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profondes mers pour tout autre c'eût été une prison, pour eux ce fut un paradis. Les premiers jours de leur union appartinrent à l'amour. Il leur fut trop difficile de se vouer tout à coup au travail, et ils ne surent pas résister au charme de leur propre passion. Luigi restait des heures entières couché aux pieds de sa femmine, admirant la couleur de ses cheveux, la coupe de son front, le ravissant encadrement de ses yeux, la pureté, la blancheur des deux arcs sous lesquels ils glissaient lentement en exprimant le bonheur d'un amour satisfait. Ginevra caressait la chevelure de son Luigi sans se lasser de contempler, suivant une de ses expressions, la beltà folgorante de ce jeune homme, la finesse de ses traits, toujours séduite par la noblesse de ses manières, comme elle le séduisait toujours par la grâce des siennes. Ils jouaient comme des enfants avec des riens; ces riens les ramenaient toujours à leur passion, et ils ne cessaient leurs jeux que pour tomber dans la rêverie du far niente. Un air chanté par Ginevra leur reproduisait encore les nuances délicieuses de leur amour. Puis, unissant leurs pas comme ils avaient uni leurs âmes, ils parcouraient les campagnes en y retrouvant leur amour partout, dans les fleurs, sur les cieux, au sein des teintes ardentes du soleil couchant; ils le lisaient jusque sur les nuées capricieuses qui se combattaient dans les airs. Une journée ne ressemblait jamais à la précédente; leur amour allait croissant parce qu'il était vrai. Ils s'étaient éprouvés en peu de jours, et avaient instinctivement reconnu que leurs âmes étaient de celles dont les richesses inépuisables semblent toujours promettre de nouvelles jouissances pour l'avenir. C'était l'amour dans toute sa naïveté, avec ses interminables causeries, ses phrases inachevées, ses longs silences, son repos oriental et sa fougue. Luigi et Ginevra avaient tout compris de l'amour. L'amour n'est-il pas comme la mer, qui, vue superficiellement ou à la hâte, est accusée de monotonie par les âmes vulgaires, tandis que certains êtres privilégiés peuvent passer leur vie à l'admirer, en y trouvant sans cesse de changeants phénomènes qui les ravissent?'

Cependant, un jour, la prévoyance vint tirer les jeunes époux de leur Eden: il était devenu nécessaire de travailler pour vivre. Ginevra, qui possédait un talent particulier pour imiter les vieux tableaux, se mit à faire des copies et se forma une clientèle parmi les brocanteurs De son côté, Luigi chercha très-activement de l'occupation; mais il était fort difficile à un jeune officier, dont tous les talents se bornaient à bien connaître la stratégie, de trouver de l'emploi à Paris. Enfin, un jour que, lassé de ses vains efforts, il avait le désespoir dans l'âme en voyant que le fardeau de leur existence tombait tout entier sur Ginevra, il songea à tirer parti de son écriture, qui était fort belle. Avec une constance dont sa femme lui donnait l'exemple, il alla solliciter les avoués, les notaires, les avocats de Paris. La franchise de ses manières, sa situation, intéressèrent vivement en sa faveur, et il obtint assez d'expéditions pour être obligé de se faire aider par des jeunes gens. Insensiblement il entreprit les écritures en grand. Le produit de ce bureau, le prix des tableaux de Ginevra, finirent par mettre le jeune ménage dans une aisance qui le rendit fier, car elle provenait de son industrie. Ce fut pour eux le plus beau moment de leur vie. Les journées s'écoulaient rapidement entre les Occupations et les joies de l'amour. Le soir, apres avoir bien travaillé, ils se retrouvaient avec bonheur dans la cellule de Ginevra. La musique les consolait de leurs fatigues. Jamais une expression de mélancolie ne vint obscurcir les traits de la jeune femme, et jamais elle ne se permit une plainte. Elle savait toujours apparaître à son Luigi le sourire sur les lèvres et les yeux rayonnants. Tous deux caressaient une pensée dominante qui leur eût fait trouver du plaisir aux travaux les plus rudes: Ginevra se disait qu'elle travaillait pour Luigi, et Luigi pour Ginevra. Parfois, en l'absence de son mari, la jeune femme songeait au bonheur parfait qu'elle aurait eu si cette vie d'amour s'était écoulée en présence de son père et de sa mère Elle tombait alors dans une mélancolie profonde en éprouvant la puissance des remords; de sombres tableaux passaient comme des ombres dans son imagination: elle voyait son vieux père seul ou sa mère pleurant le soir et dérobant ses larmes à l'inflexible Piombo; ces deux têtes blanches et graves se dressaient soudain devant elle. il lui semblait qu'elle ne devait plus les contempler qu'à la lueur fantastique du souvenir. Cette idée la poursuivait comme un pressentiment. Elle célébra l'anniversaire de son mariage en donnant à son mari un portrait qu'il avait souvent désiré : celui de sa Ginevra. Jamais la jeune artiste n'avait rien composé de si remarquable. A part une ressemblance parfaite, l'éclat de sa beauté, la pureté de ses sentiments, le bonheur de l'amour y étaient rendus avec une sorte de magie. Le chef-d'œuvre fut inauguré. Ils passèrent encore une autre année au sein de l'aisance. L'histoire de leur vie peut se faire alors en trois mots : Ils étaient heureux. Il ne leur arriva donc aucun événement qui mérite d'être rapporté.

Au commencement de l'hiver de l'année 1819, les marchands de tableaux conseillèrent à Ginevra de leur donner autre chose que des copies ils ne pouvaient plus les vendre avantageusement par suite de la concurrence. Madame Porta reconnut le tort qu'elle avait eu de ne pas s'exercer à peindre des tableaux de genre qui lui auraient acquis un nom. Elle entreprit de faire des portraits; mais elle cut à

lutter contre une foule d'artistes encore moins riches qu'elle ne l'était. Cependant, comme Luigi et Ginevra avaient amassé quelque argent, ils ne désespérèrent pas de l'avenir. A la fin de l'hiver de cette même année, Luigi travailla sans relâche. Lui aussi luttait contre des concurrents le prix des écritures avait tellement baissé, qu'il ne pouvait plus employer personne, et se trouvait dans la nécessité de consacrer plus de temps qu'autrefois à son labeur pour en retirer la même somme. Sa femme avait fini plusieurs tableaux qui n'étaient pas sans mérite; mais les marchands achetaient à peine ceux des artistes en réputation. Ginevra les offrit à vil prix sans pouvoir les vendre. La situation de ce ménage eut quelque chose d'épouvantable: les âmes des deux époux nageaient dans le bonheur, l'amour les accablait de ses trésors, la pauvreté se levait comme un squelette au milieu de cette moisson de plaisir, et ils se cachaient l'un à l'autre leurs inquiétudes. Au moment où Ginevra se sentait près de pleurer en voyant son Luigi souffrant, elle le comblait de caresses. De même Luigi gardait un noir chagrin au fond de son cœur en exprimant à Ginevra le plus tendre amour. Ils cherchaient une compensation à leurs maux dans l'exaltation de leurs sentiments, et leurs paroles, leurs joies, leurs jeux s'empreignaient d'une espèce de frénésie. Ils avaient peur de l'avenir. Quel est le sentiment dont la force puisse se comparer à celle d'une passion qui doit cesser le lendemain, tuée par la mort ou par la nécessité? Quand ils se parlaient de leur indigence, ils éprouvaient le besoin de se tromper l'un et l'autre, et saisissaient avec une égale ardeur le plus léger espoir. Une nuit, Ginevra chercha vainement Luigi auprès d'elle, et se leva tout effrayée. Une faible lueur qui se dessinait sur le mur noir de la petite cour lui fit deviner que son mari travaillait pendant la nuit. Luigi attendait que sa femme fût endormie avant de monter à son cabinet. Quatre heures sonnèrent, le jour commençait à poindre. Ginevra se recou cha et feignit de dormir. Luigi revint accablé de fatigue et de sonmeil, et Ginevra regarda douloureusement cette belle figure sur la quelle les travaux et les soucis imprimaient déjà quelques rides. Des larmes roulerent dans les yeux de la jeune femme.

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C'est pour moi qu'il passe les nuits à écrire, dit-elle.

Une pensée sécha ses larmes : elle songeait à imiter Luigi. Le jour même, elle alla chez un riche marchand d'estampes, et, à l'aide d'une lettre de recommandation qu'elle se fit donner pour le négociant par Elie Magus, un de ses marchands de tableaux, elle obtint une entreprise de coloriages. Le jour, elle peignait et s'occupait des soins du ménage; puis, quand la nuit arrivait, elle coloriait des gravures, Ainsi, ces deux jeunes gens, épris d'amour, n'entraient au lit nuptial que pour en sortir; ils feignaient tous deux de dormir, et, par dévouement, se quittaient aussitôt que l'un avait trompé l'autre. Une nuit, Luigi succombant à l'espèce de fièvre que lui causait un travail sons le poids duquel il commençait à plier, se leva pour ouvrir la lucarne de son cabinet; il respirait l'air pur du matin et semblait oublier ses douleurs à l'aspect du ciel, quand, en abaissant ses regards, il aperçut une forte lueur sur le mur qui faisait face aux fenêtres de l'appar tement de Ginevra. Le malheureux, qui devina tout, descendit, marcha doucement et surprit sa femme au milieu de son atelier, enluminant des gravures. -O Ginevra! s'écria-t-il.

--

Pouvais-je dorMais c'est à moi

Elle fit un saut convulsif sur sa chaise et rougit. mir tandis que tu t'épuisais de fatigue? dit-elle. seul qu'appartient le droit de travailler ainsi. - Puis-je rester oisive, répondit la jeune femme, dont les yeux se mouillèrent de larmes, quand je sais que chaque morceau de pain nous coûte presque une goutte de ton sang! Je mourrais si je ne joignais pas mes efforts aux tiens. Tout ne doit-il pas être commun entre nous, plaisirs et peines? Elle a froid! s'écria Luigi avec désespoir. Ferme donc mieux ton châle sur ta poitrine, ma Ginevra; la nuit est humide et fraîche.

Ils vinrent devant la fenêtre, la jeune femme appuya sa tête sur le sein de son bien-aimé, qui la tenait par la taille, et tous deux, ensevelis dans un silence profond, regardèrent le ciel, que l'aube éclairait lentement. Des nuages d'une teinte grise se succédèrent rapidement, et l'orient devint de plus en plus lumineux. - Vois-tu, dit Ginevra, c'est un présage: nous serons heureux. Oui, au ciel, répondit Luigi avec un sourire amer. O Ginevra! toi qui méritais tous les trésors de la terre... J'ai ton cœur, dit-elle avec un accent de joie. - Ah! je ne me plains pas, reprit-il en la serrant fortement contre lui. Et il couvrit de baisers ce visage délicat, qui commençait à perdre la fraîcheur de la jeunesse, mais dont l'expression était si tendre et si douce, qu'il ne pouvait jamais le voir sans être consolé. — Quel silence! dit Ginevra. Mon ami, je trouve un grand plaisir à veiller. La majesté de la nuit est vraiment contagieuse, elle impose, elle inspire; il y a je ne sais quelle puissance dans cette idée tout dort et je veille. O ma Ginevra! ce n'est pas d'aujourd'hui que je sens combien ton âme est délicatement gracieuse! Mais voici l'aurore, viens dormir. - Oui, répondit-elle, si je ne dors pas seule. J'ai bien souffert la nuit où je me suis aperçue que mon Luigi veillait sans moi!

Le courage avec lequel ces deux jeunes gens combattaient le malheur reçut pendant quelque temps sa récompense; mais l'événement

qui met presque toujours le comble à la félicité des ménages devait leur être funeste: Ginevra eut un fils qui, pour se servir d'une expression populaire, fut beau comme le jour. Le sentiment de la maternité doubla les forces de la jeune femme. Luigi emprunta pour subvenir aux dépenses des couches de Ginevra. Dans les premiers moments, elle ne sentit donc pas tout le malaise de sa situation, et les deux époux se livrèrent au bonheur d'élever un enfant. Ce fut leur dernière félicité. Comme deux nageurs qui unissent leurs efforts pour rompre un courant, les deux Corses luttèrent d'abord courageusement; mais parfois ils s'abandonnaient à une apathie semblable à ces sommeils qui précèdent la mort, et bientôt ils se virent obligés de vendre leurs bijoux. La pauvreté se montra tout à coup, non pas hideuse, mais vêtue simplement, et presque douce à supporter; sa voix n'avait rien d'effrayant, elle ne traînait après elle ni désespoir, ni spectres, ni haillons; mais elle faisait perdre le souvenir et les habitudes de l'aisance, ene usait les ressorts de l'orgueil. Puis vint la misère dans toute son horreur, insouciante de ses guenilles, et foulant aux pieds tous les sentiments humains. Sept ou huit mois après la naissance du petit Bartholoméo, l'on aurait eu de la peine à reconnaître, dans la mère qui allaitait cet enfant malingre, l'original de l'admirable portrait, le seul ornement d'une chambre nue. Sans feu par un rude hiver, Ginevra vit les gracieux contours de sa figure se détruire lentement, ses joues devinrent blanches comme de la porcelaine. On eût dit que ses yeux avaient pâli. Elle regardait en pleurant son enfant amaigri, décoloré, et ne souffrait que de cette jeune misère. Luigi, debout et silencieux, n'avait plus le courage de sourire à son fils.

— J'ai couru tout Paris, disait-il d'une voix sourde, je n'y connais personne, et comment oser demander à des indifférents? Vergniaud, le nourrisseur, mon vieil Egyptien, est impliqué dans une conspiration, il a été mis en prison, et d'ailleurs, il m'a prêté tout ce dont il pouvait disposer. Quant à notre propriétaire, il ne nous a rien demandé depuis un an. Mais nous n'avons besoin de rien, répondit doucement Ginevra en affectant un air calme. - Chaque jour qui arrive amène une difficulté de plus, reprit Luigi avec terreur.

La faim était à leur porte. Luigi prit tous les tableaux de Ginevra, le portrait, plusieurs meubles desquels le ménage pouvait encore se passer, il vendit tout à vil prix, et la somme qu'il en obtint prolongea l'agonie du ménage pendant quelques moments. Dans ces jours de malheur, Ginevra montra la sublimité de son caractère et l'étendue de sa résignation, elle supporta stoïquement les atteintes de la douleur; son âme énergique la soutenait contre tous les maux, elle travaillait d'une main défaillante auprès de son fils mourant, expédiait les soins du ménage avec une activité miraculeuse, et suffisait à tout. Elle était même heureuse encore quand elle voyait sur les lèvres de Luigi un sourire d'étonnement à l'aspect de la propreté qu'elle faisait régner dans l'unique chambre où ils s'étaient réfugiés. Mon ami, je t'ai gardé ce morceau de pain, lui dit-elle un soir qu'il rentrait fatigué. Et toi? — Moi, j'ai diné, cher Luigi, je n'ai besoin de rien.

Et la douce expression de son visage le pressait encore plus que sa parole d'accepter une nourriture de laquelle elle se privait. Luigi l'embrassa par un de ces baisers de désespoir qui se donnaient, en 1793, entre amis à l'heure où ils montaient ensemble à l'échafaud. En ces moments suprêmes, deux êtres se voient cœur à cœur. Aussi, le malheureux Luigi, comprenant tout à coup que sa femme était à jeun, partagea-t-il la fièvre qui la dévorait, il frissonna, sortit en prétexLant une affaire pressante, car il aurait mieux aimé prendre le poison le plus subtil, plutôt que d'éviter la mort en mangeant le dernier morceau de pain qui se trouvait chez lui. Il se mit à errer dans Paris au milieu des voitures les plus brillantes, au sein de ce luxe insultant qui éclate partout; il passa promptement devant les boutiques des changeurs, où l'or étincelle; enfin, il résolut de se vendre, de s'offrir comme remplaçant pour le service militaire, en espérant que ce sacrifice sauverait Ginevra, et que, pendant son absence, elle pourrait rentrer en grâce auprès de Bartholoméo. Il alla donc trouver un de ces hommes qui font la traite des blancs, et il éprouva une sorte de bonheur à reconnaître en lui un ancien officier de la garde impériale.

Il y a deux jours que je n'ai mangé, lui dit-il d'une voix lente et faible, ma femme meurt de faim et ne m'adresse pas une plainte, elle expirerait en souriant, je crois. De grâce, mon camarade, ajouta-t-il avec un sourire amer, achète-moi d'avance, je suis robuste, je ne suis plus au service, et je...

L'officier donna une somme à Luigi en à-compte sur celle qu'il s'engageait à lui procurer. L'infortuné poussa un rire convulsif quand il tint une poignée de pièces d'or, il courut de toute sa force vers sa maison, haletant, et criant parfois : - O ma Ginevra! Ginevra! Il commençait à faire nuit quand il arriva chez lui. Il entra tout doucement, craignant de donner une trop forte émotion à sa femme, qu'il avait laissée faible. Les derniers rayons du soleil, pénétrant par la lucarne, venaient mourir sur le visage de Ginevra, qui dormait assise sur une chaise, en tenant son enfant sur son sein.

- Réveille-toi, ma chère Ginevra, dit-il sans s'apercevoir de la

pose de son enfant, qui, en ce moment, conservait un éclat surnaturel. En entendant cette voix, la pauvre mère ouvrit les yeux, rencontra le regard de Luigi, et sourit; mais Luigi jeta un cri d'épouvante : Ginevra était tout à fait changée, à peine la reconnaissait-il. Il lui montra par un geste d'une sauvage énergie l'or qu'il avait à la main. La jeune femme se mit à rire machinalement, et tout à coup elle s'écria d'une voix affreuse : Louis! l'enfant est froid.

Elle regarda son fils et s'évanouit, car le petit Barthélemy était mort. Luigi prit sa femme dans ses bras sans lui ôter l'enfant qu'elle serrait avec une force incompréhensible; et, après l'avoir posée sur le lit, il sortit pour appeler au secours. - O mon Dieu! dit-il à son propriétaire, qu'il rencontra sur l'escalier, j'ai de l'or, et mon enfant est mort de faim, sa mère se meurt, aidez-nous?

Il revint comme un désespéré vers Ginevra, et laissa l'honnête maçon occupé, ainsi que plusieurs voisins, de rassembler tout ce qui pouvait soulager une misère inconnue jusqu'alors, tant les deux Corses l'avaient soigneusement cachée par un sentiment d'orgueil. Luigi avait jeté son or sur le plancher, et s'était agenouillé au chevet du lit où gisait sa femme.-Mon père! s'écriait Ginevra dans son délire, prenez soin de mon fils, qui porte votre nom. O mon ange! calmetoi, lui disait Luigi en l'embrassant, de beaux jours nous attendent. Cette voix et cette caresse lui rendirent quelque tranquillité. O mon Louis! reprit-elle en le regardant avec une attention extraordinaire, écoute-moi bien. Je sens que je meurs. Ma mort est naturelle, je souffrais trop, et puis un bonheur aussi grand que le mien devait se payer. Oui, mon Luigi, console-toi. J'ai été si heureuse, que, si je recommençais à vivre, j'accepterais encore notre destinée. Je suis une mauvaise mère: je te regrette encore plus que je ne regrette mon enfant. Mon enfant! ajouta-t-elle d'un son de voix profond. Deux larmes se détachèrent de ses yeux mourants, et soudain elle pressa le cadavre qu'elle n'avait pu réchauffer. Donne ma chevelure à mon père, en souvenir de sa Ginevra, reprit-elle. Dis-lui bien que je ne fai jamais accusé... Sa tête tomba sur le bras de son époux. - Non, tu ne veux pas mourir! s'écria Luigi, le médecin va venir. Nous avons du pain. Ton père va te recevoir en grâce. La prospérité s'est levée pour nous. Reste avec nous, ange de beauté!

Mais ce cœur fidèle et plein d'amour devenait froid. Ginevra tournait instinctivement les yeux vers celui qu'elle adorait, quoiqu'elle ne fût plus sensible à rien des images confuses s'offraient à son esprit, près de perdre tout souvenir de la terre. Elle savait que Luigi était là, car elle serrait toujours sa main glacée, et semblait vouloir se retenir au-dessus d'un précipice où elle croyait tomber.-Mon ami, ditelle enfin, tu as froid, je vais te réchauffer.

Elle voulut mettre la main de son mari sur son cœur, mais elle expira. Deux médecins, un prêtre, des voisins, entrèrent en ce moment en apportant tout ce qui était nécessaire pour sauver les deux époux et calmer leur désespoir. Ces étrangers firent beaucoup de bruit d'abord; mais quand ils furent entrés, un affreux silence régna dans cette chambre.

Pendant que cette scène avait lieu, Bartholoméo et sa femme étaient assis dans leurs fauteuils antiques, chacun à un coin de la vaste cheminée, dont l'ardent brasier réchauffait à peine l'immense salon de leur hôtel. La pendule marquait minuit. Depuis longtemps le vieux couple avait perdu le sommeil. En ce moment, ils étaient silencieux comme deux vieillards tombés en enfance, et qui regardent tout sans rien voir. Leur salon désert, mais plein de souvenirs pour eux, était faiblement éclairé par une seule lampe près de mourir. Sans les flammes petillantes du foyer, ils eussent été dans une obscurité complète. Un de leurs amis venait de les quitter, et la chaise sur laquelle il s'était assis pendant sa visite se trouvait entre les deux Corses. Piombo avait déjà jeté plus d'un regard sur cette chaise, et ces regards pleins d'idées se succédaient comme des remords, car la chaise vide était celle de Ginevra. Elisa Piombo épiait les expressions qui passaient sur la blanche figure de son mari. Quoiqu'elle fût habituée à deviner les sentiments du Corse d'après les changeantes révolutions de ses traits, ils étaient tour à tour si menaçants et si mélancoliques, qu'elle ne pouvait plus lire dans cette âme incompréhensible.

Bartholomeo succombait-il sous les puissants souvenirs que réveillait cette chaise? était-il choqué de voir qu'elle venait de servir pour la première fois à un étranger depuis le départ de sa fille? l'heure de sa clémence, cette heure si vainement attendue jusqu'alors, avait-elle sonné?

Ces réflexions agitèrent successivement le cœur d'Elisa Piombo. Pendant un instant, la physionomie de son mari devint si terrible, qu'elle trembla d'avoir osé employer une ruse si simple pour faire naître l'occasion de parler de Ginevra. En ce moment, la bise chassa si violemment les flocons de neige sur les persiennes, que les deux vieillards purent en entendre le léger bruissement. La mère de Ginevra baissa la tête pour dérober ses larmes à son mari. Tout à coup un soupir sortit de la poitrine du vieillard, sa femme le regarda, il était abattu; elle hasarda pour la seconde fois, depuis trois ans, à lui parler de sa fille.

Si Ginevra avait froid! s'écria-t-elle doucement. Piombo tressaillit. Elle a peut-être faim, dit elle en continuant. Le Corse laissa échapper une larme. Elle a un enfant et ne peut pas le nourrir, son lait s'est tari, reprit vivement la mère avec l'accent du désespoir. Qu'elle vienne! qu'elle vienne! s'écria Piombo. O mon enfant chérie ! tu m'as vaincu.

La mère se leva comme pour aller chercher sa fille. En ce moment, la porte s'ouvrit avec fracas, et un homme dont le visage n'avait rien d'humain surgit tout à coup devant eux.

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Gravures par les meilleurs
Artistes.

A MADAME

LA COMTESSE LOUISE DE TURHEIM

Comme une marque du souvenir et de l'affectueux-respect de son humble serviteur,

DE BALZAC.

La rue du Tourniquet-SaintJean, naguère une des rues les plus fortuenses et les plus obscures du vieux quartier qui entoure l'hôtel de ville, serpentait le long des petits jardins de la préfecture de Paris et venait aboutir dans la rue du Martroi, précisément à l'angle d'un vieux mur maintenant abattu. En cet endroit se voyait le tourniquet auquel cette rue a dû son nom, et qui ne fut détruit qu'en 1823, lorsque la ville de Paris fit construire, sur l'emplacement d'un jardinet dépendant de l'hôtel de ville, une salle de bal pour la fête donnée au duc d'Angoulême à son retour d'Espagne. La partie la plus large de la rue du Tourn:quet était à son débouché

elles promptement le pied des vieilles maisons qui bordaient cette rue, en entrainant les ordures déposées par chaque ménage au coin des bornes. Les tombereaux ne pouvant point passer par là, les habitants comptaient sur les orages pour nettoyer leur rue toujours boueuse; et comment aurait-elle élé propre? lorsqu'en été le soleil dardait en aplomb ses rayons sur Paris, une nappe d'or, aussi tranchante que la lame d'un sabre, illuminait momentanément les ténèbres de cette rue sans pouvoir sécher l'humidité permanente qui régnait depuis le rez-de-chaussée jusqu'au premier étage de ces maisons noires et silencieuses. Les habitants, qui, au mois de juin, allumaient leurs lampes à cinq heures du soir, ne les éteignaient jamais en hiver. Encore aujourd'hui, si quelque courageux piéton veut aller du Marais sur les quais, en prenant, au bout de la rue du Chaume, les rues de l'Homme-Armé, des Billettes et des Deux-Portes, qui mènent à celle du Tourniquet-Saint-Jean, il croira n'avoir marché que sous des caves. Presque toutes les rues de l'ancien Paris, dont les chroniques out tant vanté la splendeur, ressemblaient à ce dédale humide et

A toute heure du jour les passants apercevaient cette jeune ouvrière....

dans la rue de la Tixeranderie, où elle n'avait que cinq pieds de largeur. Aussi, par les temps pluvieux, des eaux noirâtres baignaient

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100 Paris. Imprimerie Schneider, rue d'Erfurth,3,

sombre où les antiquaires peuvent encore admirer quelques singularités historiques. Ainsi, quand la maison qui occupait le coin formé par les rues du Tourniquet et de la Tixéranderie subsistait, les observateurs y remarquaient les vestiges de deux gros anneaux de fer scellés dans le mur, un reste de ces chaînes que le quartenier faisait jadis tendre tous les soirs pour la sûreté publique. Cette maison, remarquable par son antiquité, avait été bâtie avec des précautions qui attestaient l'insalubrité de ces anciens logis, car, pour assainir le rezde-chaussée, on avait élevé les berceaux de la cave à deux pieds environ au-dessus du sol, ce qui obligeait à monter trois marches pour entrer dans la maison. Le chambranle de la porte bâtarde décrivait un cintre plein, dont la clef était ornée d'une tête de femme et d'arabesques rongés par le temps. Trois fenêtres, dont les appuis se trouvaient à hauteur d'homme, appartenaient à un petit appartement situé dans la partie de ce rez-de-chaussée qui donnait sur la rue du Tourniquet, d'où il tirait son jour. Ces croisées dégradées étaient défendues par de gros barreaux en fer très-espacés et finissant par une saillie ronde semblable à celle qui termine les grilles des bonlangers. Si pendant la journée quelque passant curieux jetait les yeux sur les deux chambres dont se composait cet appartement, il lui était impossible d'y rien voir, car pour découvrir dans la seconde chambre deux lits en serge verte réunis sous la boiserie d'une vieille alcòve, il fallait le soleil du mois de juillet; mais le soir, vers les trois heures, une fois la chandelle allumée, on pouvait apercevoir, à travers la fenêtre de la première pièce, une vieille femme assise sur une escabelle, au coin d'une cheminée où elle autisait un réchaud sur lequel mijotait un de ces ragoûts semblables à ceux que savent faire les portières. Quelques rares ustensiles de cuisine ou de ménage accrochés au fond de cette salle se dessinaient dans le clair-obscur. A cette heure, une vieille table, posée sur un X, mais dénuée de linge, était garnie de quelques couverts d'étain et du plat cuisiné par la vieille. Trois méchantes chaises meublaient cette pièce, qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger. Au-dessus de la cheminée s'élevaient un fragment de miroir, un briquet, trois verres, des allumettes et un grand pot blanc tout ébréché. Le carreau de la chambre, les ustensiles, la cheminée, tout plaisait néanmoins par l'esprit d'ordre et d'économie que respirait cet asile sombre et froid. Le visage påle et ridé de la vieille femme était en harmonie avec l'obscurité de la rue et la rouille de la maison. A la voir au repos, sur sa chaise, on eût dit qu'elle tenait à cette maison comme un colimaçon tient à sa coquille brune; sa figure, où je ne sais quelle vague expression de malice perçait à travers une bonhomie affectée, était couronnée par un bonuet de tulle rond et plat qui cachait assez mal des cheveux blancs; ses grands yeux gris étaient aussi calmes que la rue, et les rides nombreuses de son visage pouvaient se comparer aux crevasses des murs. Soit qu'elle fût née dans la misère, soit qu'elle fût déchue d'une splendeur passée, elle paraissait résignée depuis longtemps à sa triste existence. Depuis le lever du soleil jusqu'au soir, excepté les moments où elle préparait les repas et ceux où, chargée d'un panier, elle s'absentait pour aller chercher les provisions, cette vieille femme demeurait dans l'autre chambre devant la dernière croisée, en face d'une jeune fille. A toute heure du jour les passants apercevaient cette jeune ouvrière, assise dans un vieux fauteuil de velours rouge, le cou penché sur un métier à broder, travaillant avec ardeur. Sa mère avait un tambour vert sur les genoux et s'occupait à faire du tulle; mais ses doigts remuaient péniblement les bobines; sa vue était affaiblie, car son nez sexagénaire portait une paire de ces antiques lunettes qui tiennent sur le bout des narines par la force avec laquelle elles les compriment. Quand venait le soir, ces deux laborieuses créatures plaçaient entre elles une lampe dont la lumière, passant à travers deux globes de verre remplis d'eau, jetait sur leur ouvrage une forte lueur qui permettait à l'une de voir les fils les plus déliés fournis par les bobines de son tambour, et à l'autre les dessins les plus délicats tracés sur l'étoffe qu'elle brodait. La courbure des barreaux avait permis à la jeune fille de mettre sur l'appui de la fenêtre une longue caisse en bois pleine de terre où végétaient des pois de senteur, des capucines, un petit chèvrefeuille malingre et des volubilis dont les tiges mobiles grimpaient autour des barreaux. Ces plantes, presque étiolées, produisaient de pales fleurs, harmonie de plus qui mêlait je ne sais quoi de triste et de doux dans le tableau présenté par cette croisée, dont la baie encadrait bien ces deux figures. A l'aspect fortuit de cet intérieur, le passant le plus égoïste emportait une image complète de la vie que mène à Paris la classe ouvrière, car la brodeuse ne paraissait vivre que de son aiguille. Bien des gens n'atteignaient pas le tourniquet sans s'être demandé comment une jeune fille pouvait conserver des couleurs en vivant dans cette cave. Un étudiant passait-il par là pour regagner le pays latin, sa vive imagination lui faisait déplorer cette vie obscure et végétative, semblable à celle du lierre qui tapisse les froides murailles, ou à celle de ces paysans voués au travail, et qui naissent, labourent, meurent ignorés du monde, qu'ils ont nourri. Un rentier se disait, après avoir examiné la maison avec l'oeil d'un propriétaire : Que deviendront ces deux femmes si la broderie vient à n'être plus de mode? Parmi les gens qu'une place à l'hôtel de ville ou au palais

forçait à passer par cette rue à des heures fixes, soit pour se rendre à leurs affaires, soit pour retourner dans leurs quartiers respectifs, peut-être se trouvait-il quelque cœur charitable. Peut-être un homme veuf on un Adonis de quarante ans, à force de sonder les replis de cette vie malheureuse, comptait-il sur la détresse de la mère et de la fille pour posséder à bon marché l'innocente ouvrière dont les mains agiles et potelées, le cou frais et la peau blanche, attrait dû saus doute à l'habitation de cette rue sans soleil, excitaient son admiration. Peut-être aussi quelque honnête employé à douze cents franes d'appointements, témoin journalier de l'ardeur que cette jeune fille portait au travail, estimateur de ses mœurs pures, attendait-il de l'avancement pour unir une vie obscure à une vie obscure, un labour obstiné à un autre, apportant au moins et un bras d'homme pour son tenir cette existence, et un paisible amour, décoloré comme les fleurs de la croisée. De vagues espérances animaient les yeux ternes et gris de la vieille mère. Le matin, après le plus modeste de tous les déjenners, elle revenait prendre son tambour, plutôt par maintien que par obligation, car elle posait ses lunettes sur une petite travailleuse de bois rougi, aussi vieille qu'elle, et passait en revue, de huit heures et demie à dix heures environ, les gens habitués à traverser la rue; elle recueillait leurs regards, faisait des observations sur leurs démarches, sur leurs toilettes, sur leurs physionomies, et semblait leur marchander sa fille, tant ses yeux babillards essayaient d'établir entre eux de sympathiques affections, par un manége digne des coulisses. On devinait facilement que cette revue était pour elle un spectacle, et peut-être son seul plaisir. La fille levait rarement la tête : la pudeur, ou peut-être le sentiment pénible de sa détresse, semblait retenir sa figure attachée sur le métier; aussi, pour qu'elle montråt aux passants sa mine chiffonnée, sa mère devait-elle avoir poussé quelque exclamation de surprise. L'employé vêtu d'une redingote neuve, ou l'habitué qui se produisait avec une femme à son bras, pouvaient alors voir le nez légèrement retroussé de l'ouvrière, sa petite bouche rose, et ses yeux gris, toujours petillants de vie, malgré ses accablantes fatigues; ses laborieuses insomnies ne se trahissaient guère que par un cercle plus ou moins blanc dessiné sous chacun de ses yeux, sur la peau fraiche de ses pommettes. La pauvre enfant semblait être née pour l'amour et la gaieté, pour l'amour, qui avait peint au-dessus de ses paupières bridées deux arcs parfaits, et qui lui avait donné une si ample forêt de cheveux châtains, qu'elle aurait pu se trouver sous sa chevelure comme sous un pavillon impénétrable à l'œil d'un amant; pour la gaieté, qui agitait ses deux narines mobiles, qui formait deux fossettes dans ses joues fraîches, et lui faisait si vite oublier ses peines; pour la gaieté, cette fleur de l'espérance, qui lui prêtait la force d'apercevoir sans frémir l'aride chemin de sa vie. La tête de la jeune fille était toujours soigneusement peignée. Suivant l'habitude des ouvrières de Paris, sa toilette lui semblait finie quand elle avait lissé ses cheveux et retroussé en deux arcs le petit bouquet qui se jouait de chaque côté des tempes et tranchait sur la blancheur de sa peau. La naissance de sa chevelure avait tant de grâce, la ligue de bistre nettement dessinée sur son cou donnait une si charmante idée de sa jeunesse et de ses attraits, que l'observateur, en la voyant penchée sur son ouvrage, sans que le bruit lui fit relever la tête, devait l'accuser de coquetterie. De si séduisantes promesses excitaient la curiosité de plus d'un jeune homme, qui se retournait en vain dans l'espérance de voir ce modeste visage.

- Caroline, nous avons un habitué de plus, et aucun de nos anciens ne le vaut.

Ces paroles, prononcées à voix basse par la mère dans une matinée du mois d'août 1815, avaient vaincu l'indifférence de la jeune ouvrière, qui regarda vainement dans la rue : l'inconnu était déjà loin. Par où s'est-il envolé ? demanda-t-elle. Il reviendra sans doute à quatre heures, je le verrai venir, et t'avertirai en te poussant le pied. Je suis sûre qu'il repassera, voici trois jours qu'il prend par notre rue; mais il est inexact dans ses heures : le premier jour il est arrivé à six heures, avant-hier à quatre, et hier à trois. Je me souviens de l'avoir vu autrefois de temps à autre. C'est quelque employé de la préfecture qui aura changé d'appartement dans le Marais. Tiens, ajouta-t-elle après avoir jeté un coup d'œil dans la rue, notre monsieur à l'habit marron a pris perruque. Comme cela le change! Le monsieur à l'habit marron devait être celui des habitués qui fermait la procession quotidienne, car la vieille mère remit ses lunet tes, reprit son ouvrage en poussant un soupir et jeta sur sa fille un si singulier regard, qu'il eût été difficile à Lavater lui-même de l'analy ser. L'admiration, la reconnaissance, une sorte d'espérance pour un meilleur avenir, se mêlaient à l'orgueil de posséder une fille si jolie. Le soir, sur les quatre heures, la vieille poussa le pied de Caroline, qui leva le nez assez à temps pour voir le nouvel acteur dont le pas sage périodique allait animer la scène. Grand, mince, pale ei vètù de noir, cet homme paraissait avoir quarante ans environ, et sa démar che avait quelque chose de solennel. Quand son œil fauve et perçant rencontra le regard terni de la vieille, il la fit trembler; elle crut sapercevoir qu'il savait lire au fond des cœurs. L'inconnu se tenait trèsdroit, et son abord devait être aussi glacial que l'était l'air de cette rue; le teint terreux et verdàtre de soi visage était-il le résultat de

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