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Je n'ai pas mis le pied au Réveil depuis huit jours.

Eh bien! pensez à mes petits articles. Faites-en cinquante surle-champ, je vous les payerai en masse; mais faites-les dans la couleur du journal.

Et Finot donna négligemment à Lucien le sujet d'un article plaisant contre le garde des sceaux en lui racontant une prétendue anecdote qui, lui dit-il, courait les salons.

Pour reparer sa perte au jeu, Lucien retrouva, malgré son affaissement, de la verve, de la jeunesse d'esprit, et composa trente articles de chacun deux colonnes. Les articles finis, Lucien alla chez Dauriat, sûr d'y rencontrer Finot, auquel il voulait les remettre secrètement; il avait d'ailleurs besoin de faire expliquer le libraire sur la non-publication des Marguerites. Il trouva la boutique pleine de ses ennemis. A son entrée il y eut un silence complet, les conversations cessèrent. Eu se voyant mis au ban du journalisme, Lucien se sentit un redoublement de courage, et se dit en lui-même comme dans l'allée du Luxembourg :- Je triompherai! Dauriat ne fut ni protecteur ni doux, il se montra goguenard, retranché dans son droit il ferait paraître les Marguerites à sa guise, il attendrait que la position de Lucien en assurât le succès, il avait acheté l'entière propriété. Quand Lucien objecta que Dauriat était tenu de publier ses Marguerites par la nature même du contrat et de la qualité des contractants, le libraire soutint le contraire, et dit que judiciairement il ne pourrait être contraint à une opération qu'il jugeait mauvaise, il était seul juge de l'opportunité. Il y avait d'ailleurs une solution que tous les tribunaux admettraient : Lucien était maître de rendre les mille écus, de reprendre son œuvre et de la faire publier par un libraire royaliste.

Lucien se retira plus piqué du ton modéré que Dauriat avait pris qu'il ne l'avait été de sa pompe autocratique à leur première entrevue. Ainsi les Marguerites ne seraient sans doute publiées qu'au moment où Lucien aurait pour lui les forces auxiliaires d'une camaraderie puissante, ou deviendrait formidable par lui-même. Le poëte revint chez lui lentement, en proie à un découragement qui le menait au suicide, si l'action eût suivi la pensée. Il vit Coralie au lit, pâle et souffrante.

- Un rôle, ou elle meurt, lui dit Bérénice pendant que Lucien s'habillait pour aller rue du Mont-Blanc chez mademoiselle des Touches, qui donnait une grande soirée où il devait trouver des Lupeaulx, Vignon, Blondet, madame d'Espard et madame de Bargeton.

La soirée était donnée pour Conti, le grand compositeur qui possédait l'une des voix les plus célèbres en dehors de la scène, pour la Cinti, la Pasta, Garcia, Levasseur, et deux ou trois voix illustres du beau monde. Lucien se glissa jusqu'à l'endroit où la marquise, sa cousine et madame de Montcornet étaient assises. Le malheureux jeune homme prit un air léger, content, heureux; il plaisanta, se montra comme il était dans ses jours de splendeur, il ne voulait point paraître avoir besoin du monde. Il s'étendit sur les services qu'il rendait au parti royaliste, il en donna pour preuve les cris de haine que poussaient les libéraux.

Vous en serez bien largement récompensé, mon ami, lui dit madame de Bargeton en lui adressant un gracieux sourire. Allez après-demain à la chancellerie avec le lléron et des Lupeaulx, et vous y trouverez votre ordonnance signée par le roi. Le garde des sceaux la porte demain au château; mais il y a conseil, il reviendra tard néanmoins, si je savais le résultat dans la soirée, j'enverrai chez vous. Où demeurez-vous?

Je viendrai, répondit Lucien, honteux d'avoir à dire qu'il demeurait rue de la Lune.

-Les ducs de Lenoncourt et de Navarreins ont parlé de vous au roi, reprit la marquise, ils ont vanté en vous un de ces dévouements absolus et entiers qui voulaient une récompense éclatante afin de vous venger des persécutions du parti libéral. D'ailleurs, le nom et le titre des Rubempré, auxquels vous avez droit par votre mère, vont devenir illustres en vous. Le roi a dit à Sa Grandeur, le soir, de lui apporter une ordonnance pour autoriser le sieur Lucien Chardon à porter le nom et les titres des comtes de Rubempré, en sa qualité de petit-fils du dernier comte par sa mère. — Favorisons les chardon

nerets du Pinde, a-t-il dit après avoir lu votre sonnet sur le lis, dont s'est heureusement souvenu ma cousine, et qu'elle avait donné au duc. Surtout quand le roi peut faire le miracle de les changer en aigles, a répondu M. de Navarreins.

Lucien eut une effusion de cœur qui aurait pu attendrir une femme moins profondément blessée que ne l'était Louise d'Espard de Négrepelisse. Plus Lucien était beau, plus elle avait soif de vengeance: Des Lupeaulx avait raison, Lucien manquait de tact: il ne sut pas deviner que l'ordonnance dont on lui parlait n'était qu'une plaisanterie comme savait en faire madame d'Espard. Enhardi par ce succès et par la distinction flatteuse que lui témoignait mademoiselle des Touches, il resta chez elle jusqu'à deux heures du matin pour pouvoir lui parler en particulier. Lucien avait appris dans les bureaux des journaux royalistes que mademoiselle des Touches était la collaboratrice secrète d'une pièce où devait jouer la grande merveille du moment, la petite Fay. Quand les salons furent déserts, il emmena mademoiselle des Touches sur un sofa, dans le boudoir, et lui raconta d'une façon si touchante le malheur de Coralie et le sien, que cette illustre hermaphrodite lui promit de faire donner le rôle principal à Coralie. Le lendemain de cette soirée, au moment où Coralie, heureuse de la promesse de mademoiselle des Touches à Lucien, revenait à la vie et déjeunait avec son poëte, Lucien lisait le journal de Lousteau, où se trouvait le récit épigrammatique de l'anecdote inventée sur le garde des sceaux et sur sa femme. La méchanceté la plus noire s'y cachait sous l'esprit le plus incisif. Le roi Louis XVIII y était admirablement mis en scène et ridiculisé sans que le parquet pût intervenir. Voici le fait auquel le parti libéral essayait de donner l'apparence de la vérité, mais qui n'a fait que grossir le nombre de ses spirituelles calomnies.

La passion de Louis XVIII pour une correspondance galante et musquée, pleine de madrigaux et d'étincelles, y était interprétée comme la dernière expression de son amour, qui devenait doctrinaire il passait, y disait-on, du fait à l'idée. L'illustre maîtresse, si cruellement attaquée par Béranger sous le nom d'Octavie, avait conçu les craintes les plus sérieuses. La correspondance languissait. Plus Octavie déployait d'esprit, plus son amant se montrait froid et terne. Octavie avait fini par découvrir la cause de sa défaveur, son pouvoir était menacé par les prémices et les épices d'une nouvelle correspondance du royal écrivain avec la femme du garde des sceaux. Cette excellente femme était supposée incapable d'écrire un billet, elle devait être purement et simplement l'éditeur responsable d'une audacieuse ambition. Qui pouvait être caché sous cette jupe? Après quel ques observations, Octavie découvrit que le roi correspondait avec son ministre. Son plan est fait. Aidée par un ami fidèle, elle retient un jour le ministre à la Chambre par une discussion orageuse, et se ménage un tête-à-tête où elle révolte l'amour-propre du roi par la révélation de cette tromperie. Louis XVIII entre dans un accès de colere bourbonnienne et royale, il éclate contre Octavie, il doute; Octavie offre une preuve immédiate en le priant d'écrire un mot qui voulût absolument une réponse. La malheureuse femme surprise envoie requérir sou mari à la Chambre; mais tout était prévu, dans ce moment il occupait la tribune La femme sue sang et eau, cherche tout son esprit, et répond avec l'esprit qu'elle trouve. Votre chancelier vous dira le reste, s'écria Octavie en riant du désappointement du

roi.

--

Quoique mensonger, l'article piquait au vif le garde des sceaux, sa femme et le roi. Des Lupeaulx, à qui Finot a toujours gardé le secret, avait, dit-on, inventé l'anecdote. Ce spirituel et mordant article fit la joie des libéraux et celle du parti de Monsieur; Lucien s'en amusa sans y voir autre chose qu'un très-agréable canard. Il alla le lendemain prendre des Lupeaulx et le baron du Châtelet. Le baron venait remercier Sa Grandeur. Le sieur Châtelet, nommé conseiller d'Etat en service extraordinaire, était fait comte avec la promesse de la préfecture de la Charente, dès que le préfet actuel aurait fini les quelques mois nécessaires pour compléter le temps voulu pour lui faire obtenir le maximum de la retraite. Le comte du Châtelet, car le du fut inséré dans l'ordonnance, prit Lucien dans sa voiture et le traita sur un pied d'égalité. Sans les articles de Lucien, il ne serait peutêtre pas parvenu si promptement; la persécution des libéraux avait été comme un piedestal pour lui. Des Lupeaulx était au ministere, dans le cabinet du secrétaire général. A l'aspect de Lucien, ce fonctionnaire fit un bond d'étonnement et regarda des Lupeaulx.

-Comment! vous osez venir ici, monsieur? dit le secrétaire général à Lucien stupéfait. Sa Grandeur a déchiré votre ordonnance préparée, la voici ! Il montra le premier papier venu déchiré en quatre. Le ministre a voulu connaître l'auteur de l'épouvantable article d'hier, et voici la copie du numéro, dit le secrétaire général en tendant à Lucien les feuillets de son article. Vous vous dites royaliste, monsieur, et vous êtes collaborateur de cet infàme journal qui fait blanchir les cheveux aux ministres, qui chagrine les centres et nous entraîne dans un abime. Vous déjeunez du Corsaire, du Miroir, du Constitutionnel, du Courrier; vous dinez de la Quotidienne, du Réveil, et vous soupez avec Martinville, le plus terrible antagoniste du

ministère, et qui pousse le roi vers l'absolutisme, ce qui l'amènerait à une révolution tout aussi promptement que s'il se livrait à l'extrême gauche ! Vous êtes un très-spirituel journaliste, mais vous ne serez jamais un homme politique. Le ministre vous a dénoncé comme l'auteur de l'article au roi, qui, dans sa colère, a grondé M. le duc de Navarreins, son premier gentilhomme de service. Vous vous êtes fait des ennemis d'autant plus puissants, qu'ils vous étaient plus favorables ! Ce qui chez un ennemi semble naturel est épouvantable chez un ami.

Mais vous êtes donc un enfant, mon cher? dit des Lupeaulx. Vous m'avez compromis. Mesdames d'Espard et de Bargeton, madame de Montcornet, qui avaient répondu de vous, doivent être furicuses. Le duc a dû faire retomber sa colère sur la marquise, et la marquise a dû gronder sa cousine. N'y allez pas! Attendez.

- Voici Sa Grandeur, sortez! dit le secrétaire général. Lucien se trouva sur la place Vendôme, hébété, comme un homme à qui l'on vient de donner sur la tête un coup d'assommoir. Il revint à pied par les boulevards en essayant de se juger. Il se vit le jouet d'hommes envieux, avides et perfides. Qu'était-il dans ce monde d'ambitions? Un enfant qui courait après les plaisirs et les jouissances de vanité, leur sacrifiant tout; un poëte sans réflexion profonde, allant de lumière en lumière comme un papillon, sans plan fixe, l'esclave des circonstances, pensant bien et agissant mal. Sa conscience fut un impitoyable bourreau. Enfin, il n'avait plus d'argent et se sentait épuisé de travail et de douleur. Ses articles ne passaient qu'après ceux de Merlin et de Nathan. Il allait à l'aventure, perdu dans ses réflexions; il vit en marchant, chez quelques cabinets littéraires qui commençaient à donner des livres en lecture avec les journaux, une affiche où, sous un titre bizarre à lui tout à fait inconnu, brillait son nom: Par M. Lucien Chardon de Rubempré. Son ouvrage paraissait, il n'en avait rien su, les journaux se taisaient. Il demeura les bras pendants, immobile, sans apercevoir un groupe de jeunes gens les plus élégants, parmi lesquels étaient Rastignac, de Marsay et quel ques autres de sa connaissance. Il ne fit pas attention à Michel Chrestien et à Léon Giraud, qui venaient à lui.

-Vous êtes M. Chardon? lui dit Michel d'un ton qui fit résonner les entrailles de Lucien comme des cordes.

-Ne me connaissez-vous pas? répondit-il en pâlissant
Michel lui cracha au visage.

Voilà les honoraires de vos articles contre d'Arthez. Si chacun dans sa cause ou dans celle de ses amis imitait ma conduite, la presse resterait ce qu'elle doit être un sacerdoce respectable et respecté ! Lucien avait chancelé; il s'appuya sur Rastignac en lui disant, ainsi qu'à de Marsay: -Messieurs, vous ne sauriez refuser d'être mes témoins. Mais je veux d'abord rendre la partie égale et l'affaire sans remède.

Lucien donna vivement un soufflet à Michel, qui ne s'y attendait pas. Les dandys et les amis de Michel se jetèrent entre le républicain et le royaliste, afin que cette lutte ne prit pas un caractère populacier. Rastignac saisit Lucien et l'emmena chez lui, rue Taitbout, à deux pas de cette scène, qui avait lieu sur le boulevard de Gand, à l'heure du diner. Cette circonstance évita les rassemblements d'usage en pareil cas. De Marsay vint chercher Lucien, que les deux dandys forcèrent à dîner joyeusement avec eux au café Anglais, où ils se grisèrent.

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- Vous avez pour vous le hasard, vous êtes un terrible adversaire, vous pouvez tuer votre homme, dit de Marsay.

Lucien trouva fort heureusement Coralie au lit et endormie. L'actrice avait joué dans une petite pièce à l'improviste, elle avait repris sa revanche en obtenant des applaudissements légitimes et non stipendiés. Cette soirée, à laquelle ne s'attendaient pas ses ennemis, détermina le directeur à lui donner le principal rôle dans la pièce de Camille Maupin; car il avait fini par découvrir la cause de l'insuccès de Coralie à son début. Courroucé par les intrigues de Florine et de Nathan pour faire tomber une actrice à laquelle il tenait, le directeur avait promis à Coralie la protection de l'administration.

A cinq heures du matin, Rastignac vint chercher Lucien.

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- Mon cher, vous êtes logé dans le système de votre rue, lui ditil pour tout compliment. Soyons les premiers au rendez-vous, sur le chemin de Clignancourt, c'est de bon goût, et nous devons de bons exemples. Voici le programme, lui dit de Marsay dès que le fiacre roula dans le faubourg Saint-Denis. Vous vous battez au pistolet, à vingt-cinq pas, marchant à volonté l'un sur l'autre jusqu'à une distance de quinze pas. Vous avez chacun cinq pas à faire et trois coups à tirer, pas davantage. Quoi qu'il arrive, vous vous engagez à en rester là l'un et l'autre. Nous chargeons les pistolets de votre adver

saire, et ses témoins chargent les vôtres. Les armes ont été choisies par les quatre témoins réunis chez un armurier. Je vous promets que nous avons aidé le hasard : vous avez des pistolets de cavalerie. Pour Lucien, la vie était devenue un mauvais rève; il lui était indifférent de vivre ou de mourir. Le courage particulier au suicide lui servit donc à paraître en grand costume de bravoure aux yeux des spectateurs de son duel. Il resta, sans marcher, à sa place. Čette insouciance passa pour un froid calcul; on trouva ce poëte très-fort. Michel Chrestien vint jusqu'à sa limite. Les deux adversaires firent feu en même temps, car les insultes avaient été regardées comme égales. Au premier coup, la balle de Chrestien effleura le menton de Lucien, dont la balle passa à dix pieds au-dessus de la tête de son adversaire. Au second coup, la balle de Michel se logea dans le col de la redingote du poëte, lequel était heureusement piqué et garni de bougran. Au troisième coup, Lucien reçut la balle dans le sein et tomba.

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Oh! oui, tant pis, répéta Lucien en versant des larmes.

A midi, ce malheureux enfant se trouva dans sa chambre et sur son lit; il avait fallu cinq heures et de grands ménagements pour l'y transporter. Quoique son état fût sans danger, il exigeait des précautions: la fièvre pouvait amener de fàcheuses complications. Coralie étouffa son désespoir et ses chagrins. Pendant tout le temps que son ami fut en danger, elle passa les nuits avec Bérénice en apprenant ses rôles. Le danger de Lucien dura deux mois. Cette pauvre créature jouait quelquefois un rôle qui voulait de la gaieté, tandis qu'intérieurement elle se disait : Mon cher Lucien meurt peut-être

en ce moment !

Pendant ce temps, Lucien fut soigné par Bianchon: il dut la vie au dévouement de cet ami si vivement blessé, mais à qui d'Arthez avait confié le secret de la démarche de Lucien en justifiant le malheureux poëte.Dans un moment lucide, car Lucien eut une fièvre nerveuse d'une haute gravité, Bianchon, qui soupçonnait d'Arthez de quelque générosité, questionna son malade; Lucien lui dit n'avoir pas fait d'autre article sur le livre de d'Arthez que l'article sérieux et grave inséré dans le journal d'Hector Merlin.

A la fin du premier mois, la maison Fendant et Cavalier déposa son bilan. Bianchon dit à l'actrice de cacher ce coup affreux à Lucien. Le fameux roman de l'Archer de Charles IX, publié sous un titre bizarre, n'avait pas eu le moindre succès. Pour se faire de l'argent avant de déposer le bilan, Fendant, à l'insu de Cavalier, avait vendu cet ouvrage en bloc à des épiciers qui le revendaient à bas prix au moyen du colportage. En ce moment le livre de Lucien garnissait les parapets des ponts et les quais de Paris. La librairie du quai des Augustins, qui avait pris une certaine quantité d'exemplaires de ce roman, se trouvait donc perdre une somme considérable par suite de l'avilissement subit du prix : les quatre volumes in-12 qu'elle avait achetés quatre francs cinquante centimes étaient donnés pour cinquante sous. Le commerce jetait les hauts cris, et les journaux continuaient à garder le plus profond silence. Barbet n'avait pas prévu ce lavage, il croyait au talent de Lucien; contrairement à ses habitudes, il s'était jeté sur deux cents exemplaires, et la perspective d'une perte le rendait fou; il disait des horreurs de Lucien, Barbet prit un parti héroïque; il mit ses exemplaires dans un coin de son magasin par un entêtement particulier aux avares, et laissa ses confreres se débarrasser des leurs à vil prix. Plus tard, en 1824, quand la belle préface de d'Arthez, le mérite du livre et deux articles faits par Léon Giraud eurent rendu à cette œuvre sa valeur, Barbet vendit ses exemplaires un par un au prix de dix francs. Malgré les précantions de Bérénice et de Coralie, il fut impossible d'empêcher Hector Merlin de venir voir son ami mourant; et il lui fit boire goutte à goutte le calice amer de ce bouillon, mot en usage dans la librairie pour peindre l'opération funeste à laquelle s'étaient livrés Fendant et Cavalier en publiant le livre d'un débutant. Martinville, seul fidèle à Lucien, fit un magnifique article en faveur de l'œuvre; mais l'exaspération était telle, et chez les libéraux et chez les ministériels, contre le rédacteur en chef de l'Aristarque, de l'Oriflamme et du Drapeau Blanc, que les efforts de ce courageux athlète, qui rendit toujours dix insultes pour une au libéralisme, nuisirent à Lucien. Aucun journal ne releva le gant de la polémique, quelque vives que fussent les attaques du bravo royaliste. Coralie. Bérénice et Bianchon fermèrent la porte à tous les soi-disant amis de Lucien, qui jetèrent les hauts cris; mais il fut impossible de la fermer aux huissiers. La faillite de Fendant et de Cavalier rendait leurs billets exigibles en vertu d'une des dispositions du Code de commerce, la plus attentatoire aux droits des tiers, qui se voient ainsi privés des bénéfices du terme. Lucien se trouva vigoureusement poursuivi par Camusot. En voyant ce nom, l'actrice comprit la terrible et humiliante démarche qu'avait dû faire son poëte, pour elle si angélique; elle l'en aima dix fois plus, et ne voulut pas implorer Camusot. En venant chercher leur prisonnier,

les gardes du commerce le trouvèrent au lit, et reculèrent à l'idée de l'emmener; ils allèrent chez Camusot avant de prier le président du tribunal d'indiquer la maison de santé dans laquelle ils déposeraient le débiteur. Camusot accourut aussitôt rue de la Lune. Coralie descendit et remonta tenant les pièces de la procédure, qui, d'après l'endos, avait déclaré Lucien commerçant. Comment avait-elle obtenu ces papiers de Camusot? quelle promesse avait-elle faite? elle garda le plus morne silence, mais elle était remontée quasi morte. Coralie joua dans la pièce de Camille Maupin, et contribua beaucoup à ce succès de l'illustre hermaphrodite littéraire. La création de ce rôle fut la dernière étincelle de cette belle lampe. A la vingtième représentation, au moment où Lucien rétabli commençait à se promener, à manger, et parlait de reprendre ses travaux, Coralie tomba malade: un chagrin secret la dévorait. Bérénice a toujours cru que, pour sauver Lucien, elle avait promis de revenir à Camusot. L'actrice eut la mortification de voir donner son rôle à Florine. Nathan déclarait la guerre au Gymnase dans le cas où Florine ne succéderait pas à Coralie. En jouant le rôle jusqu'au dernier moment pour ne pas le laisser prendre par sa rivale, Coralie outrepassa ses forces; le Gymnase lui avait fait quelques avances pendant la maladie de Lucien, elle ne pouvait plus rien demander à la caisse du théatre; malgré son bon vouloir, Lucien était encore incapable de travailler, il soignait d'ailleurs Coralie afin de soulager Bérénice; ce pauvre ménage arriva donc à une détresse absolue, il eut cependant le bonheur de trouver dans Bianchon un médecin habile et dévoué, qui lui donna crédit chez un pharmacien. La situation de Coralie et de Lucien fut bientôt connue des fournisseurs et du propriétaire. Les meubles furent saisis. La couturière et le tailleur, ne craignant plus le journaliste, poursuivirent ces deux bohémiens à outrance. Enfin il n'y eut plus que le pharmacien et le charcutier qui fissent crédit à ces malheureux enfants. Lucien, Bérénice et la malade furent obligés pendant une semaine environ de ne manger que du porc sous toutes les formes ingénieuses et variées que lui donnent les charcutiers. La charcuterie, assez inflammatoire de sa nature, aggrava la maladie de l'actrice. Lucien fut contraint par la misère d'aller chez Lousteau réclamer les mille francs que cet ancien ami, ce traître, lui devait. Ce fut, au milieu de ses malheurs, la démarche qui lui coûta le plus. Lousteau ne pouvait plus rentrer chez lui rue de la Harpe, il couchait chez ses amis, il était poursuivi, traqué comme un lièvre. Lucien ne put trouver son fatal introducteur dans le monde littéraire que chez Flicoteaux. Lousteau dìnait à la même table où Lucien l'avait rencontré, pour son malheur, le jour où il s'était éloigné de d'Arthez. Lousteau lui offrit à dîner, et Lucien accepta.

Quand, en sortant de chez Flicoteaux, Claude Vignon, qui y mangeait ce jour-là, Lousteau, Lucien et le grand inconnu qui remisait sa garde-robe chez Samanon voulurent aller au café Voltaire prendre du café, jamais ils ne purent faire trente sous en réunissant le billon qui retentissait dans leurs poches. Ils flànèrent au Luxembourg, espérant y rencontrer un libraire, et ils virent en effet un des plus fameux imprimeurs de ce temps, auquel Lousteau demanda quarante francs, et qui les donna. Lousteau partagea la somme en quatre portions égales, et chacun des écrivains en prit une. La misère avait éteint toute fierté, tout sentiment chez Lucien; il pleura devant ces trois artistes en leur racontant sa situation; mais chacun de ses camarades avait un drame tout aussi cruellement horrible à lui dire : quand chacun eut paraphrasé le sien, le poëte se trouva le moins malheureux des quatre. Aussi tous avaient-ils besoin d'oublier et leur malheur et leur pensée, qui doublait le malheur. Lousteau courut au Palais-Royal y jouer les neuf francs qui lui restèrent sur ses dix franes. Le grand inconnu, quoiqu'il eût une divine maîtresse, alla dans une vile maison suspecte se plonger dans le bourbier des voluptés dangereuses. Vignon se rendit au Petit Rocher de Cancale dans l'intention d'y boire deux bouteilles de vin de Bordeaux pour abdiquer sa raison et sa mémoire. Lucien quitta Claude Vignon sur le seuil du restaurant, en refusant sa part de ce souper. La poignée de main que le grand homme de province donna au seul journaliste qui ne lui avait pas été hostile fut accompagnée d'un horrible serrement de cœur.

Que faire ? lui demanda-t-il.

A la guerre comme à la guerre, lui dit le grand critique. Votre livre est beau, mais il vous a fait des envieux, votre lutte sera longue et difficile. Le génie est une horrible maladie. Tout écrivain porte en son cœur un monstre qui, semblable au ténia dans l'estomac, y dévore les sentiments à mesure qu'ils y éclosent. Qui triomphera? la maladie de l'homme, ou l'homme de la maladie? Certes, il faut être un grand homme pour tenir la balance entre son génie et son caractère. Le talent grandit, le cœur se dessèche. A moins d'être un colosse, à moins d'avoir des épaules d'llercule, on reste ou sans cœur on sans talent. Vous êtes mince et fluet, vous succomberez, ajoutat-il en entrant chez le restaurateur.

Lucien revint chez lui en méditant sur cet horrible arrêt dont la profonde vérité lui éclairait la vie littéraire.

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Il fit lui-même, à son ordre, trois billets de mille francs chacun à un, deux et trois mois d'échéance, en y imitant avec une admirable perfection la signature de David Séchard, et il les endossa: puis, le lendemain, il les porta chez Métivier, le marchand de papier de la rue Serpente, qui les lui escompta sans aucune difficulté. Lucien écri vit aussitôt à son beau-frère en le prévenant de la nécessité où il avait été de commettre ce faux, en se trouvant dans l'impossibilité de subir les délais de la poste; mais il lui promettait de faire les fonds à l'échéance. Les dettes de Coralie et celles de Lucien payées, il resta trois cents francs, que le poëte remit entre les mains de Bérénice, en lui disant de ne lui rien donner s'il demandait de l'argent : il craignait d'être saisi par l'envie d'aller au jeu. Lucien, animé d'une rage sombre, froide et taciturne, se mit à écrire ses plus spirituels articles à la lueur d'une lampe en veillant Coralie. Quand il cherchait ses idées, il voyait cette créature adorée, blanche comme une porcelaine, belle de la beauté des mourantes, lui souriant de deux lèvres pâles, lui montrant des yeux brillants comme le sont ceux de toutes les femmes qui succombent autant à la maladie qu'au chagrin. Lucien envoyait ses articles aux journaux; mais comme il ne pouvait pas aller dans les bureaux pour tourmenter les rédacteurs en chef, les articles ne paraissaient pas. Quand il se décidait à venir au journal, Théodore Gaillard, qui lui avait fait des avances, et qui, plus tard, profita de ces diamants littéraires, le recevait froidement.

Prenez garde à vous, mon cher! vous n'avez plus d'esprit, ne vous laissez pas abattre, ayez de la verve! lui disait-il.

Ce petit Lucien n'avait que son roman et ses premiers articles dans le ventre, s'écriaient Félicien Vernou, Merlin et tous ceux qui le haïssaient quand il était question de lui chez Dauriat ou au Vaudeville. Il nous envoie des choses pitoyables.

Ne rien avoir dans le ventre, mot consacré dans l'argot du journalisme, constitue un arrêt souverain dont il est difficile d'appeler, une fois qu'il a été prononcé. Ce mot, colporté partout, tuait Lucien, à l'insu de Lucien.

Au commencement du mois de juin, Bianchon dit au poëte que Coralie était perdue, elle n'avait pas plus de trois ou quatre jours à vivre. Bérénice et Lucien passèrent ces fatales journées à pleurer, sans pouvoir cacher leurs larmes à cette pauvre fille au désespoir de mourir à cause de Lucien. Par un retour étrange, Coralie exigea que Lucien lui amenât un prêtre. L'actrice voulut se réconcilier avec l'Eglise, et mourir en paix. Elle fit une fin chrétienne, son repentir fut sincère. Cette agonie et cette mort achevèrent d'ôter à Lucien sa force et son courage. Le poëte demeura dans un complet abattement, assis dans un fauteuil, au pied du lit de Coralie, en ne cessant de la regarder, jusqu'au moment où il vit les yeux de l'actrice tournés par la maiu de la mort. Il était alors cinq heures du matin. Un oiseau vint s'abattre sur les pots de fleurs qui se trouvaient en dehors de la croisée, et gazouilla quelques chants. Bérénice, agenouillée, baisait la main de Coralie, qui se refroidissait sous ses larmes. Il y avait alors onze sous sur la cheminée. Lucien sortit, poussé par un désespoir qui lui conseillait de demander l'aumône pour enterrer sa maîtresse, ou d'aller se jeter aux pieds de la marquise d'Espard, du comte du Châtelet, de madame de Bargeton, de mademoiselle des Touches, ou du terrible dandy de Marsay: il ne se sentait plus alors ni fierté ni force. Pour avoir quelque argent, il se serait engagé soldat! il marcha de cette allure affaissée et décomposée que connaissent les malheureux jusqu'à l'hôtel de Camille Maupin, il y entra sans faire attention au désordre de ses vêtements, et la fit prier de le recevoir.

Mademoiselle s'est couchée à trois heures du matin, et personne n'oserait entrer chez elle avant qu'elle n'ait sonné, répondit le valet de chambre.

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teurs, afin de ne pas être poursuivi comme contrefacteur et pouvoir vendre dans les rues un joli recueil de chansons à dix sous. Si vous voulez m'envoyer demain dix bonnes chansons à boire ou croustilleuses... là... vous savez! je vous donnerai deux cents francs.

Lucien revint chez lui: il y trouva Coralie étendue droite et roide sur un lit de sangle, enveloppée dans un méchant drap de lit que cousait Bérénice en pleurant. La grosse Normande avait allumé quatre chandelles aux quatre coins de ce lit. Sur le visage de Coralie étincelait cette fleur de beauté qui parle si haut aux vivants en leur exprimant un calme absolu, elle ressemblait à ces jeunes filles qui ont la maladie des pâles couleurs : il semblait par moment que ses deux lèvres violettes allaient s'ouvrir et murmurer le nom de Lucien, ce mot qui, mêlé à celui de Dieu, avait précédé son dernier soupir. Lucien dit à Bérénice d'aller commander aux pompes funèbres un convoi qui ne coûtât pas plus de deux cents francs, en y comprenant le service à la chétive église de Bonne-Nouvelle.

Dès que Bérénice fut sortie, le poëte se mit à sa table, auprès du corps de sa pauvre amie, et y composa les dix chansons qui voulaient des idées gaies et des airs populaires. Il éprouva des peines inouïes avant de pouvoir travailler; mais il finit par trouver son intelligence au service de la nécessité, comme s'il n'eût pas souffert. Il exécutait déjà le terrible arrêt de Claude Vignon sur la séparation qui s'accomplit entre le cœur et le cerveau. Quelle nuit que celle où ce pauvre enfant se livrait à la recherche de poésies à offrir aux goguettes en écrivant à la lueur des cierges, à côté du prêtre qui priait pour Coralie?...

Le lendemain matin, Lucien, qui avait achevé sa dernière chanson, essayait de la mettre sur un air alors à la mode. Bérénice et le prêtre eurent alors peur que ce pauvre garçon ne fût devenu fou en lui entendant chanter les couplets suivants :

Amis, la morale en chanson

Me fatigue et m'ennuie; Doit-on invoquer la raison

Quand on sert la folie?

D'ailleurs tous les refrains sont bons Lorsqu'on trinque avec des lurons: Epicure l'atteste.

N'allons pas chercher Apollon Quand Bacchus est notre échanson; Rions! buvons!

Et moquons-nous du reste.

Hippocrate à tout bon buveur

Promettait la centaine. Qu'importe, après tout, par malheur, Si la jambe incertaine

Ne peut plus poursuivre un tendron, Pourvu qu'à vider un flacon

La main soit toujours leste? Si toujours, en vrais biberons, Jusqu'à soixante ans nous trinquons, Rions! buvons!

Et moquons-nous du reste.

Veut-on savoir d'où nous venons,
La chose est très-facile:
Mais, pour savoir où nous irons,
Il faudrait être habile.
Sans nous inquiéter, enfin,
Usons, ma foi, jusqu'à la fin
De la bonté céleste!

Il est certain que nous mourrons;
Mais il est sûr que nous vivons:
Rions buvons!

Et moquons-nous du reste.

Au moment où le poëte chantait cet épouvantable dernier couplet, Bianchon et d'Arthez entrèrent et le trouvèrent dans le paroxysme de l'abattement, il versait un torrent de larmes, et n'avait plus la force de remettre ses chansons au net. Quand, à travers ses sanglots, il eut expliqué sa situation, il vit des larmes dans les yeux de ceux qui l'écoutaient.

Ceci, dit d'Arthez, efface bien des fautes!

Heureux ceux qui trouvent l'enfer ici-bas, dit gravement le prêtre.

Le spectacle de cette belle morte souriant à l'éternité, la vue de son amant lui achetant une tombe avec des gravelures, Barbet payant

un cercueil, ces quatre chandelles autour de cette actrice dont la basquine et les bas rouges à coins verts faisaient naguère palpiter toute une salle, puis sur la porte le prêtre qui l'avait réconciliée avec Dieu retournant à l'église pour y dire une messe en faveur de celle qui avait tant aimé! ces grandeurs et ces infamies, ces douleurs écrasées sous la nécessité glacèrent le grand écrivain et le grand médecin, qui s'assirent sans pouvoir proférer une parole. Un valet apparut et annonça mademoiselle des Touches. Cette belle et sublime fille comprit tout, elle alla vivement à Lucien, lui serra la main, et y glissa deux billets de mille francs.

Il n'est plus temps, dit-il en lui jetant un regard de mourant. D'Arthez, Bianchon et mademoiselle des Touches ne quittèrent Lucien qu'après avoir bercé son désespoir des plus douces paroles, mais tous les ressorts étaient brisés chez lui. A midi, le cénacle, moins Michel Chrestien, qui cependant avait été détrompé sur la culpabilité de Lucien, se trouva dans la petite église de Bounc-Nouvelle, ainsi que Bérénice et mademoiselle des Touches, deux comparses du Gymnase, l'habilleuse de Coralie et Camusot. Tous les hommes accompagnèrent l'actrice au cimetière du Père-Lachaise. Camusot, qui pleurait à chaudes larmes, jura solennellement à Lucien d'acheter un terrain à perpétuité et d'y faire construire une colonnette sur laquelle on graverait: CORALIE, et au-dessous : Morte à dix-neuf ans.

Lucien demeura seul, jusqu'au coucher du soleil, sur cette colline d'où ses yeux embrassaient Paris. Par qui serai-je aimé? se demanda-t-il. Mes vrais amis me méprisent. Quoi que j'eusse fait, tout de moi semblait noble et bien à celle qui est là! Je n'ai plus que ma sœur, David et ma mère ! Que pensent-ils de moi, là-bas?

Le pauvre grand homme de province revint rue de la Lune; et ses impressions furent si vives en revoyant l'appartement vide, qu'il alla se loger dans un méchant hôtel de la même rue. Les deux mille francs de mademoiselle des Touches payèrent toutes les dettes, mais en y ajoutant le produit du mobilier. Bérénice et Lucien eurent dix franes à eux, qui les firent vivre pendant dix jours, que Lucien passa dans un accablement maladif: il ne pouvait ni écrire ni penser, il se laissait aller à la douleur, et Rérénice eut pitié de lui.

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Il prit ses habits et son beau linge, ne garda sur lui que le strict nécessaire, et alla chez Samanon, qui lui offrit cinquante francs de toute sa défroque. Il supplia l'usurier de lui donner assez pour prendre la diligence: il ne put le fléchir. Dans sa rage, Lucien monta d'un pied chaud à Frascati, tenta la fortune et revint sans un liard.

Quand il se trouva dans sa misérable chambre, rue de la Lune, i demanda le châle de Coralie à Bérénice. A quelques regards, la bonne fille comprit, d'après l'aveu que Lucien lui fit de la perte au jeu, quel était le dessein de ce pauvre poëte au désespoir: il voulait se pendre.

- Etes-vous fou, monsieur? dit-elle. Allez vous promener et revenez à minuit, j'aurai gagné votre argent; mais restez sur les boulevards, n'allez pas vers les quais.

Lucien se promena sur les boulevards, hébété de douleur, regardant les équipages, les passants, se trouvaut diminué, seul, dans cette foule qui tourbillonnait fouettée par les mille intérêts parisiens. En revoyant par la pensée les bords de sa Charente, il eut soif des joies de la famille, il eut alors un de ces éclairs de force qui trompent toutes ces natures à demi féminines: il ne voulut pas abandonner la partie avant d'avoir déchargé son cœur dans le cœur de David Séchard, et pris conseil des trois anges qui lui restaient. En flånant, il vit Bérénice endimanchée causant avec un homme, sur le boueux boulevard Bonne-Nouvelle, où elle stationnait au coin de la rue de la Lune.

Que fais-tu? dit Lucien épouvanté par les soupçons qu'il conçut à l'aspect de la Normande.

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FIN D'UN GRAND HOMME DE PROVINCE A PARIS.

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En 1822, au commencement du printemps, les médecins de Paris envoyèrent en basse Normandie un jeune homme qui relevait alors d'une maladie inflammatoire causée par quelque excès d'étude, ou de vie peut-être. Sa convalescence exigeait un repos complet, une nourriture douce, un air froid et l'absence totale de sensations extrêmes. Les grasses campagnes du Bessin et l'existence pale de la province parurent donc propices à son rétablissement.

Il vint à Bayeux, jolie ville située à deux lieues de la mer, chez une de ses cousines, qui l'accueillit avec cette cordialité particulière aux gens habitués à vivre dans la retraite, et pour lesquels l'arrivée d'un parent ou d'un ami devient un bonheur.

A quelques usages près, toutes les petites villes se ressemblent. Or, après plusieurs soirées passées chez sa cousine madame de SainteSevère, ou chez les personnes qui composaient sa compagnie, ce jeune Parisien, nommé M. le baron Gaston de Nueil, eut bientôt connu les gens que cette société exclusive regardait comme étant toute la ville. Gaston de Nueil vit en eux le personnel immuable que les observateurs retrouvent dans les nombreuses capitales de ces anciens Etats qui formaient la France d'autrefois.

C'était d'abord la famille dont la noblesse, inconnue à cinquante lieues plus loin, passe dans le département pour incontestable et de la plus haute antiquité. Cette espèce de famille royale au petit pied effleure par ses alliances, sans que personne, s'en doute, les Créqui, les Montinorenci, touche aux Lusignan et s'accroche aux Soubise. Le chef de cette race illustre est toujours un chasseur déterminé. Homme sans manières, il accable tout le monde de sa supériorité nominale, tolère le sous-préfet comme il souffre l'impôt, n'admet aucune des puissances nouvelles créées par le dix-neuvième siècle, et fait observer, comme une monstruosité politique, que le premier ministre n'est pas gentilhomme. Sa femme a le ton tranchant, parle haut, a eu des adorateurs, mais fait régulièrement ses pâques; elle éleve mal ses filles, et pense qu'elles seront toujours assez riches de leur nom. La femme et le mari n'ont d'ailleurs aucune idée du luxe actuel ils gardent les livrées de théâtre, tiennent aux anciennes formes pour l'argenterie, les meubles, les voitures, comme pour les mœurs et le langage. Ce vieux faste s'allie d'ailleurs assez bien avec l'économie des provinces. Enfin c'est les gentilshommes d'autrefois, moins les lods et ventes, moins la meute et les habits galonnés; tous pleins d'honneur entre eux, tous dévoués à des princes qu'ils ne voient qu'à distance. Cette maison historique incognito conserve l'originalité d'une antique tapisserie de haute-lice. Dans la famille végète infailliblement un oncle ou un frère, lieutenant général, cordon rouge, homme de cour, qui est allé en Hanovre avec le maréchal de Richelieu, et que vous retrouvez là comme le feuillet égaré d'un vieux pamphlet du temps de Louis XV.

A cette famille fossile s'oppose une famille plus riche, mais de noblesse moins ancienne. Le mari et la femme vont passer deux mois d'hiver à Paris, ils en rapportent le ton fugitif et les passions éphémères. Madame est élégante, mais un peu guindée, et toujours en retard avec les modes. Cependant elle se moque de l'ignorance affectée par ses voisins; son argenterie est moderne; elle a des grooms, des nègres, un valet de chambre. Son fils aîné a tilbury, ne fait rien, il a un majorat; le cadet est auditeur au conseil d'Etat. Le père, très au fait des intrigues du ministère, raconte des anecdotes sur Louis XVIII et sur madame du Cayla; il place dans le cinq pour cent,

évite la conversation sur les cidres, mais tombe encore parfois dans la manie de rectifier le chiffre des fortu es départementales; il est membre du conseil général, se fait habiller à Paris, et porte la croix de la Légion d'honneur. Enfin ce gentilhomme a compris la Restauration et bat monnaie à la Chambre; mais son royalisme est moins pur que celui de la famille avec laquelle il rivalise. Il reçoit la Gazette et les Débats. L'autre famille ne lit que la Quotidienne.

Monseigneur l'évêque, ancien vicaire général, flotte entre ces deux puissances qui lui rendent les honneurs dus à la religion, mais en lui faisant sentir parfois la morale que le bon la Fontaine a mise à la fin de l'Ane chargé de reliques. Le bonhomme est roturier.

Puis viennent les astres secondaires, les gentilshommes qui jouissent de dix ou douze mille livres de rente, et qui ont été capitaines de vaisseau, ou capitaines de cavalerie, ou rien du tout. A cheval par les chemins, ils tiennent le milieu entre le curé portant les sacrements et le contrôleur des contributions en tournée. Presque tous ont été dans les pages ou dans les mousquetaires, et achèvent paisiblement leurs jours dans une faisance-valoir, plus occupés d'une coupe de bois ou de leur cidre que de la monarchie. Cependant ils parlent de la charte et des libéraux entre deux rubbers de whist ou pendant une partie de trictrac, après avoir calculé des dots et arrangé des mariages en rapport avec les généalogies qu'ils savent par cœur. Leurs femmes font les fières et prennent les airs de la cour dans leurs cabriolets d'osier; elles croient être parées quand elles sont affublées d'un châle et d'un bonnet; elles achètent annuellement deux chapeaux, mais après de mûres délibérations, et se les font apporter de Paris par occasion; elles sont généralement vertueuses et bavardes.

Autour de ces éléments principaux de la gent aristocratique se groupent deux ou trois vieilles filles de qualité qui ont résolu le problème de l'immobilisation de la créature humaine. Elles semblent être scellées dans les maisons où vous les voyez leurs figures, leurs toilettes, font partie de l'immeuble, de la ville, de la province; elles en sont la tradition, la mémoire, l'esprit. Toutes ont quelque chose de roide et de monumental; elles savent sourire ou hocher la tête à propos, et de temps en temps disent des mots qui passent pour spirituels.

Quelques riches bourgeois se sont glissés dans ce petit faubourg Saint-Germain, grâce à leurs opinions aristocratiques ou à leurs fortunes. Mais, en dépit de leurs quarante ans, là chacun dit d'eux : Ce petit un tel pense bien! Et l'on en fait des députés. Généralement ils sont protégés par les vieilles filles, mais l'on en cause.

Puis enfin deux ou trois ecclésiastiques sont reçus dans cette société d'élite, pour leur étole, ou parce qu'ils ont de l'esprit, et que ces nobles personnes, s'ennuyant entre elles, introduisent l'élément bourgeois dans leurs salons, comme un boulanger met de la levure dans sa pâte.

La somme d'intelligence amassée dans toutes ces têtes se compose d'une certaine quantité d'idées anciennes auxquelles se mêlent quelques pensées nouvelles qui se brassent en commun tous les soirs. Semblables à l'eau d'une petite anse, les phrases qui représentent ces idées ont leur flux et reflux quotidien, leur remous perpétuel, exactement pareil qui en entend aujourd'hui le vide retentissement l'entendra demain, dans un an, toujours. Leurs arrêts immuablement portés sur les choses d'ici-bas forment une science traditionnelle à

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