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ment mise; il se disait, en allant du Cercle chez lui, que sa femme ne souffrait plus, que sa convalescence l'avait embellie, et il s'en apercevait, comme les maris s'aperçoivent de tout, un peu tard. Au lieu d'appeler Rosalie, qui dans ce moment était occupée dans la cuisine à voir la cuisinière et le cocher jouant un coup difficile de la brisque, M. de Merret se dirigea vers la chambre de sa femme, à la lueur de son falot, qu'il avait déposé sur la première marche de l'escalier. Son pas, facile à reconnaître, retentissait sous les voûtes du corridor. Au moment où le gentilhomme tourna la clef de la chambre de sa femme, il crut entendre fermer la porte du cabinet dont je vous ai parlé; mais, quand il entra, madame de Merret était seule, debout devant la cheminée. Le mari pensa naïvement en lui-même que Rosalie était dans le cabinet; cependant un soupçon qui lui tinta dans l'oreille avec un bruit de cloches le mit en défiance; il regarda sa femme, et lui trouva dans les yeux je ne sais quoi de trouble et de fauve.

Vous rentrez bien tard, dit-elle.

Cette voix, ordinairement si pure et si gracieuse, lui parut légèrement altérée. M. de Merret ne répondit rien, car en ce moment Rosalie entra. Ce fut un coup de foudre pour lui. Il se promena dans la chambre, en allant d'une fenêtre à l'autre par un mouvement uniforme et les bras croisés.

Avez-vous appris quelque chose de triste, ou souffrez-vous? lui demanda timidement sa femme pendant que Rosalie la déshabillait. Il garda le silence.

-Retirez-vous, dit madame de Merret à sa femme de chambre, je mettrai mes papillotes moi-même. Elle devina quelque malheur au seul aspect de la figure de son mari, et voulut être seule avec lui.

Lorsque Rosalie fut partie, ou censée partie, car elle resta pendant quelques instants dans le corridor, M. de Merret vint se placer devant sa femme, et lui dit froidement :

Madame, il y a quelqu'un dans votre cabinet!

Elle regarda son mari d'un air calme, et lui répondit avec simplicité : - Non, monsieur.

Ce non navra M. de Merret, il n'y croyait pas; et pourtant jamais sa femme ne lui avait paru ni plus pure ni plus religieuse qu'elle semblait l'être en ce moment. Il se leva pour aller ouvrir le cabinet, madame de Merret le prit par la main, l'arrêta, le regarda d'un air mélancolique, et lui dit d'une voix singulièrement émue :

- Si vous ne trouvez personne, songez que tout sera fini entre nous !

L'incroyable dignité empreinte dans l'attitude de sa femme rendit au gentilhomme une profonde estime pour elle, et lui inspira une de ces résolutions auxquelles il ne manque qu'un plus vaste théatre pour devenir immortelles.

-Non, dit-il, Joséphine, je n'irai pas. Dans l'un et l'autre cas, nous serions séparés à jamais. Ecoute, je connais toute la pureté de ton âme, et sais que tu mènes une vie sainte, tu ne voudrais pas commettre un péché mortel aux dépens de ta vie.

A ces mots, madame de Merret regarda son mari d'un œil hagard. -- Tiens, voici ton crucifix, ajouta cet homme. Jure-moi devant Dieu qu'il n'y a là personne, je te croirai, je n'ouvrirai jamais cette porte.

Madame de Merret prit le crucifix et dit :

Je le jure.

Plus haut, dit le mari, et répète : Je jure devant Dieu qu'il n'y a personne dans ce cabinet.

Elle répéta la phrase sans se troubler.

— C'est bien, dit froidement M. de Merret. Après un moment de silence: - Vous avez une bien belle chose que je ne connaissais pas, dit-il en examinant ce crucifix en ébène incrusté d'argent, et très-artistement sculpté.

- Je l'ai trouvé chez Duvivier, qui, lorsque cette troupe de prisonniers passa par Vendôme l'année dernière, l'avait acheté d'un religieux espagnol.

-Ah! dit M. de Merret en remettant le crucifix au clou, et il

sonna.

Rosalie ne se fit pas attendre. M. de Merret alla vivement à sa rencontre, l'emmena dans l'embrasure de la fenêtre qui donnait sur le jardin, et lui dit à voix basse :

Je sais que Gorenflot veut t'épouser, la pauvreté seule vous empèche de vous mettre en ménage, et tu lui as dit que tu ne serais pas sa femme s'il ne trouvait moyen de s'établir maître maçon... eh bien! va le chercher, dis-lui de venir ici avec sa truelle et ses outils. Fais en sorte de n'éveiller que lui dans sa maison; sa fortune passera vos désirs Surtout sors dici sans jaser, sinon...

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Allez vous coucher tous, lui dit son maitre en lui faisant signe de s'approcher; et le gentilhomme ajouta, mais à voix basse: Lorsqu'ils seront tous endormis, endormis, entends-tu bien? tu descendras m'en prévenir. M. de Merret, qui n'avait pas perdu de vue sa femme, tout en donnant ses ordres, revint tranquilement auprès d'elle devant le feu, et se mit à lui raconter les événements de la partie de billard et les discussions du Cercle. Lorsque Rosalie fut de retour, elle trouva M. et madame de Merret causant très-amicalement. Le gentilhomme avait récemment fait plafonner toutes les pièces qui composaient son appartement de réception au rez-dechaussée. Le plâtre est fort rare à Vendôme, le transport en augmente beaucoup le prix; le gentilhomme en avait donc fait venir une assez grande quantité, sachant qu'il trouverait toujours bien des acheteurs pour ce qui lui resterait. Cette circonstance lui inspira le dessein qu'il mit à exécution.

Monsieur, Gorenflot est là, dit Rosalie à voix basse. Qu'il entre! répondit tout haut le gentilhomme picard. Madame de Merret pålit légèrement en voyant le maçon. Gorenflot, dit le mari, va prendre des briques sous la remise, et apportes-en assez pour murer la porte de ce cabinet; tu te serviras du plâtre qui me reste pour enduire le mur. Puis, attirant à lui Rosalie et l'ouvrier: Ecoute, Gorenflot, dit-il à voix basse, tu coucheras ici cette nuit. Mais, demain matin, tu auras un passe-port pour aller en pays étranger dans une ville que je t'indiquerai. Je te remettrai six mille francs pour ton voyage. Tu demeureras dix ans dans cette ville; si tu ne ty plaisais pas, tu pourrais t'établir dans une autre, pourvu que ce soit au même pays. Tu passeras par Paris, où tu m'attendras. Là, je l'assurerai par un contrat, six autres mille francs qui te seront payés à ton retour au cas où tu aurais rempli les conditions de notre marché. A ce prix, tu devras garder le plus profond silence sur ce que tu auras fait ici cette nuit. Quant à toi, Rosalie, je te donnerai dix inille francs qui ne te seront comptés que le jour de tes noces, et à la condition d'épouser Gorenflot; mais, pour vous marier, il faut se taire. Sinon, plus de dot. Rosalie, dit madame de Merret, venez me coiffer. Le mari se promena tranquillement de long en large, en surveillant la porte, le maçon et sa femme, mais sans laisser paraitre une défiance injurieuse. Gorenflot fut obligé de faire du bruit. Madaine de Merret saisit un moment où l'ouvrier déchargeait des briques et où son mari se trouvait au bout de la chambre, pour dire à Rosalie : Mille francs de rente pour toi, ma chère enfant, si tu peux dire à Gorenflot de laisser une crevasse en bas. Puis, tout haut, elle lui dit avec sang-froid: Va donc l'aider! M. et madame de Merret restèrent silencieux pendant tout le temps que Gorenflot mit à murer la porte. Ce silence était calcul chez le mari, qui ne voulait pas fournir à sa femme le prétexte de jeter des paroles à double entente et chez madame de Merret ce fut prudence ou fierté. Qu nd le mur fut à la moitié de son élévation, le rusé maçon prit un moment où le gentilhomme avait le dos tourné pour donner un coup de pioche dans l'une des deux vitres de la porie. Cette action fit comprendre à madame de Merret que Rosalie avait parlé à Gorenflot. Tous trois virent alors une figure d'homme sombre et brune, des cheveux noirs, un regard de feu. Avant que son mari ne se fût retourné, la pauvre femme eut le temps de faire un signe de tête à l'étranger, pour qui ce signe voulait dire : Espérez! A quatre heures, vers le petit jour, car on était au mois de septembre, la construction fut achevée. Le maçon resta sous la garde de Jean, et M. de Merret coucha dans la chambre de sa femme. Le lendemain matín, en se levant, il dit avec insouciance - Ah! diable, il faut que j'aille à la mairie pour le passe-port. Il mit son chapeau sur sa tête, fit trois pas vers la porte, se ravisa, prit le crucifix. Sa femme tressaillit de bonheur. Il ira chez Duvivier, pensa-t-elle. Aussitôt que le gentilhomme fut sorti, madame de Merret sonna Rosalie; puis, d'une voix terrible: La pioche, la pioche, s'écria-t-elle, et à l'ouvrage! J'ai vu hier comment Gorenflot s'y prenait, nous aurons le temps de faire un trou et de le reboucher. En un clin d'oeil, Rosalie apporta une espèce de merlin à sa maîtresse, qui, avec une ardeur dont rien ne pourrait donner une idée, se mit à démolir le mur. Elle avait déjà fait sauter quelques briques, lorsqu'en prenant son élan pour appliquer un coup encore plus vigoureux que les autres, elle vit M. de Merret derrière elle; elle s'évanouit. Mettez madame sur son lit, dit froidement le gentilhomme. Prévoyant ce qui devait arriver pendant son absence, il avait tendu un piége à sa femme; il avait tout bonnement écrit au maire, et envoyé chercher Duvivier. Le bijoutier arriva au moment où le désordre de l'appartement venait d être réparé. Duvivier, lui demanda le gentilhomme, n'avez-vous pas acheté des crucifix aux Espagnols qui ont passé par ici? - Non, monsieur. - Bien, je vous remercie, dit-il en échangeant avec sa femme un regard de tigre. Jean, ajouta-t-il en se tournant vers

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A SARAH.

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Far un temps pur, aux rives de la Méditerranée, où s'étendait jadis l'élégant empire de votre nom, parfois la mer laisse voir sous la gaze de ses eaux une fleur marine, chef-d'œuvre de la nature la dentelle de ses filets teints de pourpre, de bistre, de rose, de violet ou d'or, le fraîcheur de ses filigranes vivants, le velours du tissu, tout se flétrit dès que la curiosité l'attire et l'expose sur la grève. De même le soleil de la publicité offenserait votre pieuse modestie. Aussi dois-je, en vous dédiant cette œuvre, taire un nom qui certes en serait l'orgueil; mais, à la faveur de ce demi-silence, vos magnifiques mains pourront la bénir, votre front sublime pourra s'y pencher en rêvant, vos yeux, pleins d'amour maternel, pourront lui sourire, car vous serez ici tout à la fois présente et voilée. Comme cette perle de la Flore marine, vous resterez sur le sable uni, fin et blanc,

vos pieds une œuvre en harmonie avec vos perfections; mais, si c'était chose impossible, je savais, comme consolation, répondre à l'un de vos instincts en vous offrant quelque chose à protéger.

DE BALZAC.

PREMIÈRE PARTIE.

La France, et la Bretagne particulièrement, possède encore aujourd'hui quelques villes complétement en dehors du mouvement social qui donne au dix-neuvième siècle sa physionomie. Faute de communications vives et soutenues avec Paris, à peine liées par un mauvais chemin avec la sous-préfecture ou le chef-lieu dont elles dépendent, ces villes entendent ou regardent passer la civilisation nouvelle comme uu spectacle, elles s'en étonnent sans y applaudir; et, soit qu'elles la craignent ou s'en moquent, elles sont fidèles aux vieilles mœurs dont l'empreinte leur est restée. Qui voudrait voyager en archéologue moral et observer les hommes au lieu

Bernus le voiturier.

où s'épanouit votre belle vie, cachée par uue onde, diaphane seulement pour quelques yeux amis et discrets. J'aurais voulu mettre à

94 Paris. Imprimerie de Schneider, rue d'Erfurth, 1.

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d'observer les pierres, pourrait retrouver une image du siècle de Louis XV dans quelques villages de la Provence, celle du siècle de Louis XIV au fond du Poitou, celles de siècles encore plus anciens au fond de la Bretagne. La plupart de ces villes sont déchues de quelque splendeur dont ne parlent point les historiens, plus occupés des faits et des dates que des mœurs, mais dont le souvenir vit encore dans la mémoire, comme en Bretagne, où le caractère national admet peu l'oubli de ce qui touche au pays. Beaucoup de ces villes ont été les capitales d'un petit Etat féodal, comté, duché conquis par la couronne on partagés par des héritiers faute d'une lignée masculine. Deshéritées de leur activité, ces têtes sont dès lors devenues des bras. Le bras, privé d'aliments, se dessèche et végète. Cependant, depuis trente ans, ces portraits des anciens âges commencent à s'effacer et deviennent rares. En travaillant pour les masses, l'industrie moderne va détruisant les créations de l'art antique dont les travaux étaient tout personnels au consommateur comme à l'artisan. Nous avons des produits, nous n'avons plus d'œuvres. Les monuments sont pour la moitié dans ces phénomènes de rétrospection. Or, pour l'industrie, les monuments sont des carrières de moellons, des mines à salpêtre ou des magasins à coton. Encore quelques années, ces cités originales seront transformées et ne se verront plus que dans cette iconographie littéraire.

Une des villes où se retrouve le plus correctement la physionomie des siècles féodaux est Guérande. Ce nom seul réveillera mille souvenirs dans la mémoire des peintres, des artistes, des penseurs qui peuvent être allés jusqu'à la côte où gît ce magnifique joyau de féodalité, si fièrement posé pour commander les relais de la mer et les dunes, et qui est comme le sommet d'un triangle aux coins duquel. se trouvent deux autres bijoux non moins curieux, le Croisic, et le bourg de Batz. Après Guérande, il n'est plus que Vitré, situé au centre de la Bretagne, Avignon dans le Midi, qui conservent, au milieu de notre époque, leur intacte configuration du moyen âge. Encore aujourd'hui, Guérande est enceinte de ses puissantes murailles : ses larges douves sont pleines d'eau, ses créneaux sont entiers, ses meurtrières ne sont pas encombrées d'arbustes, le lierre n'a pas jeté de manteau sur ses tours carrées ou rondes. Elle a trois portes où se voient les anneaux des herses, vous n'y entrez qu'en passant sur un pont-levis de bois ferré qui ne se relève plus, mais qui pourrait encore se lever. La mairie a été blàmée d'avoir, en 1820, planté des peupliers le long des douves pour y ombrager la promenade. Elle a répondu que, depuis cent ans, du côté des dunes, la longue et belle esplanade des fortifications, qui semblent achevées d'hier, avait été convertie en un mail, ombragé d'ormes sous lesquels se plaisent les habitants. Là, les maisons n'ont point subi de changement, elles n'ont ni augmenté ni diminué. Nulle d'elles n'a senti sur sa façade le marteau de l'architecte, le pinceau du badigeonneur, ni faibli sous le poids d'un étage ajouté. Toutes ont leur caractère primitif. Quelquesunes reposent sur des piliers de bois qui forment des galeries sous lesquelles les passants circulent, et dont les planchers plient sans rompre. Les maisons des marchands sont petites et basses, à façades couvertes en ardoises clouées. Les bois, maintenant pourris, sont entrés pour beaucoup dans les matériaux sculptés aux fenêtres; et aux appuis, ils s'avancent au-dessus des piliers en visages grotesques, ils s'allongent en forme de bètes fantastiques aux angles, animés par la grande pensée de l'art, qui, dans ce temps, donnait la vie à la nature morte. Ces vieilleries, qui résistent à tout, présentent aux peintres les tons bruns et les figures effacées que leur brosse affectionne. Les rues sont ce qu'elles étaient il y a quatre cents ans. Sculement, comme la population n'y abonde plus, comme le mouvement social y est moins vif, un voyageur curieux d'examiner cette ville, aussi belle qu'une antique armure complète, pourra suivre non sans mélancolie une rue presque déserte où les croisées de pierre sont bouchées en pisé pour éviter l'impôt. Cette rue aboutit à une poterne condamuée par un mur en maçonnerie, et au-dessus de laquelle croît un bouquet d'arbustes élégamment posé par les mains de la nature bretonne, l'une des plus luxuriantes, des plus plantureuses végétations de la France. Un peintre, un poëte, resteront assis occupés à savourer le silence profond qui règne sous la voûte encore neuve de cette poterne, où la vie de cette cité paisible n'envoie aucun bruit, où la riche campague apparaît dans toute sa magnificence à travers les meurtrières occupées jadis par les archers, les arbalétriers, et qui ressemblent aux vitraux à points de vue ménagés dans quelque belvédère. Il est impossible de se promener là sans penser à chaque pas aux usages, aux mœurs des temps passés; toutes les pierres vous en parlent; enfin les idées du moyen age y sont encore à l'état de superstition. Si, par hasard, il passe un gendarme à chapeau bordé, sa présence est un anachronisme contre lequel votre pensée proteste; mais rien n'est plus rare que d'y rencontrer un être ou une chose du temps présent. Il y a même peu de chose du vêtement actuel : ce que les habitants en admettent s'approprie en quelque sorte à leurs mœurs immobiles, à leur physionomie stationnaire. La place publique est pleine de costumes bretons que viennent dessiner les artistes et qui ont un relief incroyable. La blancheur des toiles que portent les paludiers, nom des gens qui cultivent le sel dans les marais salants,

contraste vigoureusement avec les couleurs bleues et brunes des paysans, avec les parures originales et saintement conservées des femmes. Ces deux classes, et celle des marins à jaquette, à petit chapeau de cuir verni, sont aussi distinctes entre elles que les castes de I'Inde, et reconnaissent encore les distances qui séparent la bourgeoisie, la noblesse et le clergé. Là tout est encore tranché; là le niveau révolutionnaire a trouvé les masses trop raboteuses et trop dures pour y passer il s'y serait ébréché, sinon brisé. Le caractère d'immuabilité que la nature a donné à ses espèces zoologiques se retrouve là chez les hommes. Enfin, même après la révolution de 1850, Guérande est encore une ville à part, essentiellement bretonne, catholique fervente, silencieuse, recueillie, où les idées nouvelles ont peu d'accès.

La position géographique explique ce phénomène. Cette jolie cité commande des marais salants dont le sel se nomme, dans toute la Bretagne, sel de Guérande, et auquel beaucoup de Bretons attribuent la bonté de leur beurre et des sardines. Elle ne se relie à la France moderne que par deux chemins, celui qui mène à Savenay, l'arrondissement dont elle dépend, et qui passe à Saint-Nazaire; celui qui mène à Vannes et qui la rattache au Morbihan. Le chemin de l'arrondissement établit la communication par terre, et Saint-Nazaire, la communication maritime avec Nantes. Le chemin par terre n'est fréquenté que par l'administration. La voie la plus rapide, la plus usitée, est celle de Saint-Nazaire. Or, entre ce bourg et Guérande, il se trouve une distance d'au moins six lieues que la poste ne dessert pas, et pour cause il n'y a pas trois voyageurs à voiture par année. Saint-Nazaire est séparé de Paimboeuf par l'embouchure de la Loire, qui a quatre lieues de largeur. La barre de la Loire rend assez capricieuse la navigation des bateaux à vapeur; mais, pour surcroît d'empêchements, il n'existait pas de débarcadère, en 1829, à la pointe de Saint-Nazaire, et cet endroit était orné de roches gluantes, des récifs granitiques, des pierres colossales qui servent de fortifications naturelles à sa pittoresque église et qui forçaient les voyageurs à se jeter dans des barques avec leurs paquets quand la mer était agitée, ou, quand il faisait beau, d'aller à travers les écueils jusqu'à la jetée que le génie construisait alors. Ces obstacles, peu faits pour encourager les amateurs, existent peut-être encore. D'abord, l'administration est lente dans ses œuvres; puis les habitants de ce territoire, que vous verrez découpé comme une dent sur la carte de France et compris entre Saint-Nazaire, le bourg de Batz et le Croisic, s'accommodent assez de ces difficultés qui défendent l'approche de leur pays aux étrangers. Jetée au bout du continent, Guérande ne mène donc à rien, et personne ne vient à elle. Heureuse d'être iguorée, elle ne se soucie que d'elle-même. Le mouvement des produits immenses des marais salants, qui ne payent pas moins d'un million au fisc, est au Croisic, ville péninsulaire dont les communications avec Guérande sont établies sur des sables mouvants, où s'efface pendant la nuit le chemin tracé le jour, et par des barques indispensables pour traverser le bras de mer qui sert de port au Croisic, et qui fait irruption dans les sables. Cette charmante petite ville est donc l'Herculanum de la féodalité, moins le linceul de lave. Elle est debout sans vivre, elle n'a point d'autres raisons d'être que de n'avoir pas été démolie. Si vous arrivez à Guérande par le Croisic, après avoir traversé le paysage des marais salants, vous éprouverez une vive émotion à la vue de cette immense fortification encore toute neuve. Le pittoresque de sa position et les graces naïves de ses environs quand on y arrive par Saint-Nazaire ne séduisent pas moins. A l'entour, le pays est ravissant, les haies sont pleines de fleurs, de chèvrefeuilles, de buis, de rosiers, de belles plantes. Vous diriez d'un jardin anglais dessiné par un grand artiste. Cette riche nature, si coite, si peu pratiquée et qui offre la grâce d'un bouquet de violettes et de muguet dans un fourré de forêt, a pour cadre un désert d'Afrique bordé par l'Océan, mais un désert sans un arbre, sans une herbe, sans un oiseau, où, par les jours de soleil, les paludiers, vêtus de blanc et clairsemés dans les tristes marécages où se cultive le sel, font croire à des Arabes couverts de leurs beurnous. Aussi Guérande, avec son joli paysage en terre ferme, avec son désert, borné à droite par le Croisic, à gauche par le bourg de Batz, ne ressemble-t-elle à rien de ce que les voyageurs voient en France. Ces deux natures si opposées, unies par la dernière image de la vie féodale, ont je ne sais quoi de saisissant. La ville produit sur l'âme l'effet que produit un calmant sur le corps, elle est silencieuse autant que Venise. Il n'y a pas d'autre voiture publique que celle d'un messager qui conduit dans une patache les voyageurs, les marchandises et peut-être les lettres de Saint-Nazaire à Guérande, et réciproquement. Bernus, le voiturier, était, en 1829, le factotum de cette grande communauté. Il va comme il veut, tout le pays le connait, il fait les commissions de chacun. L'arrivée d'une voiture, soit quelque femme qui passe à Guérande par la voie de terre pour gagner le Croisic, soit quelques vieux malades qui vont prendre les bains de mer, lesquels dans les roches de cette presqu'ile ont des vertus supérieures à ceux de Boulogne. de Dieppe et des Sables, est un immense événement. Les paysans y viennent à cheval, la plupart apportent les denrées dans des sacs. Ils y sont conduits surtout, de même que les paludiers, par la nécessité d'y acheter

les bijoux particuliers à leurs castes, et qui se donnent à toutes les fiancées bretonnes, ainsi que la toile blanche ou le drap de leurs costumes. A dix lieues à la ronde, Guérande est toujours Guérande, la ville illustre où se signa le traité fameux dans l'histoire, la clef de la côte, et qui accuse, non moins que le bourg de Batz, une splendeur aujourd'hui perdue dans la nuit des temps. Les bijoux, le drap, la toile, les rubans, les chapeaux, se font ailleurs; mais ils sont de Guérande pour tous les consommateurs. Tout artiste, tout bourgeois même, qui passent à Guérande, y éprouvent, comme ceux qui séjournent à Venise, un désir bientôt oublié d'y finir leurs jours dans la paix, dans le silence, en se promenant par les beaux temps sur je mail qui enveloppe la ville du côté de la mer, d'une porte à l'autre. Parfois l'image de cette ville revient frapper au temple du souvenir: elle entre coiffée de ses tours, parée de sa ceinture; elle déploie sa robe semée de ses belles fleurs, secoue le manteau d'or de ses dunes, exhale les senteurs enivrantes de ses jolis chemins épineux et pleins de bouquets noués au hasard; elle vous occupe et vous appelle comme une femme divine que vous avez entrevue dans un pays étrange et qui s'est logée dans un coin du cœur.

Auprès de l'église de Guérande se voit une maison qui est dans la ville ce que la ville est dans le pays, une image exacte du passé, le symbole d'une grande chose détruite, une poésie. Cette maison appartient à la plus noble famille du pays, aux du Guaisnic, qui, du temps des du Guesclin, leur étaient aussi supérieurs en fortune et en antiquité que les Troyens l'étaient aux Romains. Les Guaisqlain (également orthographiés jadis du Glaicquin), dont on a fait Guesclin, sont issus des Guaisnic. Vieux comme le granit de la Bretagne, les Guaisnic ne sont ni Francs ni Gaulois, ils sont Bretons, ou, pour être plus exact, Celtes. Ils ont dû jadis être druides, avoir cueilli le gui des forêts sacrées et sacrifié des hommes sur les dolmen. Il est inutile de dire ce qu'ils furent. Aujourd'hui cette race, égale aux Rohan sans avoir daigné se faire princière, qui existait puissante avant qu'il ne fût question des ancêtres de Hugues Capet, cette famille pure de tout alliage, possède environ deux mille livres de rente, sa maison de Guérande et son petit castel du Guaisnic. Toutes les terres qui dépendent de la baronnie du Guaisnic, la première de Bretagne, sont engagées aux fermiers, et rapportent environ soixante mille livres, malgré l'imperfection des cultures. Les du Guaisnic sont d'ailleurs toujours propriétaires de leurs terres; mais, comme ils n'en peuvent rendre le capital, consigné depuis deux cents ans entre leurs mains par les tenanciers actuels, ils n'en touchent point les revenus. Ils sont dans la situation de la couronne de France avec ses engagistes avant 1789. Où et quand les barons trouveront-ils le million que leurs fermiers leur ont remis? Avant 1789 la mouvance des fiefs soumis au castel du Guaisnic, perché sur une colline, valait encore cinquante mille livres; mais en un vote l'Assemblée nationale supprima l'impôt des lods et ventes perçu par les seigneurs. Dans cette situation, cette famille, qui n'est plus rien pour personne en France, serait un sujet de moquerie à Paris : elle est toute la Bretagne à Guérande. A Guérande, le baron du Guaisnic est un des grands barons de France, un des hommes au-dessus desquels il n'est qu'un seul homme, le roi de France, jadis élu pour chef. Aujourd'hui le nom de du Guaisnic, plein de signifiances bretonnes et dont les racines sont d'ailleurs expliquées dans les Chouans ou la Bretagne en 1800, a subi l'altération qui défigure celui de du Guaisqlain. Le percepteur des contributions écrit, comme tout le monde, Guénic.

Au bout d'une ruelle silencieuse, humide et sombre, formée par les murailles à pignon des maisons voisines, se voit le cintre d'une porte bâtarde assez large et assez haute pour le passage d'un cavalier, circonstance qui déjà vous annonce qu'au temps où cette construction fut terminée, les voitures n'existaient pas. Ce cintre, supporté par deux jambages, est tout en granit. La porte, en chêne fendillé comme l'écorce des arbres qui fournirent le bois, est pleine de clous énor mes, lesquels dessinent des figures géométriques. Le cintre est creux. Il offre l'écusson des du Guaisnic aussi net, aussi propre que si le sculpteur venait de l'achever. Cet écu ravirait un amateur de l'art héraldique par une simplicité qui prouve la fierté, l'antiquité de la famille. Il est comme au jour où les croisés du monde chrétien inventèrent ces symboles pour se reconnaître; les Guaisnic ne l'ont jamais écartelé, il est toujours semblable à lui-même, comme celui de la maison de France, que les connaisseurs retrouvent en abime ou écartelé, semé dans les armes des plus vieilles familles. Le voici tel que vous pouvez encore le voir à Guérande de gueules à la main au naturel gonfalonnée d'hermine, à l'épée d'argent en pal, avec ce terrible mot pour devise: FAC! N'est-ce pas une grande et belle chose? Le tortil de la couronne baroniale surmonte ce simple écu, dont les lignes verticales employées en sculpture pour représenter les gueules brillent encore. L'artiste a donné je ne sais quelle tournure fiere et chevaleresque à la main. Avec quel nerf elle tient cette épée dont s'est encore servie hier la famille! En vérité, si vous alliez à Guérande après avoir lu cette histoire, il vous serait impossible de ne pas tressaillir en voyant ce blason. Oui, le républicain le plus absolu serait attendri par la fidélité, par la noblesse et la grandeur cachées au fond de cette

ruelle. Les du Guaisnic ont bien fait hier, ils sont prêts à bien faire demain. Faire est le grand mot de la chevalerie. Tu as bien fait à la bataille, disait toujours le connétable par excellence, ce grand du Guesclin, qui mit pour un temps l'Anglais hors de France. La profondeur de la sculpture, préservée de toute intempérie par la forte marge que produit la saillie ronde du cintre, est en harmonie avec la profondeur morale de la devise dans l'âme de cette famille. Pour qui connaît les du Guaisnic, cette particularité devient touchante. La porte ouverte laisse voir une cour assez vaste, à droite de laquelle sont les écuries, à gauche la cuisine. L'hôtel est en pierre de taille depuis les caves jusqu'au grenier. La façade sur la cour est ornée d'un perron à double rampe, dont la tribune est couverte de vestiges de sculptures effacées par le temps, mais où l'œil de l'antiquaire distinguerait encore au centre les masses principales de la main tenant l'épée. Sous cette jolie tribune, encadrée par des nervures cassées en quelques endroits et comme vernie par l'usage à quelques places, est une petite loge autrefois occupée par un chien de garde. Les rampes en pierre sont disjointes : il y pousse des herbes, quelques petites fleurs et des mousses aux fentes, comme dans les marches de l'escalier, que les siècles ont déplacées sans leur ôter de la solidité. La porte dut être d'un joli caractère. Autant que le reste des dessins permet d'en juger, elle fut travaillée par un artiste élevé dans la grande école vénitienne du treizième siècle. On y retrouve je ne sais quel mélange du byzantin et du moresque. Elle est couronnée par une saillie circu laire chargée de végétation, un bouquet rose, jaune, brun ou bleu, selon les saisons. La porte, en chêne clouté, donne entrée dans une vaste salle, au bout de laquelle est une autre porte avec un perron pareil, qui descend au jardin. Cette salle est merveilleuse de conservation. Ses boiseries à hauteur d'appui sont en châtaignier. Un magnifique cuir espagnol, animé de figures en relief, mais où les dorures sont émiettées et rougies, couvre les murs. Le plafond est com. posé de planches artistement jointes, peintes et dorées. L'or s'y voit à peine; il est dans le même état que celui du cuir de Cordoue; mais on peut encore apercevoir quelques fleurs rouges et quelques feuillages verts. Il est à croire qu'un nettoyage ferait reparaître des peintures semblables à celles qui décorent les planchers de la maison de Tristan à Tours, et qui prouveraient que ces planchers ont été refaits ou restaurés sous le règne de Louis XI. La cheminée est énorme, en pierre sculptée, munie de chenets gigantesques en fer forgé d'un travail précieux. Il y tiendrait une voie de bois. Les meubles de cette salle sont tous en bois de chêne et portent au-dessus de leurs dos. siers l'écusson de la famille. Il y a trois fusils anglais également bons pour la chasse et pour la guerre, trois sabres, deux carniers, les us. tensiles du chasseur et du pêcheur accrochés à des clous.

A côté se trouve une salle à manger qui communique avec la cuisine par une porte pratiquée dans une tourelle d'angle. Cette tourelle correspond, dans le dessin de la façade sur la cour, à une autre, collée à l'autre angle, et où se trouve un escalier en colimaçon qui monte aux deux étages supérieurs. La salle à manger est tendue de tapisseries qui remontent au quatorzième siècle, le style et l'orthographe des inscriptions écrites dans les banderoles sous chaque personnage en font foi; mais, comme elles sont dans le langage naif des fabliaux, il est impossible de les transcrire aujourd'hui. Ces tapisseries, bien conservées dans les endroits où la lumière a peu pénétré, sont encadrées de bandes en chêne sculpté, devenu noir comme l'ébène. Le plafond est à solives saillantes enrichies de feuillages différents à chaque solive; les entre-deux sont couverts d'une planche peinte où court une guirlande de fleurs en or sur fond bleu. Deux vieux dressoirs à buffets sont en face l'un de l'autre. Sur leurs planches, frottées avec une obstination bretonne par Mariotte, la cuisinière, se voient, comme au temps où les rois étaient tout aussi pauvres, en 1200, que les du Guaisnic en 1830, quatre vieux gobelets, une vieille soupière bosselée et deux salières en argent; puis force assiettes d'étain, force pots en grès bleu et gris, à dessins arabesques et aux armes des du Guaisnic, recouverts d'un couvercle à charnières en étain. La cheminée a été modernisée. Son état prouve que la famille se tient dans cette pièce depuis le dernier siècle. Elle est en pierre sculptée dans le goût du siècle de Louis XV, ornée d'une glace encadrée dans un trumeau à baguettes perlées et dorées. Cette antithèse, indifférente à la famille, chagrinerait un poëte. Sur la tablette, couverte de velours rouge, il y a au milieu un cartel en écaille incrusté de cuivre, et de chaque côté deux flambeaux d'argent d'un modèle étrange. Une large table carrée à colonnes torses occupe le milieu de cette salle. Les chaises sont en bois tourné, garnies de tapisseries. Sur une table ronde à un seul pied, figurant un cep de vigne et placée devant la croisée qui donne sur le jardin, se voit une lampe bizarre. Cette lampe consiste dans un globe de verre commun, un peu moins gros qu'un œuf d'autruche, fixé dans un chandelier par une queue de verre. Il sort d'un trou supérieur une mèche plate maintenue dans une espèce d'anche en cuivre, et dont la trame, pliée comme un ténia dans un bocal, boit l'huile de noix que contient le globe. La fenêtre qui donne sur le jardin, comme celle qui donne sur la cour, et toutes deux se correspondent, est croisée de pierres et à vitrages sexagones sertis en plomb, drapée de rideaux à baldaquins et à gros glands en une

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