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souvenant qu'il est le maître et qu'il lui convient de commander et non d'obéir à une femme sur laquelle „il a laissé tomber un regard de bonté,“ le sultan s'écrie:

Allons, que le sérail soit fermé pour jamais,
Que la terreur habite aux portes du palais;
Que tout ressente ici le frein de l'esclavage:
Des rois de l'Orient suivons l'antique usage.

A l'ouverture du quatrième acte, Zaire reparaît avec sa confidente Fatime. Ce dialogue peint dans le plus beau langage, le combat que se livrent, dans le cœur de Zaïre, l'amour et le sentiment religieux. Elle sent toute la grandeur du sacrifice qu'elle fait à son devoir, car elle n'a cessé d'aimer Orosmane. La violence de sa passion est telle qu'elle ébranle un moment sa résolution; elle est prête à tout découvrir au sultan. Mais Fatime lui représente les suites terribles que cette démarche pourrait avoir.

Zaïre rappelle à sa confidente les généreux sentiments d'Orosmane; mais Fatime répond que le sultan est avant tout le protecteur de la loi inusulmane, qu'il ne souffrira point que l'on convertisse à une religion qu'il hait la femme qu'il veut élever au rang suprême; enfin Fatime rappelle à Zaïre qu'un prêtre doit venir la baptiser et qu'elle a juré de garder le secret. Orosmane paraît. Le sentiment de la fierté blessée a vaincu son amour; du moins il le croit quand il dit à Zaïre:

Vous ne m'entendrez point, amant faible et jaloux,
En reproches honteux éclater contre vous;
Cruellement blessé, mais trop fier pour me plaindre,
Trop généreux, trop grand pour m'abaisser à feindre,
Je viens vous déclarer que le plus froid mépris
De vos caprices vains sera le digne prix.
Ne vous préparez point à tromper ma tendresse,
A chercher des raisons dont la flatteuse adresse,
A mes yeux éblouis colorant vos refus,

Vous ramène un amant qui ne vous connaît plus,
Et qui, craignant surtout qu'à rougir on l'expose,
D'un refus outrageant veut ignorer la cause.

Lorsqu'il lui annonce qu'une autre femme va être élevée au rang qu'il lui destinait, Zaïre s'écrie:

Ah! Seigneur, ah! du moins, gardez de jamais croire

Que du rang d'un soudan je regrette la gloire;

Je sais qu'il faut vous perdre, et mon sort l'a voulu:
Mais, Seigneur, mais mon cœur ne vous est pas connu.
Me punisse à jamais ce ciel qui me condamne,

Si je regrette rien que le cœur d'Orosmane!

Ces paroles et les explications qui en sont la suite prouvent au sultan qu'il est encore aimé, et qu'il y a un obstacle secret qui s'oppose à son union avec Zaïre. Aussitôt il lui rend son cœur et demande à connaître le secret qu'on lui cache; mais alors Zaïre, se souvenant de son serment et du saint baptême qu'elle doit recevoir ce jour même, lui dit:

Orosmane. . . . Seigneur . . . . permettez qu'aujourd'hui,
Seule, loin de vous-même, et toute à mon ennui,
D'un œil plus recueilli contemplant ma fortune,
Je cache à votre oreille une plainte importune.
Demain tous mes secrets vous seront révélés.

Zaïre se retire. Orosmane reste flottant entre le soupçon et l'amour, lorsqu'on lui apporte une lettre saisie par les gardes du sérail entre les mains d'un chrétien qui cherchait à s'y introduire: c'est à Zaïre qu'elle est adressée:

„Chère Zaïre, il est temps de nous voir:
Il est vers la mosquée une secrète issue,
Où vous pouvez, sans bruit, et sans être aperçue,
Tromper vos surveillants et remplir notre espoir.
Il faut tout hasarder; vous connaissez mon zèle:
Je vous attends: je meurs, si vous n'êtes fidèle."

Nous savons qu'il s'agit du baptême qu'un prêtre doit donner à Zaïre et que c'est son frère qui lui écrit. Naturellement Orosmane qui ne sait rien de la scène touchante du second acte, où Lusignan a reconnu ses enfants, interprète ce billet en amant jaloux. Du reste, les termes de cette lettre ont été fort critiqués. On a fait remarquer que, si Nérestan avait mis dans son billet ‚ma sœur" au lieu de chère Zaïre, un éclaircissement aurait eu lieu, et qu'il n'y aurait plus eu de tragédie. Cependant on peut objecter que, le billet pouvant être intercepté, Nérestan a le plus grand intérêt à n'y pas révéler le secret de la naissance de Zaïre avant qu'elle soit baptisée, qu'il ne doit donc pas lui donner le nom de sœur.

Orosmane, après avoir lu cette lettre, ne doutant pas qu'elle ne soit de Nérestan, se croit indignement trahi par celle qui vient de lui renouveler l'assurance de son amour. Dans les premiers transports de sa fureur il veut faire mourir Zaïre, puis il veut lui parler avant de la frapper, et ordonne de l'amener; puis il se ravise encore et veut l'éviter. Mais déjà on l'a avertie, et Zaïre paraît devant lui. Orosmane exige qu'elle lui parle avec sincérité; il admet qu'elle ait pu prendre pour de l'amour la reconnaissance qu'elle lui doit, et lui promet sa grâce, si elle fait un aveu sincère. Zaïre, forte de son innocence, offensée d'entendre parler de grâce, répond fièrement:

Vous, Seigneur! vous osez me tenir ce langage?
Vous, cruel! apprenez que ce coeur qu'on outrage,
Et que par tant d'horreurs le ciel veut éprouver,
S'il ne vous aimait pas, est né pour vous braver.

Bientôt cependant son ton se radoucit. Croyant qu'Orosmane est seulement inquiet à cause du secret qu'elle ne peut lui révéler, elle tâche de le rassurer. Mais Orosmane soupçonne dans ses protestations la plus noire perfidie, et lui ordonne de sortir. Pourtant, avant de punir, il veut s'éclairer tout à fait, il veut voir par lui-même s'il est trahi. Peutêtre Zaïre, qui n'a pas encore vu le billet qui l'accuse, ne répond-elle pas aux sentiments qu'on ose lui déclarer. Aussi ordonne-t-il qu'on lui fasse parvenir mystérieusement le billet qui lui a été adressé, mais qu'en même temps on s'assure de Nérestan, s'il ose venir au sérail:

Corasmin, écoutez . . . . dès que la nuit plus nombre

Aux crimes des mortels viendra prêter son ombre,
Sitôt que ce chrétien chargé de mes bienfaits,
Nérestan, paraîtra sous les murs du palais,
Ayez soin qu'à l'instant ma garde le saisisse;
Qu'on prépare pour lui le plus honteux supplice,
Et que chargé de fers il me soit présenté.
Le dénoûment se précipite au cinquième acte. Zaïre, qui a reçu le
billet des mains d'un esclave, hésite un moment; mais Fatime raffermit
son courage: elle se rendra à l'appel de son frère. Elle dit à l'esclave:

Allez dire au chrétien qui marche sur vos pas,
Que mon cœur aujourd'hui ne le trahira pas,
Que Fatime en ces lieux va bientôt l'introduire.

Orosmane, averti par l'esclave, se croyant sûr de la trahison de Zaïre, accourt avec Corasmin pour se venger de la perfide. Un moment, le son de cette voix tant aimée l'attendrit; mais bientôt ces paroles de Zaïre qu'il croit adressées à un amant:

C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

22

Je marche en frissonnant, mon cœur est éperdu
Est-ce vous, Nérestan, que j'ai tant attendu?

rendent à Orosmane toute sa rage. Il la perce de son poignard en s'écriant: C'est moi que tu trahis: tombe à mes pieds, parjure!

La punition de ce forfait est prompte et terrible. Nérestan, qu'on amène et qui s'écrie, à la vue de ce corps sanglant: Ah! ma sœur! dévoile d'un mot la fatale vérité et jette dans un sombre désespoir le malheureux Orosmane.

NÉRESTAN. Cruel! qu'attends-tu donc pour assouvir ta rage?

Il ne reste que moi de ce sang glorieux

Dont ton père et ton bras ont inondé ces lieux;
Rejoins un malheureux à sa triste famille,

Au héros dont tu viens d'assassiner la fille.

Tes tourments sont-ils prêts? je puis braver tes coups;
Tu m'as fait éprouver le plus cruel de tous.

Mais la soif de mon sang, qui toujours te dévore,
Permet-elle à l'honneur de te parler encore?

En m'arrachant le jour, souviens-toi des chrétiens
Dont tu m'avais juré de briser les liens:
Dans sa férocité ton cœur impitoyable
De ce trait généreux serait-il bien capable?

Parle; à ce prix encor je bénis mon trépas.

OROSMANE (allant vers le corps de Zaïre). Zaïre!

CORASMIN. Hélas! Seigneur, où portez-vous vos pas?

Rentrez, trop de douleur de votre âme s'empare;

Souffrez que Nérestan

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NÉRESTAN. Qu'ordonnes-tu, barbare?

OROSMANE, après une longue pause. Qu'on détache ses fers.

Écoutez, Corasmin:

Que tous ses compagnons soient délivrés soudain.
Aux malheureux chrétiens prodiguez mes largesses;
Comblés de mes bienfaits, chargés de mes richesses,
Jusqu'au port de Joppé vous conduirez leurs pas.
CORASMIN. Mais, Seigneur.

OROSMANE. Obéis, et ne réplique pas;

Vole, et ne trahis point la volonté suprême

D'un soudan qui commande, et d'un ami qui t'aime.

Va, ne perds point de temps, sors, obéis.... (à Nérestan.) Et toi, Guerrier infortuné, mais moins encor que moi,

Quitte ces lieux sanglants; remporte en ta patrie

Cet objet que ma rage a privé de la vie.

Ton roi, tous les chrétiens apprenant tes malheurs,
N'en parleront jamais sans répandre des pleurs.
Mais si la vérité par toi se fait connaître,
En détestant mon crime, on me plaindra peut-être.
Porte aux tiens ce poignard, que mon bras égaré
A plongé dans un sein qui dut m'être sacré;
Dis-leur que j'ai donné la mort la plus affreuse
A la plus digne femme, à la plus vertueuse,
Dont le ciel ait formé les innocents appas:
Dis-leur qu'à ses genoux j'avais mis mes États;

Dis-leur que dans son sang cette main s'est plongée;
Dis que je l'adorais, et que je l'ai vengée.

(Il s'enfonce le poignard dans le cœur.) (Aux siens.) Respectez ce héros, et conduisez ses pas.

NÉRESTAN. Guide-moi, Dieu puissant! je ne me connais pas. Faut-il qu'à t'admirer ta fureur me contraigne,

Et que, dans mon malheur, ce soit moi qui te plaigne!

III. HISTOIRE DE CHARLES XII.

(1781.)

Le succès prodigieux que l'Histoire de Charles XII obtint, non seulement en France, mais dans toute l'Europe, était dû en partie à l'intérêt que l'on portait, treize ans après sa mort, à un monarque qui, par la rapidité de ses victoires, la grandeur de ses revers, la singularité de son caractère, avait frappé l'imagination de tous ses contemporains. D'un autre côté, le succès du livre s'explique par cette circonstance que l'Histoire de Charles XII fut à peu près le premier ouvrage historique écrit véritablement pour le public. Jusqu'à ce temps une histoire était un livre de longue haleine, ordinairement un in-folio, très souvent une compilation savante, mais diffuse, plus difficile encore à lire qu'à écrire. Tout au contraire, Voltaire offrit au public un livre dont la lecture avait tout l'attrait d'un roman, un livre écrit dans un style simple, élégant et précis, qui, selon l'expression de Villemain, plaît surtout par le rapport singulier qu'il y a entre l'action soudaine du héros et l'allure svelte de l'historien."

En revanche, on a reproché à Voltaire d'avoir manqué d'exactitude et de critique historique. Ce reproche n'est pas entièrement dépourvu de fondement, mais on en a injustement exagéré la portée. Il est vrai que le livre contient quelques erreurs de détail, quelques jugements hasardés; mais il ne faut pas oublier qu'il parut treize ans après la mort du héros, et que telle vérification que la postérité peut faire est impossible à un auteur contemporain. D'un autre côté, les relations personnelles que Voltaire avait avec de très grands personnages le mettaient à même de puiser aux meilleures sources. Le roi Stanislas Leczinsky a rendu un éclatant témoignage à l'exactitude des faits contenus dans ce livre, et dont il avait été témoin.

L'Histoire de Charles XII, qui forme un ensemble parfaitement régulier, se compose de huit livres. Cet ouvrage étant, à juste titre, la lecture de prédilection de la plupart des institutions, nous n'en reproduisons que deux petits fragments, le parallèle que Voltaire fait entre Charles XII et Pierre Ier et les réflexions dont il fait suivre le récit de la mort du roi de Suède.

(LIVRE IV.)

Ce fut le 8 juillet de l'année 1709 que se donna cette bataille décisive de Pultawa, entre les deux plus singuliers monarques qui fussent alors dans le monde: Charles XII, illustre par neuf années de victoires: Pierre Alexiowitz, par neuf années de peines prises pour former des troupes égales aux troupes suédoises; l'un glorieux d'avoir donné des États, l'autre d'avoir civilisé les siens; Charles aimant les dangers et ne combattant que pour la gloire; Alexiowitz ne fuyant point le péril, et ne faisant la guerre que pour ses intérêts; le monarque suédois libéral par grandeur d'âme; le Moscovite ne donnant jamais que par quelque vue; celui-là d'une sobriété et d'une conti

nence sans exemple, d'un naturel magnanime, et qui n'avait été barbare qu'une fois: celui-ci n'ayant pas dépouillé la rudesse de son éducation et de son pays, aussi terrible à ses sujets qu'admirable aux étrangers, et trop adonné à des excès qui ont même abrégé ses jours. Charles avait le titre d'Invincible, qu'un moment pouvait lui ôter; les nations avaient déjà donné à Pierre Alexiowitz le nom de Grand, qu'une défaite ne pouvait lui faire perdre, parce qu'il ne le devait pas à des victoires. (LIVRE VIII.)

Ainsi périt, à l'âge de trente-six ans et demi, Charles XII, roi de Suède, après avoir éprouvé ce que la prospérité a de plus grand, et ce que l'adversité a de plus cruel, sans avoir été amolli par l'une, ni ébranlé un moment par l'autre. Presque toutes ses actions, jusqu'à celles de sa vie privée et unie, ont été bien loin au-delà du vraisemblable. C'est peut-être le seul de tous les hommes, et jusqu'ici le seul de tous les rois, qui ait vécu sans faiblesse; il a porté toutes les vertus des héros à un excès où elles sont aussi dangereuses que les vices opposés. Sa fermeté, devenue opiniâtreté, fit ses malheurs dans l'Ukraine et le retint cinq ans en Turquie; sa libéralité, dégénérant en profusion, a ruiné la Suède; son courage, poussé jusqu'à la témérité, a causé sa mort; sa justice a été quelquefois jusqu'à la cruauté; et, dans les dernières années, le maintien de son autorité approchait de la tyrannie. Ses grandes qualités, dont une seule eût pu immortaliser un autre prince, ont fait le malheur de son pays. Il n'attaqua jamais personne; mais il ne fut pas aussi prudent qu'implacable dans ses vengeances. Il a été le premier qui ait eu l'ambition d'être conquérant sans avoir l'envie d'agrandir ses États; il voulait gagner des empires pour les donner. Sa passion pour la gloire, pour la guerre et pour la vengeance l'empêcha d'être bon politique, qualité sans laquelle on n'a jamais vu de conquérant. Avant la bataille et après la victoire, il n'avait que de la modestie; après la défaite, que de la fermeté: dur pour les autres comme pour lui-même, comptant pour rien la peine et la vie de ses sujets, aussi bien que la sienne; homme unique plutôt que grand homme; admirable plutôt qu'à imiter. Sa vie doit apprendre aux rois combien un gouvernement pacifique et heureux est au-dessus de tant de gloire.

IV. SIÈCLE DE LOUIS XIV.

(1751.)

„Le plus beau titre de Voltaire, comme historien," dit Villemain, ,c'est le Siècle de Louis XIV. Cet ouvrage est, par l'élégance même de la forme, une image du siècle mémorable, dont il offre l'histoire: on y voudrait seulement plus de grandeur et d'unité. L'historien, qui prend assez souvent le ton d'un contemporain. ne voit pas seulement d'un coup d'œil les faits, les caractères, les mœurs se développer devant lui; il aime mieux diviser son sujet par groupes distincts de faits homogènes, racontant d'abord et de suite toutes les guerres, depuis Rocroi jusqu'à la bataille de Hochstädt; puis des anecdotes, puis le gouvernement intérieur, puis les finances, les affaires ecclésiastiques, le jansénisme, les querelles religieuses. Mais les guerres ne se comprennent pas bien sans les finances, et les unes et les autres sans l'esprit général du gouvernement.“

1 Doctrine de Jansenius, évêque hollandais, sur le libre arbitre et la prédestination.

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