui aspiraient à Dieu, où la souffrance et les ténèbres remplaçaient la lumière et l'esprit. Les tortures se comprenaient aussi bien que les délices. Les termes de comparaison existaient dans les transitions de la vie, humaine, dans ses diverses atmosphères de douleur et d'intelligence. Ainsi les fabulations les plus extraordinaires de l'enfer et du purgatoire se trouvaient naturellement réalisées. Il déduisait admirablement les raisons fondamentales de nos vertus. L'homme pieux, cheminant dans la pauvreté, fier de sa conscience, toujours en paix avec lui-même, et persistant à ne pas se mentir dans son cœur, malgré les spectacles du vice triomphant, était un auge puni, déchu, qui se souvenait de son origine, pressentait sa récompense, accomplissait sa tâche et obéissait à sa belle mission. Les sublimes résignations du christianisme apparaissent alors dans toute leur gloire. Il mettait les martyrs sur les bûchers ardents, et les dépouillait presque de leurs mérites, en les dépouillant de leurs souffrances. Il montrait l'ange intérieur dans les cieux, tandis que l'homme extérieur était brisé par le fer des bourreaux. Il peignait, il faisait reconnaître à certains signes célestes, des anges parmi les hommes. Il allait alors arracher dans les entrailles de l'entendement le véritable sens du mot chute, qui se retrouve en tous les langages. Il revendiquait les plus fertiles traditions, afin de démontrer la vérité de notre origine. Il expliquait avec lucidité la passion que tous les hommes ont de s'élever, de monter, ambition instinctive, révélation perpétuelle de notre destinée. Il faisait épouser d'un regard l'univers entier, et décrivait la substance de Dieu même, coulant à pleins bords comme un fleuve immense, du centre aux extrémités, des extrémités vers le centre. La nature était une et compacte. Dans l'œuvre la plus chétive en apparence, comme dans la plus vaste, tout obéissait à cette loi. Chaque création en reproduisait en petit une image exacte, soit la séve de la plante, soit le sang de l'homme, soit le cours des astres. Il enLassait preuve sur preuve, et configurait toujours sa pensée par un tablean mélodieux de poésie. Il marchait, d'ailleurs, hardiment audevant des objections. Ainsi lui-même foudroyait sous une éloquente interrogation les monuments de nos sciences et les superfétations humaines, à la construction desquelles les sociétés employaient les éléments du monde terrestre. Il demandait si nos guerres, si nos malheurs, si nos dépravations, empêchaient le grand mouvement imprimé par Dieu à tous les mondes. Il faisait rire de l'impuissance humaine en montrant nos efforts effacés partout. Il évoquait les månes de Tyr, de Carthage, de Babylone; il ordonnait à Babel, à Jérusalem, de comparaître; il y cherchait, sans les trouver, les sillons éphémères de la charrue civilisatrice. L'humanité flottait sur le monde, comme un vaisseau dont le sillage disparaît sous le niveau paisible de l'Océan.

Telles étaient les idées fondamentales du discours prononcé par le docteur Sigier, idées qu'il enveloppa dans le langage mystique et le latin bizarre en usage à cette époque. Les Ecritures, dont il avait fait une étude particulière, lui fournissaient les armes sous lesquelles il apparaissait à son siècle pour en presser la marche. Il couvrait comme d'un manteau sa hardiesse sous un grand savoir, et sa philosophie sous la sainteté de ses mœurs. En ce moment, après avoir mis son audience face à face avec Dieu, après avoir fait tenir le monde dans une pensée, et dévoilé presque la pensée du monde, il contempla l'assemblée silencieuse, palpitante, et interrogea l'étranger par un regard. Aiguillonné sans doute par la présence de cet être singulier, il ajouta ces paroles, dégagées ici de la latinité corrompue du moyen âge.

Où croyez-vous que l'homme puisse prendre ces vérités fécondes, si ce n'est au sein de Dieu même? Que suis-je ? Le faible traducteur d'une seule ligne léguée par le plus puissant des apôtres, une senle ligne entre mille également brillantes de lumière. Avant nous tous, saint Paul avait dit: In Deo vivimus, movemur et sumus. (Nous vivons, nous sommes, nous marchons dans Dieu même.) Aujourd'hui,

moins croyants et plus savants, ou moins instruits et plus incrédules, nous demanderions à l'apôtre : A quoi bon ce mouvement perpétuel? Où va cette vie distribuée par zones? Pourquoi cette intelligence qui commence par les perceptions confuses du marbre, et va, de sphère en sphère, jusqu'à l'homme, jusqu'à l'ange, jusqu'à Dieu? Où est la source, où est la mer, si la vie, arrivée à Dieu à travers les mondes et les étoiles, à travers la matière et l'esprit, redescend vers un autre but? Vous voudriez voir l'univers des deux côtés. Vous adoreriez le souverain, à condition de vous asseoir sur son trône un moment. Insensés que nous sommes! nous refusons aux animaux les plus intelligents le don de comprendre nos pensées et le but de nos actions, nous sommes sans pitié pour les créatures des sphères inférieures, nous les chassons de notre monde, nous leur dénions la faculté de deviner la pensée humaine, et nous voudrions connaître la plus élevée de toutes les idées, l'idée de l'idée ! Eh bien! allez, partez! montez par la foi de globe en globe, volez dans les espaces! La pensée, l'amour et la foi en sont les clefs mystérieuses. Traversez les cercles, parvenez au trône! Dieu est plus clément que vous ne l'êtes, il a ouvert son temple à toutes ses créations. Mais n'oubliez pas l'exemple de Moïse! Déchaussez-vous pour entrer dans le sanctuaire, dépouillez-vous de toute souillure, quittez bien complétement votre corps, autrement vous seriez consumés, car Dieu... Dieu, c'est la lumière!

Au moment où le docteur Sigier, la face ardente, la main levée, prononçait cette grande parole, un rayon de soleil pénétra par un vitrail ouvert, et fit jaillir comme par magie une source brillante, une longue et triangulaire bande d'or, qui revêtit l'assemblée comme d'une écharpe. Toutes les mains battirent, car les assistants acceptèrent cet effet du soleil couchant comme un miracle. Un cri unanime s'éleva : Vivat! vivat! Le ciel lui-même semblait applaudir. Godefroid, saisi de respect, regardait tour à tour le vieillard et le docteur Sigier, qui se parlaient à voix basse.

-

Gloire au maître! disait l'étranger.

Qu'est une gloire passagère? répondait Sigier.

Je voudrais éterniser ma reconnaissance, répliqua le vieillard. Eh bien! une ligne de vous? reprit le docteur, ce sera me donuer l'immortalité humaine.

Eh! peut-on donner ce qu'on n'a point? s'écria l'inconnu. Accompagnés par la foule, qui, semblable à des courtisans autour de leurs rois, se pressait sur leurs pas, en laissant entre elle et ces trois personnages une respectueuse distance, Godefroid, le vieillard et Sigier marcherent vers la rive fangeuse où dans ce temps il n'y avait point encore de maisons, et où le passeur les attendait. Le docteur et l'étranger ne s'entretenaient ni en latin ni en langue gauloise, ils parlaient gravement un langage inconnu. Leurs mains s'adressaient tour à tour aux cieux et à la terre. Plus d'une fois, Sigier, à qui les détours du rivage étaient familiers, guidait avec un soin particulier le vieillard vers les planches étroites jetées comme des ponts sur la boue; l'assemblée les épiait avec curiosité, et quelques écoliers enviaient le privilége du jeune enfant qui suivait ces deux souverains de la parole. Enfin le docteur salua le vieillard et vit partir le bateau du

passeur.

Au moment où la barque flotta sur la vaste étendue de la Seine en imprimant ses secousses à l'àme, le soleil, semblable à un incendie qui s'allumait à l'horizon, perça les nuages, versa sur les campagnes des torrents de lumière, colora de ses tons rouges, de ses reflets bruns, et les cimes d'ardoises et les toits de chaume, borda de feu les tours de Philippe-Auguste, inonda les cieux, teignit les eaux, fit resplendir les herbes, réveilla les insectes à moitié endormis. Cette longue gerbe de lumière embrasa les nuages. C'était comme le dernier vers de l'hymne quotidien. Tout cœur devait tressaillir, alors la nature fut sublime. Après avoir contemplé ce spectacle, l'étranger eut ses paupières humectées par la plus faible de toutes les larmes humaines. Godefroid pleurait aussi, sa main palpitante rencontra celle du vieillard, qui se retourna, lui laissa voir son émotion; mais, sans doute pour sauver sa dignité d'homme qu'il crut compromise, il lui dit d'une voix profonde: Je pleure mon pays, je suis banni! Jeune homme, à cette heure même j'ai quitté ma patrie. Mais là-bas, à cette heure, les lucioles sortent de leurs frêles demeures, et se suspendent comme autant de diamants aux rameaux des glaïeuls. A cette heure, la brise, douce comme la plus douce poésie, s'élève d'une vallée trempée de lumière, en exhalant de suaves parfums. A l'horizon, je voyais une ville d'or, semblable à la Jérusalem céleste, une ville dont le nom ne doit pas sortir de ma bouche. Là, serpente aussi une rivière. Cette ville et ses monuments, cette rivière dont les ravissantes perspectives, dont les nappes d'eau bleuâtre se confondaient, se mariaient, se dénouaient, lutte harmonieuse qui réjouissait ma vue et m'inspirait l'amour, où sont-ils ? A cette heure, les ondes prenaient sous le ciel du couchant des teintes fantastiques, et figuraient de capricieux tableaux. Les étoiles distillaient une lumière caressante, la June tendait partout ses piéges gracieux, elle donnait une autre vie aux arbres, aux couleurs, aux formes, et diversifiait les eaux brilJanies, les collines muettes, les édifices éloquents. La ville parlait,

scintillait; elle me rappelait, elle! Des colonnes de fumée se dressaient auprès des colonnes antiques dont les marbres étincelaient de blancheur au sein de la nuit; les lignes de l'horizon se dessinaient encore à travers les vapeurs du soir, tout était harmonie et mystère. La nature ne me disait pas adieu, elle voulait me garder. Ah! "c'était tout pour moi ma mère et mon enfant, mon épouse et ma gloire! Les cloches, elles-mêmes, pleuraient alors ma proscription. O terre merveilleuse! elle est aussi belle que le ciel ! Depuis cette heure, j'ai eu l'univers pour cachot. Ma chère patrie, pourquoi m'as-tu proscrit? Mais j'y triompherai! s'écria-t-il en jetant ce mot avec un tel accent de conviction, et d'un timbre si éclatant, que le batelier tressaillit en croyant entendre le son d'une trompette.

Le vieillard était debout, dans une attitude prophétique, et regardait dans les airs vers le sud, en montrant sa patrie à travers les régions du ciel. La pàleur ascétique de son visage avait fait place à la rougeur du triomphe, ses yeux étincelaient, il était sublime comme un lion hérissant sa crinière.

[ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small]

En entendant ce mot, l'étranger tressaillit, arrêta son regard lourd sur le jeune homme, et le fit taire. Tous deux ils s'entretinrent par une inexplicable effusion d'âme en écoutant leurs vœux au sein d'un fécond silence, et voyagèrent fraternellement comme deux colombes qui parcourent les cieux d'une même aile, jusqu'au moment où la barque, en touchant le sable du Terrain, les tira de leur profonde rêverie. Tous deux, ensevelis dans leurs pensées, marchèrent en silence vers la maison du sergent.

Ainsi, disait en lui-même le grand étranger, ce pauvre petit se croit un ange banni du ciel. Et qui parmi nous aurait le droit de le détromper? Sera-ce moi? Moi qui suis enlevé si souvent par un pouvoir magique loin de la terre; moi qui appartiens à Dieu; moi qui suis pour moi-même un mystère. N'ai-je donc pas vu le plus beau des anges vivant dans cette boue? Cet enfant est-il donc plus ou moins insensé que je le suis? A-t-il fait un pas plus hardi dans la foi? Il croit, sa croyance le conduira sans doute en quelque sentier lumineux semblable à celui dans lequel je marche. Mais, s'il est beau comme un ange, n'est-il pas trop faible pour résister à de si rudes

combats!

Intimidé par la présence de son compagnon, dont la voix fou droyante lui exprimait ses propres pensées, comme l'éclair traduit les volontés du ciel, l'enfant se contentait de regarder les étoiles avec les yeux d'un amant. Accablé par un luxe de sensibilité qui lui écrasait le cœur, il était là, faible et craintif, comme un moucheron inondé de soleil. La voix de Sigier leur avait célestement déduit à tous deux les mystères du monde moral; le grand vieillard devait les revêtir de gloire; l'enfant les sentait en lui-même sans pouvoir en rien exprimer; tous trois, ils exprimaient par de vivantes images la science, la poésie et le sentiment.

En rentrant au logis, l'étranger s'enferma dans sa chambre, alluma sa lampe inspiratrice, et se confia au terrible démon du travail, en demandant des mots au silence, des idées à la nuit. Godefroid s'assit au bord de sa fenêtre, regarda tour à tour les reflets de la lune dans les eaux, étudia les mysteres du ciel. Livré à l'une de ces extases qui lui étaient familières, il voyagea de sphère en sphère, de visions en visions, écoutant et croyant entendre de sourds frémissements et des voix d'anges, voyant ou croyant voir des lueurs divines au sein desquelles il se perdait, essayant de parvenir au point éloigné, source de toute lumière, principe de toute harmonie. Bientôt la grande clameur de Paris, propagée par les eaux de la Seine, s'apaisa, les lueurs s'éteignirent une à une en haut des maisons, le silence régna dans toute son étendue, et la vaste cité s'endormit comme un géant fatigué. Minuit sonna. Le plus léger bruit, la chute d'une feuille ou le vol d'un choucas changeant de place dans les cimes de NotreDame, eussent alors rappelé l'esprit de l'étranger sur la terre, eussent fait quitter à l'enfant les hauteurs célestes vers lesquelles son ȧme était montée sur les ailes de l'extase. En ce moment, le vieillard entendit avec horreur dans la chambre voisine un gémissement qui se confondit avec la chute d'un corps lourd que l'oreille expérimentée du banni reconnut pour être un cadavre. Il sortit précipitamment, entra chez Godefroid, le vit gisant comme une masse informe, aperçut une longue corde serrée à son cou et qui serpentait à terre. Quand il l'eut dénouée, l'enfant ouvrit les yeux.

Où suis-je? demanda-t-il avec une expression de plaisir.
Chez vous, dit le vieillard en regardant avec surprise le cou de

Godefroid, le clou auquel la corde avait été attachée, et qui se trou vait encore au bout.

Dans le ciel, répondit l'enfant d'une voix délicieuse.

Non, sur la terre! répliqua le vieillard.

Godefroid marcha dans la ceinture de lumière tracée par la lune à travers la chambre dont le vitrail était ouvert, il revit la Seine frémissante, les saules et les herbes du Terrain. Une nuageuse atmosphère s'élevait au-dessus des eaux comme un dais de fumée. A ce spectacle pour lui désolant, il se croisa les mains sur la poitrine et prit une attitude de désespoir; le vieillard vint à lui, l'étonnement peint sur la figure.

Vous avez voulu vous tuer? lui demanda-t-il.

Oui, répondit Godefroid en laissant l'étranger lui passer, à plusieurs reprises, les mains sur le cou pour examiner l'endroit où les efforts de la corde avaient porté.

Malgré de légères contusions, le jeune homme avait dû peu souffrir. Le vieillard présuma que le clou avait promptement cédé au poids du corps, et que ce fatal essai s'était terminé par une chute sans danger.

-

[ocr errors]

- Pourquoi donc, cher enfant, avez-vous tenté de mourir?

Ah! répondit Godefroid, ne retenant plus les larmes qui roulaient dans ses yeux, j'ai entendu la voix d'en haut! Elle m'appelait par mon nom! Elle ne m'avait pas encore nommé; mais cette fois, elle me conviait au ciel! Oh! combien cette voix est douce! Ne pouvant m'élancer dans les cieux, ajouta-t-il avec un geste naïf, j'ai pris pour aller à Dieu la seule route que nous ayons.

Oh! enfant, enfant sublime! s'écria le vieillard en enlaçant Godefroid dans ses bras, et le pressant avec enthousiasme sur son cœur. Tu es poëte, tu sais monter intrépidement sur l'ouragan! Ta poésie, à toi, ne sort pas de ton cœur ! Tes vives, tes ardentes pensées, tes créations marchent et grandissent dans ton âme. Va, ne livre pas tes idées au vulgaire! sois l'autel, la victime et le prêtre tout ensemble ! Tu connais les cieux, n'est-ce pas? Tu as vu ces myriades d'anges aux blanches plumes, aux sistres d'or, qui tous tendent d'un vol égal vers le trône, et tu as admiré souvent leurs ailes, qui, sous la voix de Dieu, s'agitent comme les touffes harmonieuses des forêts sous la tempête. Oh! combien l'espace sans bornes est beau! dis!

Le vieillard serra convulsivement la main de Godefroid, et tous deux contemplèrent le firmament, dont les étoiles semblaient verser de caressantes poésies qu'ils entendaient.

Oh! voir Dieu! s'écria doucement Godefroid.

- Enfant! reprit tout à coup l'étranger d'une voix sévère, as-tu donc si tôt oublié les enseignements sacrés de notre bon maître le docteur Sigier? Pour revenir, toi dans ta patrie céleste, et moi dans ma patrie terrestre, ne devons-nous pas obéir à la voix de Dieu? Marchons résignés dans les rudes chemins où son doigt puissant a marqué notre route. Ne frémis-tu pas du danger auquel tu t'es exposé? Venu sans ordre, ayant dit: Me voilà! avant le temps, ne serais-tu pas retombé dans un monde inférieur à celui dans lequel ton âme voltige aujourd'hui ? Pauvre chérubin égaré, ne devrais-tu pas bénir Dieu de l'avoir fait vivre dans une sphère où tu n'entends que de célestes accords? N'es-tu pas pur comme un diamant, beau comme une fleur? Ah! si, semblable à moi, tu ne connaissais que la cité des douleurs! A m'y promener, je me suis usé le cœur. Oh! fouiller dans les tombes pour leur demander d'horribles secrets; essuyer des mains altérées de sang, les compter pendant toutes les nuits, les contempler levées vers noi, en implorant un pardon que je ne puis accorder; étudier les convulsions de l'assassin et les derniers cris de sa victime; écouter d'épouvantables bruits et d'affreux silences; le silence d'un père dévorant ses fils morts; interroger le rire des damnés; chercher quelques formes humaines parmi des masses décolorées que le crime a roulées et tordues; apprendre des mots que les hommes vivants n'entendent pas sans mourir; toujours évoquer les morts, pour toujours les traduire et les juger, est-ce done

une vie?

Arrêtez! s'écria Godefroid, je ne saurais vous regarder, vous écouter davantage! Ma raison s'égare, ma vue s'obscurcit. Vous al lumez en moi un feu qui me dévore.

Je dois cependant continuer, reprit le vieillard en secouant sa main par un mouvement extraordinaire qui produisit sur le jeune homme l'effet d'un charme.

Pendant un moment, l'étranger fixa sur Godefroid ses grands yeux éteints et abattus; puis il étendit le doigt vers la terre: vous enssiez cru voir alors un gouffre entr'ouvert à son commandement. !! resta debout, éclairé par les indécis et vagues reflets de la lune, qui firent resplendir son front, d'où s'échappa comme une lueur solaire. Si d'abord une expression presque dédaigneuse se perdit dans les sombres plis de son visage, bientôt son regard contracta cette fixité, qui semble indiquer la présence d'un objet invisible aux organes or dinaires de la vue. Certes, ses yeux contemplerent alors les lointains

tableaux que nous garde la tombe. Jamais peut-être cet homme n'eut une apparence si grandiose. Une lutte terrible bouleversa son âme, vint réagir sur sa forme extérieure; et, quelque puissant qu'il parût are, il plia comme une herbe qui se courbe sous la brise messagère des orages. Godefroid resta silencieux, immobile, enchanté; une force inexplicable le cloua sur le plancher; et, comme lorsque notre attention nous arrache à nous-même, dans le spectacle d'un incendie ou d'une bataille, il ne sentit plus son propre corps.

Veux-tu que je te dise la destinée au-devant de laquelle tu marchais, pauvre ange d'amour? Ecoute! Il m'a été donné de voir les espaces immenses, les abîmes sans fin où vont s'engloutir les créations humaines, cette mer sans rives où court notre grand fleuve d'hommes et d'anges. En parcourant les régions des éternels supplices, j'étais préservé de la mort par le manteau d'un immortel, ce vêtement de gloire dû au génie et que se passent les siècles, moi, chétif! Quand j'allais par les campagnes de lumière où se pressent les heureux, l'amour d'une femme, les ailes d'un ange, me soutenaient; porté sur son cœur, je pouvais goûter ces plaisirs ineffables dont l'étreinte est plus dangereuse pour nous, mortels, que ne le sont les angoisses du monde mauvais. En accomplissant mon pèlerinage à travers les sombres régions d'en bas, j'étais parvenu, de douleur en douleur, de crime en crime, de punitions en punitions, de silences atroces en cris déchirants, sur le gouffre supérieur aux cercles de Tenfer. Déjà, je voyais dans le lointain la clarté du paradis, qui brillait à une distance énorme; j'étais dans la nuit, mais sur les limites du jour. Je volais, emporté par mon guide, entraîné par une puissance semblable à celle qui, pendant nos rêves, nous ravit dans les spheres invisibles aux yeux du corps. L'auréole qui ceignait nos fronts faisait fuir les ombres sur notre passage, comme une impalpable poussière. Loin de nous, les soleils de tous les univers jetaient à peine la faible lueur des lucioles de mon pays. J'allais atteindre les champs de l'air où, vers le paradis, les masses de lumière se multiplient, où l'on fend facilement l'azur, où les innombrables mondes jaillissent comme des fleurs dans une prairie. Là, sur la dernière ligne circulaire, qui appartenait encore aux fantômes que je laissais derrière moi, semblable à des chagrins qu'on veut oublier, je vis une grande ombre. Debout et dans une attitude ardente, cette àme dévorait les espaces du regard, ses pieds restaient attachés par le pouvoir de Dieu sur le dernier point de cette ligne, où elle accomplissait sans cesse la tension pénible par laquelle nous projetons nos forces lorsque nous voulons prendre notre élan, comme des oiseaux prêts à s'envoler. Je reconnus un homme il ne nous regarda, ne nous entendit pas; tous ses muscles tressaillaient et haletaient; par chaque parcelle de temps, il semblait éprouver, sans faire un seul pas, la fatigue de traverser l'infini qui le séparait du paradis où sa vue plongeait sans cesse, où il croyait entrevoir une image chérie. Sur la dernière porte de l'enfer, comme sur la première, je lus une expression de désespoir dans l'espérance. Le malheureux était si horriblement écrasé par je ne sais quelle force, que sa douleur passa dans mes os et me glaça. Je me réfugiai près de mon guide, dont la protection me rendit à la paix et au silence. Semblable à la mère, dont l'œil perçant voit le milan dans les airs ou l'y devine, l'ombre poussa un cri de joie. Nous regardames là où il regardait, et nous vimes comme un saphir flottant au-dessus de nos têtes, dans les abîmes de lumière. Cette éclatante étoile descendait avec la rapidité d'un rayon de soleil, quand il apparaît au matin sur l'horizon, et que ses premières clartés glissent furtivement sur notre terre. La SPLENDEUR devint distincte, elle grandit; j'aperçus bientôt le nuage glorieux au sein duquel vont les anges, espèce de fumée brillante émanée de leur divine substance, et qui çà et là petille en langues de feu. Une noble tête, de laquelle il est impossible de supporter l'éclat sans avoir revêtu lé manteau, le laurier, la palme, attribut des puissances, s'élevait audessus de cette nuée aussi blanche, aussi pure que la neige. C'était une lumière dans la lumière. Ses ailes, en frémissant, semaient d'éblouissantes oscillations dans les sphères par lesquelles il passait, comme passe le regard de Dieu à travers les mondes. Enfin je vis l'archange dans sa gloire. La fleur d'éternelle beauté qui décore les anges de l'Esprit brillait en lui. Il tenait à la main une palme verte, et de l'autre un glaive flamboyant; la palme, pour en décorer l'ombre pardonnée; le glaive, pour faire reculer l'enfer entier par un seul geste. A son approche, nous sentimes les parfums du ciel, qui tomberent comme une rosée. Dans la région où demeura l'ange, l'air prit la couleur des opales, et s'agita par des ondulations dont le principe venait de lui. Il arriva, regarda l'ombre, lui dit :- A demain! Puis il se retourna vers le ciel par un mouvement gracieux, étendit ses ailes, franchit les sphères, comme un vaisseau fend les ondes, en laissant à peine voir ses blanches voiles à des exilés laissés sur quelque plage déserte. L'ombre poussa d'effroyables cris auxquels les damnés répondirent depuis le cercle le plus profondément enfoncé dans l'immensité des mondes de douleur, jusqu'à celui plus paisible à la surface duquel nous étions. La plus poignante de toutes les angoisses avait fait un appel à toutes les autres. La clameur se grossit des rugissements d'une mer de feu qui servait comme de base à la terrible harmonie des innombrables millions d'àmes souffrantes.

Puis tout à coup l'ombre prit son vol à travers la cité dolente et descendit de sa place jusqu'au fond même de l'enfer; elle remonta subitement, revint, se replongea dans les cercles infinis, les parcourut dans tous les sens, semblable à un vautour qui, mis pour la première fois dans une volière, s'épuise en efforts superflus. L'ombre avait le droit d'errer ainsi, et pouvait traverser les zones de l'enfer, glaciales, fétides, brûlantes, sans participer à leurs souffrances; elle glissait dans cette immensité comme un rayon du soleil se fait jour au sein de l'obscurité. Dieu ne lui a point infligé de punition, me dit le maître; mais aucune de ces âmes de qui tu as successivement contemplé les tortures, ne voudrait changer son supplice contre l'espérance sous laquelle cette àme succombe. En ce moment, l'ombre revint près de nous, ramenée par une force invincible qui la condamnait à sécher sur le bord des enfers. Mon divin guide, qui devina ma curiosité, toucha de son rameau le malheureux occupé peut-être à mesurer le siècle de peine qui se trouvait entre ce moment et ce lendemain toujours fugitif. L'ombre tressaillit, et nous jeta un regard plein de toutes les larmes qu'elle avait déjà versées. - « Vous voulez connaître mon infortune? dit-elle d'une voix triste, oh! j'aime à la raconter. Je suis ici, Térésa est là-haut, voilà tout. Sur terre, nous étions heureux, nous étions toujours unis. Quand je vis pour la première fois ma chère Térésa Donati, elle avait dix ans. Nous nous aimâmes alors, sans savoir ce qu'était l'amour. Notre vie fut une même vie je pálissais de sa pâleur, j'étais heureux de sa joie; ensemble, nous nous livrâmes au charme de penser, de sentir, et l'un par l'autre nous apprimes l'amour. Nous fûmes mariés dans Crémone, jamais nous ne connûmes nos lèvres que parées des perles du sourire, nos yeux rayonnèrent toujours; nos chevelures ne se séparèrent pas plus que nos vœux; toujours nos deux têtes se confondaient quand nous lisions, toujours nos pas s'unissaient quand nous marchions. La vie fut un long baiser, notre maison fut une couche. Un jour Térésa pâlit et me dit pour la première fois : - Je souffre! Et je ne souffrais pas! Elle ne se releva plus. Je vis, sans mourir, ses beaux traits s'alterer, ses cheveux d'or s'endolorir. Elle souriait pour me cacher ses douleurs; mais je les lisais dans l'azur de ses yeux, dont je savais interpréter les moindres tremblements. Elle me disait : Honorino, je t'aime! au moment où ses lèvres blanchirent; enfin, elle serrait encore ma main dans ses mains quand la mort les glaça. Aussitôt je me tuai pour qu'elle ne couchât pas seule dans le lit du sépulcre, sous son drap de marbre. Elle est là-haut, Térésa, moi, je suis ici. Je voulais ne pas la quitter, Dieu nous a séparés; pourquoi donc nous avoir unis sur la terre? Il est jaloux. Le paradis a été sans doute bien plus beau du jour où Térésa y est montée. La voyez-vous? Elle est triste dans son bonheur, elle est sans moi ! Le paradis doit être bien désert pour elle.»-Maître, dis-je en pleurant, car je pensais à mes amours, au moment où celui-ci souhaitera le paradis pour Dieu seulement, ne sera-t-il pas délivré? Le père de la poésie inclina doucement la tête en signe d'assentiment. Nous nous éloignâmes en fendant les airs, sans faire plus de bruit que les oiseaux qui passent quelquefois sur nos têtes quand nous sommes étendus à l'ombre d'un arbre. Nous eussions vainement tenté d'empêcher l'infortuné de blasphemer ainsi. Un des malheurs des anges des ténèbres est de ne jamais voir la lumière, même quand ils en sont environnés. Celui-ci n'aurait pas compris nos paroles.

[ocr errors]

En ce moment, le pas rapide de plusieurs chevaux retentit au milieu du silence, le chien aboya, la voix grondeuse du sergent lui répondit; des cavaliers descendirent, frappèrent à la porte, et le bruit s'éleva tout à coup avec la violence d'une détonation inattendue. Les deux proscrits, les deux poëtes, tombèrent sur terre de toute la hauteur qui nous sépare des cieux. Le douloureux brisement de cette chute courut comme un autre sang dans leurs veines, mais en sifflant, en y roulant des pointes acérées et cuisantes. Pour eux, la douleur fut en quelque sorte une commotion électrique. La lourde et sonore démarche d'un homme d'armes, dont l'épée, dont la cuirasse et les éperons produisaient un cliquetis ferrugineux, retentit dans l'escalier; puis un soldat se montra bientôt devant l'étranger surpris.

[merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]
[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][graphic][merged small][merged small][merged small]
[graphic][subsumed][subsumed][merged small]

DÉDIÉ

A LOUIS BOULANGER,

PEINTRE

[ocr errors]

CELESTIN NAM Gravures par les meilleurs Artistes.

[graphic]
[ocr errors][merged small][merged small]

Au commencement du mois d'avril 1813, il y eut un dimanche dont la matinée promettait un de ces beaux jours où les Parisiens voient pour la première fois de l'année leurs pavés sans boue et leur ciel sans nuages. Avant midi, un cabriolet à pompe, attelé de deux chevaux fringants, déboucha dans la rue de Rivoli par la rue de Castiglione, et s'arrêta derrière plusieurs équipages stationnés à la grille nouvellement ouverte au milieu de la terrasse des Feuillants. Cette

leste voiture était conduite par un homme en apparence Soncieux et maladif; des cheveux grisonnants couvraient à peine son crâne jaune, et le faisaient vieux avant le temps; il jeta les rênes au

[ocr errors]

oisifs en promenade sur la terrasse. La petite personne se laissa complaisamment saisir par la taille quand elle fut debout sur le bord de la voiture, et passa ses bras autour du cou de son guide, qui la posa sur le trottoir, sans avoir chiffonné la garniture de sa robe en reps vert. Un amant n'aurait pas eu tant de soin. L'inconnu devait être le père de cette enfant, qui, sans le remercier, lui prit familièrement le bras et l'entraîna brusquement dans le jardin. Le vieux père remarqua les regards émerveillés de quelques jeunes gens, et la tristesse empreinte sur son visage s'effaça pour un moment. Quoiqu'il fût arrivé depuis longtemps à l'âge où les hommes doivent se contenter des trompeuses jouissances que donne la vanité, il se mit à sourire.

[ocr errors][merged small]

des œillades que les curieux lançaient sur ses petits pieds chaussés de brodequins en prunelle puce, sur une taille délicieuse dessinée

Quel beau spectacle! dit Julie.

PAGE 2.

laquais à cheval qui suivait sa voiture, et descendit pour prendre dans ses bras une jeune fille dont la beauté mignonne attira l'attention des 91 Paris. - Imprimerie Schneider, rue d'Erfurth, I.

1

« PrécédentContinuer »