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pas continuer le sot métier de soupirant. Il s'était accoutumé à sa position. Le poëte, qui avait si timidement pris une chaise dans le boudoir sacré de la reine d'Angoulême, s'était métamorphosé en amoureux exigeant. Six mois avaient suffi pour qu'il se crût l'égal de Louise, et il voulait alors en être le maître. Il partit de chez lui, se promettant d'être très-déraisonnable, de mettre sa vie en jeu, d'employer toutes les ressources d'une éloquence enflammée, de dire qu'il avait la tête perdue, qu'il était incapable d'avoir une pensée ni d'écrire une ligne. Il existe chez certaines femmes une horreur des partis pris qui fait honneur à leur délicatesse, elles aiment à céder à l'entraînement, et non à des conventions. Généralement, personne ne veut d'un plaisir imposé. Madame de Bargeton remarqua sur le front de Lucien, dans ses yeux, dans sa physionomie et dans ses manières, cet air agité qui trahit une résolution arrêtée: elle se proposa de la déjouer, un peu par esprit de contradiction, mais aussi par une noble entente de l'amour. En femme exagérée, elle s'exagérait la valeur de sa personne. A ses yeux, madame de Bargeton était une souveraine, une Béatrix, une Laure. Elle s'asseyait, comme au moyen âge, sous le dais du tournoi littéraire, et Lucien devait la mériter après plusieurs victoires, il avait à effacer l'enfant sublime, Lamartine, Walter Scott, Byron. La noble créature considérait son amour comme un principe généreux : les désirs qu'elle inspirait à Lucien devaient être une cause de gloire pour lui. Ce donquichottisme féminin est un sentiment qui donne à l'amour une consécration respectable, elle l'utilise, elle l'agrandit, elle l'honore. Obstinée à jouer le rôle de Dulcinée dans la vie de Lucien pendant sept à huit ans, madame de Bargeton voulait, comme beaucoup de femmes de province, faire acheter sa personne par une espèce de servage, par un temps de constance qui lui permit de juger son ami.

Quand Lucien eut engagé la lutte par une de ces fortes bouderies dont se rient les femmes encore libres d'elles-mêmes, et qui n'attristent que les femmes aimées, Louise prit un air digne, et commença l'un de ses longs discours bardés de mots pompeux.

- Est-ce là ce que vous m'aviez promis, Lucien? dit-elle en finissant. Ne mettez pas dans un présent si doux des remords qui, plus tard, empoisonneraient ma vie. Ne gâtez pas l'avenir ! Et je le dis avec orgueil, ne gâtez pas le présent! N'avez-vous pas tout mon cœur? Que vous faut-il done? votre amour se laisserait-il influencer par les sens, tandis que le plus beau privilége d'une femme aimée est de leur imposer silence? Pour qui me prenez-vous done? ne suis-je donc plus votre Béatrix? Si je ne suis pas pour vous quelque chose de plus qu'une femme, je suis moins qu'une femme.

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- Vous ne m'avez jamais aimé! s'écria-t-il.

Vous ne croyez pas ce que vous dites, répondit-elle, flattée de cette violence.

-Prouvez-moi donc que vous êtes à moi, dit Lucien échevelé. En ce moment, Stanislas arriva sans être entendu, vit Lucien à demi renversé, les larmes aux yeux et la tête appuyée sur les genoux de Louise. Satisfait de ce tableau, suffisamment suspect, Stanislas se replia brusquement sur du Châtelet, qui se tenait à la porte du salon. Madame de Bargeton s'élança vivement, mais elle n'atteignit pas les deux espions, qui s'étaient précipitamment retirés commie des gens importuns.

- Qui donc est venu? demanda-t-elle à ses gens.

MM. de Chandour et du Châtelet, répondit Gentil, son vieux valet de chambre.

Elle rentra dans son boudoir påle et tremblante.

S'ils vous ont vu ainsi, je suis perdue, dit-elle à Lucien.
Tant mieux s'écria le poëte.

Elle sourit à ce cri d'égoïsme plein d'amour. En province, une semblable aventure s'aggrave par la manière dont elle se raconte. En un moment, chacun sut que Lucien avait été surpris aux genoux de Naïs. M. de Chandour, heureux de l'importance que lui donnait cette affaire, alla d'abord raconter le grand événement au cercle, puis de maison en maison. Du Châtelet s'empressa de dire partout qu'il n'avait rien vu; mais en se mettant ainsi en dehors du fait, il excitait Sta

nislas à parler, il lui faisait enchérir sur les détails; et Stanislas, se trouvant spirituel, en ajoutait de nouveaux à chaque récit. Le soir, là société afflua chez Amélie; car le soir les versions les plus exagérées circulaient dans l'Angoulême noble, où chaque narrateur avait imité Stanislas. Femmes et hommes étaient impatients de connaître la vérité. Les femmes qui se voilaient la face en criant le plus au scandale, à la perversité, étaient précisément Amélie, Zéphirine, Fitine, Lolotte, qui toutes étaient plus ou moins grevées de bonheurs illicites. Le cruel thème se variait sur tous les tons.

Eh bien! disait l'une, cette pauvre Naïs, vous savez? Moi, je ne le crois pas, elle a devant elle toute une vie irréprochable; elle est beaucoup trop fière pour être autre chose que la protectrice de M. Chardon. Mais, si cela est, je la plains de tout mon cœur.

Elle est d'autant plus à plaindre, qu'elle se donne un ridicule affreux; car elle pourrait être la mère de M. Lulu, comme l'appelait Jacques. Ce poétriau a tout au plus vingt-deux ans, et Naïs, entre nous soit dit, a bien quarante ans.

Moi, disait Châtelet, je trouve que la situation même dans laquelle était M. de Rubempré prouve l'innocence de Naïs. On ne se met pas à genoux pour redemander ce qu'on a déjà eu.

C'est selon dit Francis d'un air égrillard qui lui valut de Zéphirine une œillade improbative.

Mais, dites-nous donc bien ce qui en est, demandait-on à Stanislas, en se formant en comité secret dans un coin du salon. Stanislas avait fini par composer un petit conte plein de gravelures, et l'accompagnait de gestes et de poses qui incriminaient prodigieusement la chose.

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C'est incroyable! répétait-on.

A midi, disait l'une.

Naïs aurait été la dernière que j'eusse soupçonnée.
Que va-t-elle faire?

Puis des commentaires, des suppositions infinies!... Du Châtelet défendait madame de Bargeton; mais il la défendait si maladroitement qu'il attisait le feu du commérage au lieu de l'éteindre. Lili, désolée de la chute du plus bel ange de l'olympe angoumoisin, alla tout en pleurs colporter la nouvelle à l'évêché. Quand la ville entière fut bien certainement en rumeur, l'heureux du Châtelet alla chez madame de Bargeton, où il n'y avait, hélas! qu'une seule table de whist; il demanda diplomatiquement à Naïs d'aller causer avec elle dans son boudoir. Tous deux s'assirent sur le petit canapé.

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Eh bien! reprit-il, je suis trop votre ami pour vous le laisser ignorer. Je dois vous mettre à même de faire cesser des calomnies sans doute inventées par Amélie, qui a l'outrecuidance de se croire votre rivale. Je venais ce matin vous voir avec ce singe de Stanislas, qui me précédait de quelques pas, lorsqu'en arrivant là, dit-il en montrant la porte du boudoir, il prétend vous avoir vue avec M. de Rubempré dans une situation qui ne lui permettait pas d'entrer; il est revenu sur moi tout effaré en m'entraînant, sans me laisser le temps de me reconnaître; et nous étions à Beaulieu quand il me dit la raison de sa retraite. Si je l'avais connue, je n'aurais pas bougé de chez vous, afin d'éclaircir cette affaire à votre avantage; mais revenir chez vous après en être sorti ne prouvait plus rien. Maintenant, que Stanislas ait vu de travers, ou qu'il ait raison, il doit avoir tort. Chère Naïs, ne laissez pas jouer votre vie, votre honneur, votre avenir par un sot; imposez-lui silence à l'instant. Vous connaissez ma situation ici. Quoique j'y aie besoin de tout le monde, je vous suis entièrement dévoué. Disposez d'une vie qui vous appartient. Quoique vous ayez repoussé mes vœux, mon cœur sera toujours à vous, et, en toute occasion, je vous prouverai combien je vous aime. Oui, je veillerai sur vous comme un fidèle serviteur, sans espoir de réconipense, uniquement pour le plaisir que je trouve à vous servir, mème à votre insu. Ce matin, j'ai partout dit que j'étais à la porte du salon et que je n'avais rien vu. Si l'on vous demande qui vous a instruite des propos tenus sur vous, servez-vous de moi. Je serais bien glorieux d'être votre défenseur avoué; mais, entre nous, M. de Bargeton est le seul qui puisse demander raison à Stanislas... Quand ce petit Rubempré aurait fait quelque folie, l'honneur d'une femme ne saurait être à la merci du premier étourdi qui se met à ses pieds. Voilà ce que j'ai dit.

Naïs remercia du Châtelet par une inclination de tête, et demeura pensive. Elle était fatiguée, jusqu'au dégoût, de la vie de province. Au premier mot de du Châtelet, elle avait jeté les yeux sur Paris. Le silence de madame de Bargeton mettait son savant adorateur dans une situation gênante.

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Monsieur, lui dit-elle, j'ai peut-être eu tort de mettre dans mes soins protecteurs envers M. de Rubempré une chaleur aussi mal comprise par les soltes gens de cette ville que par lui-même. Ce matin, Lucien s'est jeté à mes pieds, là, en me faisant une déclaration d'amour. Stanislas est entré dans le moment où je relevais cet enfant. Au mépris des devoirs que la courtoisie impose à un gentilhomme envers une femme, en toute espèce de circonstance, il a prétendu m'avoir surprise dans une situation équivoque avec ce garçon, que je traitais alors comme il le mérite. Si ce jeune écervele savait les calomnies auxquelles sa folie donne lieu, je le connais, il irait insulter Stanislas et le forcerait à se battre. Cette action serait comme un aveu public de son amour. Je n'ai pas besoin de vous dire que votre femme est pure; mais vous penserez qu'il y a quelque chose de déshonorant pour vous et pour moi à ce que ce soit M. de Rubempré qui la défende. Allez à l'instant chez Stanislas, et demandez-lui sérieusement raison des insultants propos qu'il a tenus sur moi; songez que vous ne devez pas souffrir que l'affaire s'arrange, à moins qu'il ne se rétracte en présence de témoins nombreux et importants. Vous conquerrez ainsi l'estime de tous les honnêtes gens; vous vous conduirez en homme d'esprit, en galant homme, et vous aurez des droits à mon estime. Je vais faire partir Gentil à cheval pour l'Escarbas, mon père doit être votre témoin; malgré son âge, je le sais homme à fouler aux pieds cette poupée qui noircit la réputation d'une Negrepelisse. Vous avez le choix des armes, battez-vous au pistolet, vous tirez à merveille.

— J'y vais, reprit M. de Bargeton, qui prit sa canne et son chapeau.

Bien! mon ami, dit sa femme émuc; voilà comme j'aime les hommes. Vous êtes un gentilhomme.

Elle lui présenta son front à baiser, que le vieillard baisa tout heureux et fier. Cette femme, qui portait une espèce de sentiment maternel à ce grand enfant, ne put réprimer une larme en entendant retentir la porte cochère quand elle se referma sur lui.

- Comme il m'aime! se dit-elle. Le pauvre homme tient à la vie, et cependant il la perdrait sans regret pour moi.

M. de Bargeton ne s'inquiétait pas d'avoir à s'aligner le lendemain devant un homme, à regarder froidement la bouche d'un pistolet dirigé sur lui; non, il n'était embarrassé que d'une seule chose, et il en frémissait tout en allant chez M. de Chandour.—Que vais-je dire? pensait-il. Naïs aurait bien dû me faire un thème ! Et il se creusait la cervelle afin de formuler quelques phrases qui ne fussent point ridicules.

Mais les gens qui vivent, comme vivait M. de Bargeton, dans un silence imposé par l'étroitesse de leur esprit et leur peu de portée, ont, dans les grandes circonstances de la vie, une solennité toute faite. Parlant peu, il leur échappe naturellement peu de sottises; puis, réfléchissant beaucoup à ce qu'ils doivent dire, leur extrême défiance d'eux-mêmes les porte à si bien étudier leurs discours, qu'ils s'expriment à merveille par un phénomène pareil à celui qui délia la langue à l'ànesse de Balaam. Aussi M. de Bargeton se comporta-t-il comme un homme supérieur. Il justifia l'opinion de ceux qui le regardaient comme un philosophe de l'école de Pythagore. Il entra chez Stanislas à onze heures du soir, et y trouva nombreuse compagnie. Il alla saluer silencieusement Amélie, et offrit à chacun son niais sourire, qui, dans les circonstances présentes, parut profondément ironique. Il se fit alors un grand silence, comme dans la nature à l'approche d'un orage. Châtelet, qui était revenu, regarda tour à tour d'une façon très-significative M. de Bargeton et Stanislas, que le mari offensé aborda poliment.

Du Châtelet comprit le sens d'une visite faite à une heure où ce

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Durant le chemin, M. de Bargeton avait ruminé ce discours, le plus long qu'il eût fait en sa vie, il le dit sans passion et de l'air le plus simple du monde. Stanislas pålit et se dit en lui-même : Qu'ai-je vu, après tout? Mais, entre la honte de démentir ses propos devant toute la ville, en présence de ce muet qui paraissait ne pas vouloir entendre raillerie, et la peur, la hideuse peur qui lui serrait le cou de ses mains brûlantes, il choisit le péril le plus éloigné.

C'est bien! A demain, dit-il à M. de Bargeton en pensant que l'affaire pourrait s'arranger.

Les trois hommes rentrèrent, et chacun étudia leur physionomie : du Châtelet souriait, M. de Bargeton était absolument comme s'il se trouvait chez lui; mais Stanislas se montra blème. A cet aspect quel ques femmes devinèrent l'objet de la conférence. Ces mots : Ils se battent! circulèrent d'oreille en oreille. La moitié de l'assemblée pensa que Stanislas avait tort, sa pâleur et sa contenance accusaient un mensonge; l'autre moitié admira la tenue de M. de Bargeton. Du Châtelet fit le grave et le mystérieux. Après être resté quelques instants à examiner les visages, M. de Bargeton se retira.

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Bah! vous les mettrez à vingt pas, et ils se manqueront si vous prenez des pistolets de cavalerie, dit Francis à Châtelet.

Quand tout le monde fut parti, Châtelet rassura Stanislas et sa femme en leur expliquant que tout irait bien, et que dans un duel entre un homme de soixante ans et un homme de trente-six, celui-ci avait tout l'avantage.

Le lendemain matin, au moment où Lucien déjeunait avec David, qui était revenu de Marsac sans son père, madame Chardon entra tout effarée.

- Eh bien! Lucien, sais-tu la nouvelle dont on parle jusque dans le marché? M. de Bargeton a presque tué M. de Chandour, ce matin à cinq heures, dans le pré de M. Tulloye, un nom qui donne lieu à des calembours. Il paraît que M. de Chandour a dit hier qu'il l'avait surpris avec madame de Bargeton.

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venu dès trois heures du matin pour assister M. de Bargeton; il a dit à M. de Chandour que, s'il arrivait malheur à son gendre, il se chargeait de le venger. Un officier du régiment de cavalerie a prêté ses pistolets, ils ont été essayés à plusieurs reprises par M. de Negrepelisse. M. du Châtelet voulait s'opposer à ce qu'où exercat les pistolets; mais l'officier que l'on avait pris pour arbitre a dit qu'à moins de se conduire comme des enfants, on devait se servir d'armes en état. Les témoins ont placé les deux adversaires à vingt-cinq pas l'un de l'autre. M. de Bargeton, qui était là comme s'il se promenait, a tiré le premier, et logé une balle dans le coù de M. de Chandour, qui est tombé sans pouvoir riposter. Le chirurgien de l'hôpital a déclaré tout à l'heure que M. de Chandour aura le cou de travers pour le reste de ses jours. Je suis venue te dire l'issue de ce duel pour que tu n'ailles pas chez madame de Bargeton, ou que tu ne te montres pas dans Angoulême, car quelques amis de M. de Chandour pourraient te pro

voquer.

En ce moment, Gentil, le valet de chambre de M. de Bargeton, entra conduit par l'apprenti de l'imprimerie, et remit à Lucien une lettre de Louise.

« Vous avez sans doute appris, mon ami, l'issue du duel entre Chandour et mon mari. Nous ne recevrons personne aujourd'hui ; soyez prudent, ne vous montrez pas, je vous le demande au nom de l'affection que vous avez pour moi. Ne trouvez-vous pas que le meil leur emploi de cette triste journée est de venir écouter votre Béatrix, dont la vie est toute changée par cet événement, et qui a mille choses à vous dire. »

Heureusement, dit David, mon mariage est arrêté pour aprèsdemain; tu auras une occasion d'aller moins souvent chez madame de Bargeton.

-Cher David, répondit Lucien, elle me demande de venir la voir aujourd'hui; je crois qu'il faut lui obéir, elle saura mieux que nous comment je dois me conduire dans les circonstances actuelles.

- Tout est donc prêt ici? demanda madame Chardon.

- Venez voir, s'écria David, heureux de montrer la transformation qu'avait subie l'appartement du premier étage, où tout était frais et neuf.

Là respirait ce doux esprit qui règne dans les jeunes ménages, où les fleurs d'oranger, le voile de la mariée, couronnent encore la vie intérieure, où le printemps de l'amour se reflète dans les choses, où tout est blanc, propre et fleuri.

Eve sera comme une princesse, dit la mère; mais vous avez dépensé trop d'argent, vous avez fait des folies!

David sourit sans rien répondre, car madame Chardon avait mis le doigt dans le vif d'une plaie secrète qui faisait cruellement souffrir le pauvre amant ses prévisions avaient été si grandement dépassées par l'exécution, qu'il lui était impossible de batir au-dessus de l'appentis. Sa belle-mère ne pouvait avoir de longiemps l'appartement qu'il voulait lui donner. Les esprits généreux éprouvent les plus vives donleurs de manquer à ces sortes de promesses qui sont, en quelque sorte, les petites vanités de la tendresse. David cachait soigneusement sa gêne, afin de ménager le cœur de Lucien, qui aurait pu se trouver accablé des sacrifices faits pour lui.

-Eve et ses amis ont bien travaillé de leur côté, disait madame Chardon. Le trousseau, le linge de ménage, tout est prêt. Ces demoiselles l'aiment tant, qu'elles lui ont, sans qu'elle en sût rien, couvert les matelas en futaine blanche, bordée de lisérés roses. C'est joli! ça doune envie de se marier.

La mère et la fille avaient employé toutes leurs économies à fournir la maison de David des choses auxquelles ne pensent jamais les jeunes gens. En sachant combien il déployait de luxe, car il était question d'un service de porcelaine demandé à Limoges, elles avaient taché de mettre de l'harmonie entre les choses qu'elles apportaient et celles que s'achetait David. Cette petite lutte d'amour et de générosité devait amener les deux époux à se trouver gênés dès le commencement de leur mariage, au milieu de tous les symptômes d'une aisance bourgeoise, qui pouvait passer pour du luxe dans une ville arriérée comme l'était alors Angoulême.

Au moment où Lucien vit sa mère et David passant dans la chambre à coucher, dont la tenture bleue et blanche, dont le joli mobilier Jui étaient connus, il s'esquiva chez madame de Bargeton. Il trouva Nais déjeunant avec son mari, qui, mis en appétit par sa promenade matinale, mangeait sans aucun souci de ce qui s'était passé. Le vieux gentilhomme campagnard, M. de Negrepelisse, cette imposante figure, reste de la vieille noblesse française, était auprès de sa fille. Quand Gentil eut annoncé M. de Rubempre, le vieillard à tête blanche lui jeta le regard inquisitif d'un père empressé de juger l'homme que sa fille a distingué. L'excessive beauté de Lucien le frappa si vivement, qu'il ne put retenir un regard d'approbation; mais il semblait voir

dans la liaison de sa fille une amourette plutôt qu'une passion, un caprice plutôt qu'une passion durable. Le déjeuner finissait, Louise put se lever, laisser son pere et M. de Bargeton, en faisant signe à Lucien de la suivre.

- Mon ami, dit-elle d'un son de voix triste et joyeux en même temps, je vais à Paris, et mon père emmène Bargeton à l'Escarbas, où il restera pendant mon absence. Madame d'Espard, une demoiselle de Blamont-Chauvry, à qui nous sommes alliés par les d'Espard, les aînés de la famille des Nègrepelisse, est en ce moment très-influente par elle-même et par ses parents. Si elle daigne nous reconnaître, je veux la cultiver beaucoup elle peut nous obtenir, par son crédit, une place pour Bargeton. Mes sollicitations pourront le faire désirer par la cour pour député de la Charente, ce qui aidera sa nomination ici. La députation pourra plus tard favoriser mes démarches à Paris. C'est toi, mon enfant chéri, qui m'as inspiré ce changement d'exis tence. Le duel de ce matin me force à fermer ma maison pour quel que temps, car il y aura des gens qui prendront parti pour les Chandour contre nous. Dans la situation où nous sommes, et dans une petite ville, une absence est toujours nécessaire pour laisser aux haines le temps de s'assoupir. Mais ou je réussirai et ne reverrai plus Augoulême, ou je ne réussirai pas et veux attendre à Paris le moment où je pourrai passer tous les étés à l'Escarbas et les hivers à Paris. C'est la seule vie d'une femme comme il faut, j'ai trop tardé à la prendre. La journée suffira pour tous nos préparatifs, je partirai demain dans la nuit, et vous m'accompagnerez, n'est-ce pas ? Vous irez en avant. Entre Mansle et Ruffec je vous prendrai dans ma voiture, et nous serons bientôt à Paris. Là, cher, est la vie de gens supérieurs. On ne se trouve à l'aise qu'avec ses pairs, partout ailleurs on souffre. D'ailleurs, Paris, capitale du monde intellectuel, est le théâtre de vos succès! franchissez promptement l'espace qui vous en sépare! Ne laissez pas vos idées se raucir en province, communiquez promp tement avec les grands hommes qui représenteront le dix-neuvième siècle. Rapprochez-vous de la cour et du pouvoir. Ni les distinctions ni les dignités ne viennent trouver le talent qui s'étiole dans une petite ville. Nommez-moi d'ailleurs les belles œuvres exécutées en province. Voyez au contraire le sublime et pauvre Jean-Jacques invinciblement attiré par ce soleil moral qui crée les] gloires en réchauffaut les esprits par le frottement des rivalités. Ne devez-vous pas vous hater de prendre votre place dans la pléiade qui se produit à chaque époque? Vous ne sauriez croire combien il est utile à un jeune talent d'être mis en lumiere par la haute société. Je vous ferai recevoir chez madame d'Espard; personne n'a facilement l'entrée de son salon, où vous trouverez tous les grands personnages, les ministres, les ambassadeurs, les orateurs de la Chambre, les pairs les plus influents, des gens riches ou célèbres. Il faudrait être bien maladroit pour ne pas exciter leur intérêt, quand on est beau, jeune et plein de genic. Les grands talents n'ont pas de petitesse, ils vous préteroat leur appui. Quand on vous saura haut placé, vos œuvres acquerront une immense valeur. Pour les artistes, le grand problème à résoudre est de se mettre en vue. Il se rencontrera donc là pour vous mille occasions de fortune, des sinécures, une pension sur la cassette. Les Bourbons aiment taut à favoriser les lettres et les arts! aussi soyez à la fois poëte religieux et poëte royaliste. Non-seulement ce sera bien. mais vous ferez fortune. Est-ce l'opposition, est-ce le libéralisme, qui donne les places, les récompenses, et qui fait la fortune des écrivains? Ainsi prenez la bonne route et venez là où vont tous les hommes de génie. Vous avez mon secret, gardez le plus profond silence, et disposez-vous à me suivre. Ne le voulez-vons pas? ajouta-t-elle, étonnée de la silencieuse attitude de son amant.

Lucien, hébété par le rapide coup d'œil qu'il jeta sur Paris, en entendant ces séduisantes paroles, crut n'avoir jusqu'alors joui que de la moitié de son cerveau; il lui sembla que l'autre moitié se décou vrait, tant ses idées s'agrandirent il se vit dans Angoulême comme une grenouille sous sa pierre au fond d'un marécage. Paris et ses splendeurs, Paris, qui se produit dans toutes les imaginations de province comme un eldorado, lui apparut avec sa robe d'or, la tête ceinte de pierreries royales, les bras ouverts aux talents. Les gens illustres allaient lui donner l'accolade fraternelle. Là tout souriait au génie. Là ni gentillàtres jaloux qui lançassent des mots piquants pour humilier l'écrivain, ni sotte indifférence pour la poésie. De là jaillissaient les œuvres des poètes, là elles étaient payées et mises en lumière. Apres avoir lu les premières pages de l'Archer de Charles IX, les libraires ouvriraient leurs caisses et lui diraient: Combien voulez-vous? li comprenait d'ailleurs qu'après un voyage où ils seraient mariés par les circonstances, madame de Bargeton serait à lui tout entière, qu'is vivraient ensemble.

A ces mots :- Ne le voulez-vous pas? il répondit par une larme, saisit Louise par la taille, la serra sur son cœur et lui marbra le con par de violents baisers. Puis il s'arrêta tout à coup comme frappé par un souvenir, et s'écria: Mon Dieu! ma sœur se marie après

demain.

Ce cri fut le dernier soupir de l'enfant noble et pur. Les liens si

puissants qui attachent les jeunes coeurs à leur famille, à leur premier ami, à tous les sentiments primitifs, allaient recevoir un terrible coup de hache.

- Eh bien! s'écria l'altière Nègrepelisse, qu'a de commun le mariage de votre sœur et la marche de notre amour? tenez-vous tant à être le coryphée de cette noce de bourgeois et d'ouvriers, que vous ne puissiez m'en sacrifier les nobles joies? le beau sacrifice! dit-elle avec mépris. J'ai envoyé ce matin mon mari se battre à cause de vous! Allez, monsieur, quittez-moi! je me suis trompée.

Elle tomba pâmée sur son canapé. Lucien l'y suivit en demandant pardon, en maudissant sa famille, David et sa sœur.

Je croyais tant en vous! dit-elle. M. de Cante-Croix avait une mère qu'il idolâtrait, mais pour obtenir une lettre où je lui disais : « Je suis contente! » il est mort au milieu du feu. Et vous, quand il s'agit de voyager avec moi, vous ne savez point renoncer à un repas de noces!

Lucien voulut se tuer, et son désespoir fut si vrai, si profond, que Louise pardonna, mais en faisant sentir à Lucien qu'il aurait à racheter cette faute.

-Allez donc, dit-elle enfin, soyez discret, et trouvez-vous demain soir à minuit à une centaine de pas après Mansle.

Lucien sentit la terre petite sous ses pieds, il revint chez David suivi de ses espérances comme Oreste l'était par ses furies, car il entrevoyait mille difficultés qui se comprenaient toutes dans ce mot terrible: --Et de l'argent? La perspicacité de David l'épouvantait si fort, qu'il s'enferma dans son joli cabinet pour se remettre de l'étourdissement que lui causait sa nouvelle position. Il fallait done quitter cet appartement si chèrement établi, rendre inutiles taut de sacrifices. Lucien pensa que sa mère pourrait loger là, David économiserait ainsi la coûteuse bâtisse qu'il avait projeté de faire au fond de la cour. Ce départ devait arranger sa famille, il trouva mille raisons péremptoires à sa fuite, car il n'y a rien de jésuite comme un désir. Aussitôt il courut à l'Houmeau, chez sa sœur, pour lui apprendre sa nouvelle destinée et se concerter avec elle. En arrivant devant la boutique de Postel, il pensa que, s'il n'y avait pas d'autre moyen, il emprunterait au successeur de son père la somme nécessaire à son séjour durant un an. -Si je vis avec Louise, un écu par jour sera pour moi comme une fortune, et cela ne fait que mille francs pour un an, se dit-il. Or, dans six mois, je serai riche!

Eve et sa mère entendirent, sous la promesse d'un profond secret, les confidences de Lucien. Toutes deux pleurèrent en écoutant l'ambitieux; et, quand il voulut savoir la cause de ce chagrin, elles lui apprirent que tout ce qu'elles possédaient avait été absorbé par le linge de table et de maison, par le trousseau d'Eve, par une multitude d'acquisitions auxquelles n'avait pas pensé David, et qu'elles étaient heureuses d'avoir faites, car l'imprimeur reconnaissait à Eve une dot de dix mille francs. Lucien leur fit alors part de son idée d'emprunt, et madame Chardon se chargea d'aller demander à M. Postel mille francs pour un an.

- Mais, Lucien, dit Eve avec un serrement de cœur, tu n'assisteras donc pas à mon mariage? Oh! reviens, j'attendrai quelques jours. Elle te laissera bien revenir ici dans une quinzaine, une fois que tu l'auras accompagnée! Elle nous accordera bien huit jours, à nous qui t'avons élevé pour elle! Notre union tournera mal si tu n'y es pas... Mais auras-tu assez de mille francs? dit-elle en s'interrompant tout à coup. Quoique ton habit t'aille divinement, tu n'en as qu'un! Tu n'as que deux chemises fines, et les six autres sont en grosse toile. Tu n'as que trois cravates de batiste, les trois autres sont en jaconas commun; et puis tes mouchoirs ne sont pas beaux. Trouveras-tu dans Paris une sœur pour te blanchir ton linge dans la journée où tu en auras besoin? il t'en faut bien davantage. Tu n'as qu'un pantalon de nankin fait cette année, ceux de l'année dernière te sont justes, il faudra donc te faire habiller à Paris; les prix de Paris ne sont pas ceux d'Angoulême. Tu n'as que deux gilets blancs de mettables, j'ai déjà raccommodé les autres. Tiens, je te conseille d'emporter deux mille francs.

En ce moment David, qui entrait, parut avoir entendu ces deux derniers mots, car il examina le frère et la sœur en gardant le silence.

Ne me cachez rien, dit-il.

Eh bien! s'écria Eve, il part avec elle.

Postel, dit madame Chardon en entrant sans voir David, consent à prêter les mille francs, mais pour six mois seulement, et il vent une lettre de change de toi, acceptée par ton beau-frère, car il dit que tu n'offres aucune garantie.

La mère se retourna, vit son gendre, et ces quatre personnes gardèrent un profond silence. La famille Chardon sentait combien elle

avait abusé de David. Tous étaient honteux. Une larme roula dans les yeux de l'imprimeur.

- Tu ne seras donc pas à mon mariage? dit-il, tu ne resteras done pas avec nous? Et moi qui ai dissipé tout ce que j'avais! Ah! Lucien, moi qui apportais à Eve ses pauvres petits bijoux de mariée, je ne savais pas, dit-il en essuyant ses yeux et tirant des écrins de sa poche, avoir à regretter de les avoir achetés.

Il posa plusieurs boîtes couvertes en maroquin sur la table, devant sa belle-mère.

-

Pourquoi pensez-vous tant à moi? dit Eve avec un sourire d'ange qui corrigeait sa parole.

Chère maman, dit l'imprimeur, allez dire à M. Postel que je consens à donner ma signature, car je vois sur ta figure, Lucien, que tu es bien décidé à partir.

Lucien inclina mollement et tristement la tête en ajoutant un moment après: Ne me jugez pas mal, mes anges aimés. Il prit Eve et David, les embrassa, les rapprocha de lui, les serra en disant : Attendez les résultats, et vous saurez combien je vous aime. David, à quoi servirait notre hauteur de pensée, si elle ne nous permettait pas de faire abstraction des petites cérémonies dans lesquelles les lois entortillent les sentiments? Malgré la distance, mon âme ne sera-t-elle pas ici? la pensée ne nous réunira-t-elle pas? N'ai-je pas une destinée à accomplir? Les libraires viendront-ils chercher ici mon Archer de Charles IX, et les Marguerites? Un peu plus tôt, un peu plus tard, ne faut-il pas toujours faire ce que je fais aujourd'hui? puis-je jamais rencontrer des circonstances plus favorables? N'est-ce pas toute ma fortune, que d'entrer pour mon début à Paris dans le salon de la marquise d'Espard?

- Il a raison, dit Eve. Vous-même ne me disiez-vous pas qu'il devait aller promptement à Paris?

David prit Eve par la main, l'emmena dans cet étroit cabinet où elle dormait depuis sept années, et lui dit à l'oreille: Il a besoin de deux mille francs, disais-tu, mon amour? Postel n'en prète que mille.

Eve regarda son prétendu par un regard affreux qui disait toutes ses souffrances.

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Ecoute, mon Eve adorée, nous allons mal commencer la vie. Oui, mes dépenses ont absorbé tout ce que je possédais. Il ue me reste que deux mille francs, et la moitié est indispensable pour faire aller l'imprimerie. Donner mille francs à ton frère, c'est donner notre pain, compromettre notre tranquillité. Si j'étais seul, je sais ce que je ferais; mais nous sommes deux. Décide.

Eve, éperdue, se jeta dans les bras de son amant, le baisa tendrement et lui dit à l'oreille, tout en pleurs :- Fais comme si tu étais seul, je travaillerai pour regagner cette somme.

Malgré le plus ardent baiser que deux fiancés aient jamais échangé, David laissa Eve abattue, et revint trouver Lucien.

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Ne te chagrine pas, lui dit-il, tu auras tes deux mille francs.

Allez voir Postel. dit madame Chardon, car vous devez signer tous deux le papier.

Quand les deux amis remontèrent, ils surprirent Eve et sa mère à genoux, qui priaient Dieu. Si elles savaient combien d'espérances le retour devait réaliser, elles sentaient en ce moment tout ce qu'elles perdaient dans cet adieu; car elles trouvaient le bonheur à venir payé trop cher par une absence qui allait briser leur vie et les jeter dans mille craintes sur les destinées de Lucien.

Si jamais tu oubliais cette scène, dit David à l'oreille de Lucien, tu serais le dernier des hommes.

L'imprimeur jugea sans doute ces graves paroles nécessaires, l'influence de madame de Bargeton ne l'épouvantait pas moins que la funeste mobilité de caractère, qui pouvait tout aussi bien jeter Lucien dans une mauvaise comme dans une bonne voie. Eve eut bientôt fait le paquet de Lucien. Ce Fernand Cortès littéraire emportait peu de chose. Il garda sur lui sa meilleure redingote, son meilleur gilet et l'une de ses deux chemises fines. Tout son linge, son fameux habit, ses effets et ses manuscrits formèrent un si mince paquet, que, pour le cacher aux regards de madame de Bargeton, David proposa de l'envoyer par la diligence à son correspondant, un marchand de papier, auquel il écrirait de le tenir à la disposition de Lucien.

Malgré les précautions prises par madame de Bargeton pour cacher son départ, M. du Châtelet l'apprit et voulut savoir si elle ferait le voyage seule ou accompagnée de Lucien; il envoya son valet de chambre à Ruffec, avec la mission d'examiner toutes les voitures qui relayeraient à la poste.

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