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CHATEAUBRIAND.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

FRANÇOIS-RENÉ-AUGUSTE, VICOMTE DE CHATEAUBRIAND, naquit en 1768, à Saint-Malo, d'une ancienne famille de Bretagne. Ses premières années s'écoulèrent dans un vieux manoir bâti à peu de distance de la mer, dans un site agreste et sauvage, dont la vue ne fut pas sans influence sur l'imagination ardente et rêveuse de l'enfant. Destiné d'abord à l'état ecclésiastique en sa qualité de cadet de famille, le jeune Chateaubriand fit ses études au collège de Rennes. Mais se sentant porté vers la carrière des armes, il brigua et obtint un brevet de sous-lieutenant. Les premiers événements de la révolution française le décidèrent à quitter le service. Agé de 23 ans, il s'embarqua, en 1791, pour l'Amérique; il voulait tenter la découverte d'un passage aux Indes par le nord-ouest de l'Amérique septentrionale. Cette expédition, dont il avait très mal calculé les chances, ne pouvant se réaliser, Chateaubriand s'enfonça dans les solitudes du nouveau monde, où devait se révéler en lui ce génie poétique qui a fait sa gloire. Il les parcourut en artiste, recueillant partout ces inspirations ineffaçables qui ont exercé une si grande influence sur le caractère et le style de ses écrits.

Un fragment de journal anglais que le hasard fit tomber entre ses mains, dans une ferme américaine, lui apprit la tentative de fuite du malheureux Louis XVI et les premiers excès de la révolution. Ces graves événements le ramenèrent en France, où il aborda en 1792. Il ne tarda pas à rejoindre l'armée des émigrés que le prince de Condé organisait alors à Coblentz. Grièvement blessé près de Thionville, embarqué à Ostende et sauvé par les soins d'une pauvre femme de pêcheur de Jersey, Chateaubriand, convalescent et dans le plus complet dénûment, se rendit à Londres, où il gagna sa vie en faisant des traductions pour des libraires. Les lois sur les émigrés n'étant plus sévèrement observées depuis que Bonaparte était premier consul, il osa rentrer en France. En 1800 il publia Atala et René, deux épisodes d'un roman fantastique, les Natchez, dont il avait conçu le plan en Amérique et qu'il acheva plus tard. Atala eut un succès presque égal à celui de Paul et Virginie, ouvrage qui lui avait en quelque sorte servi de modèle et avec lequel le roman de Chateaubriand a plus d'une ressemblance, tant pour la conception poétique que pour la douceur et l'harmonie du langage.

En 1802 parutle Génie du Christianisme, livre destiné à restaurer, parmi les gens du monde, les croyances religieuses si fortement ébranlées par les écrivains du 18° siècle. Cet ouvrage excita un enthousiasme immense, et les contemporains sont presque unanimes à déclarer qu'il exerça une grande influence sur le rétablissement du catholicisme, que Napoléon étaya, de son côté, par le concordat conclu vers le même temps avec le pape. Plus tard il a bien fallu voir les nombreux côtés faibles d'un ouvrage qui ne sonde nulle part les profondeurs de la

1 D'après les Mémoires d'outre-tombe et la biographie de Chateau briand par Lamé Fleury. 2 Voyez page 403 de ce Manuel.

croyance religieuse, mais qui, pour la réveiller et l'affermir, se contente d'en appeler à la poésie, à la peinture et aux souvenirs historiques.

Le Génie du Christianisme avait attiré sur Chateaubriand l'attention du premier consul, qui l'envoya à Rome en qualité de secrétaire d'ambassade. Mais bientôt, en 1804, une protestation énergique que Chateaubriand eut le courage de publier, après le meurtre du duc d'Enghien, mit fin à sa carrière politique sous l'Empire.

En 1806, Chateaubriand visita la Grèce et la Palestine: l'Itinéraire de Paris à Jérusalem et, quelque temps après, les Martyrs, poème en prose, furent le fruit de ce voyage. En 1811, l'auteur d'Atala fut élu membre de l'Académie Française.

La restauration de 1814 compta d'abord Chateaubriand parmi ses plus éloquents promoteurs. Sa brochure Bonaparte et les Bourbons rendit un service signalé à la cause des princes légitimes, et lui ouvrit de nouveau la carrière politique. Après avoir rempli plusieurs missions diplomatiques importantes, il reçut, dans des circonstances difficiles, le portefeuille du ministère des affaires étrangères. Ce fut Chateaubriand qui dirigea, en 1823, l'intervention de la France en Espagne, en faveur de la monarchie absolue, intervention résolue en 1822 au Congrès de Vérone, dont il publia plus tard l'histoire. Cependant l'opposition prévoyante qu'il fit aux principes ultra-royalistes de ses collègues lui attira sa disgrâce. Il sortit du ministère et rentra dans la vie privée.

La révolution de 1830 rappela pour un moment Chateaubriand sur la scène politique. Il prit, à la chambre des pairs, la parole contre l'élection de Louis-Philippe, duc d'Orléans, et pour les droits du jeune duc de Bordeaux, que l'abdication de Charles X et du Dauphin appelait légitimement au trône. Ses paroles éloquentes n'ayant point trouvé d'écho, il devint, sous la royauté de Juillet, absolument étranger aux affaires, et se consacra tout entier aux lettres, surtout à la composition de ses Mémoires d'outre-tombe. Il mourut à Paris en 1848, après avoir vu encore la troisième révolution.

Le style de Chateaubriand est brillant et pittoresque, mais il sort souvent du naturel et devient maniéré. Nous reproduisons un morceau du Génie du Christianisme, un fragment d'Atala et un fragment de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, celui de ses ouvrages dont le style a le plus de simplicité et de naturel.

I. LE GÉNIE DU CHRISTIANISME.

IDÉE DE L'OUVRAGE.

(Livre I, Chapitre I.)

Ce n'étaient pas les sophistes qu'il fallait réconcilier à la religion, c'était le monde qu'ils égaraient. On l'avait séduit en lui disant que le christianisme était un culte né du sein de la barbarie, absurde dans ses dogmes, ridicule dans ses cérémonies, ennemi des arts et des lettres, de la raison et de la beauté; un culte qui n'avait fait que verser le sang, enchaîner les hommes, et retarder le bonheur et les lumières du genre humain: on devait donc chercher à prouver au contraire que, de toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à

1 Voyez l'article Lanfrey dans ce Manuel.

la liberté, aux arts et aux lettres; que le monde moderne lui doit tout, depuis l'agriculture jusqu'aux sciences abstraites, depuis les hospices pour les malheureux jusqu'aux temples bâtis par Michel-Ange1 et décorés par Raphaël. On devait montrer qu'il n'y a rien de plus divin que sa morale, rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte; on devait dire qu'elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l'écrivain, et des moules parfaits à l'artiste; qu'il n'y a point de honte à croire avec Newton' et Bossuet, Pascal et Racine; enfin il fallait appeler tous les enchantements de l'imagination et tous les intérêts du cœur au secours de cette même religion contre laquelle on les avait armés.

Ici le lecteur voit notre ouvrage. Les autres genres d'apologie sont épuisés, et peut-être seraient-ils inutiles aujourd'hui. Qui estce qui lirait maintenant un ouvrage de théologie? quelques hommes pieux qui n'ont pas besoin d'être convaincus, quelques vrais chrétiens déjà persuadés. Mais n'y a-t-il pas de danger à envisager la religion sous un jour purement humain? Et pourquoi? Notre religion craintelle la lumière? Une grande preuve de sa céleste origine, c'est qu'elle souffre l'examen le plus sévère et le plus minutieux de la raison. Veut-on qu'on nous fasse éternellement le reproche de cacher nos dogmes dans une nuit sainte, de peur qu'on n'en découvre la fausseté? Le christianisme sera-t-il moins vrai quand il paraîtra plus beau? Bannissons une frayeur pusillanime; par excès de religion, ne laissons pas la religion périr. Nous ne sommes plus dans le temps où il était bon de dire: Croyez, et n'examinez pas; on examinera malgré nous; et notre silence timide, en augmentant le triomphe des incrédules, diminuera le nombre des fidèles.

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Nous osons croire que cette manière d'envisager le christianisme présente des rapports peu connus: sublime par l'antiquité de ses souvenirs, qui remontent au berceau du monde, ineffable dans ses mystères, adorable dans ses sacrements; intéressant dans son histoire, céleste dans sa morale, riche et charmant dans ses pompes, il réclame toutes les sortes de tableaux. Voulez-vous le suivre dans la poésie? le Tasse, Milton, Corneille, Racine, Voltaire, vous retracent ses miracles. Dans les belles-lettres, l'éloquence, l'histoire, la philosophie? que n'ont point fait par son inspiration Bossuet, Fénelon, Massillon, Bourdaloue, Bacon, Pascal, Euler, 10 Newton, Leibnitz! Dans les

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1 Michel-Ange Buonarotti, peintre, sculpteur et architecte (1474-1564). 2 Raphaël Sanzio, le plus illustre des peintres italiens (1483—1520). Isaac Newton (1642-1727), célèbre mathématicien et astronome. ✦ Bossuet, voyez page 153; Pascal, v. page 54; Racine, v. page 164. 5 Le Tasse (Torquato Tasso), 1544-1595, auteur de la Jérusalem délivrée. John Milton, poète anglais (1608-1674), auteur du Paradis perdu. 7 Corneille, Racine, Voltaire (nommé ici à cause de Zaïre) v. p. 1, 164 et 323. 8 Fénelon, v. page 241; Massillon. v. p. 263; Bourdaloue, v. p. 263, n. 1. 9 Bacon (1560-1626), célèbre philosophe anglais. 10 Euler, v. p. 363, n. 8. 11 Leibnitz (1646-1716), savant universel, à la fois théologien, philosophe, jurisconsulte. historien, mathématicien et physicien, né à Leipzig, depuis 1676 fixé à Hanovre, auteur de la Théodicée, fondateur du fameux recueil intitulé Acta eruditorum, où il publia la plus importante de ses découvertes, celle du Calcul différentiel.

arts? que de chefs-d'œuvre! Si vous l'examinez dans son culte, que de choses ne vous disent point et ses vieilles églises gothiques, et ses prières admirables, et ses superbes cérémonies! Parmi son clergé, voyez tous ces hommes qui vous ont transmis la langue et les ouvrages de Rome et de la Grèce, tous ces solitaires de la Thébaïde, tous ces lieux de refuge pour les infortunés, tous ces missionnaires à la Chine, au Canada, au Paraguay, sans oublier les ordres militaires, d'où va naître la chevalerie! Mœurs de nos aïeux, peinture des anciens jours, poésie, romans même, choses secrètes de la vie, nous avons tout fait servir à notre cause. Nous demandons des sourires au berceau et des pleurs à la tombe; tantôt, avec le moine maronite, nous habitons les sommets du Carmel et du Liban; tantôt, avec la fille de la Charité, nous veillons au lit du malade; ici deux époux américains nous appellent au fond de leurs déserts; là nous entendons gémir la vierge dans les solitudes du cloftre: Homère vient se placer auprès de Milton, Virgile à côté du Tasse: les ruines de Memphis et d'Athènes contrastent avec les ruines des monuments chrétiens, les tombeaux d'Ossian avec nos cimetières de campagne: à Saint-Denis nous visitons la cendre des rois, et quand notre sujet nous force de parler du dogme de l'existence de Dieu, nous cherchons seulement nos preuves dans les merveilles de la nature; enfin nous essayons de frapper au cœur de l'incrédule de toutes les manières; mais nous n'osons nous flatter de posséder cette verge miraculeuse de la religion, qui fait jaillir du rocher les sources d'eau vive.

II. ITINÉRAIRE DE PARIS A JÉRUSALEM.

LES RUINES D'ATHÈNES EN 1806.

Enfin, le grand jour de notre entrée à Athènes se leva. Le 23, à trois heures du matin, nous étions tous à cheval; nous commençâmes à défiler en silence par la voie Sacrée:1 je puis assurer que l'initié le plus dévot à Cérès n'a jamais éprouvé un transport aussi vif que le mien. Nous avions mis nos beaux habits pour la fête; le janissaire avait retourné son turban, et par extraordinaire, on avait frotté et pansé les chevaux. Nous traversâmes le lit d'un torrent appelé Saranta-Potamo ou les Quarante Fleuves, probablement le Céphise Eleusinien: nous vîmes quelques débris d'églises chrétiennes. D'autres ruines nous annoncèrent les monuments d'Eumolpe et d'Hippothoon; nous trouvâmes les rhiti ou les courants d'eau salée: c'était là que, pendant les fêtes d'Éleusis, les gens du peuple insultaient les passants, en mémoire des injures qu'une vieille femme avait dites autrefois à Cérès. De là passant au fond, ou au point extrême du canal de Salamine, nous nous engageâmes dans le défilé que forment le mont Parnès et le mont Egalée: cette partie de la voie Sacrée s'appelait le Mystique. Nous aperçumes le monastère de Daphné, bâti sur les débris du temple d'Apollon, et dont l'église est une des plus anciennes de l'Attique. Un peu plus loin, nous remarquâmes quelques restes

1 La route d'Éleusis, où l'on voit encore aujourd'hui par-ci par-là, dans le rocher, l'empreinte des roues des chars qui y passaient pendant la célébration des fêtes.

Eumolpe, roi mythique d'Eleusis; Hippothoon, héros athénien. C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

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du temple de Vénus. Enfin le défilé commence à s'élargir; nous tournons autour du mont Pocile, placé au milieu du chemin, comme pour masquer le tableau; et tout à coup nous découvrons la plaine d'Athènes.

Les voyageurs qui visitent la ville de Cécrops arrivent ordinairement par le Pirée ou par la route de Négrepont. Ils perdent alors une partie du spectacle, car on n'aperçoit que la citadelle quand on descend de l'Eubée. Mon étoile m'avait amené par le véritable chemin pour voir Athènes dans toute sa gloire.

La première chose qui frappa mes yeux, ce fut la citadelle éclairée du soleil levant: elle était juste en face de moi, de l'autre côté de la plaine et semblait appuyée sur le mont Hymette, qui faisait le fond du tableau. Elle présentait, dans un assemblage confus, les chapiteaux des Propylées, les colonnes du Parthénon et du temple d'Erechthée, les embrasures d'une muraille chargée de canons, les débris gothiques des chrétiens et les masures des musulmans.

Deux petites collines, l'Anchesme et le Musée, s'élevaient au nord et au midi de l'Acropole. Entre ces deux collines et au pied de l'Acropole, Athènes se montrait à moi: ses toits aplatis, entremêlés de minarets, de cyprès, de ruines, de colonnes isolées; les dômes de ses mosquées couronnées par de gros nids de cigognes, faisaient un effet agréable aux rayons du soleil. Mais si l'on reconnaissait encore Athènes à ses débris, on voyait aussi à l'ensemble de son architecture et au caractère général des monuments, que la ville de Minerve n'était plus habitée par son peuple.2

Une enceinte de montagnes, qui se termine à la mer, forme la plaine ou le bassin d'Athènes. Du point où je voyais cette plaine au mont Pocile, elle paraissait divisée en trois bandes ou régions, courant dans une direction parallèle du nord au midi. La première de ces régions, et la plus voisine de moi, était inculte et couverte de bruyères; la seconde offrait un terrain labouré, où l'on venait de faire la moisson; la troisième présentait un long bois d'oliviers qui s'étendait un peu circulairement depuis les sources de l'Ilissus, en passant au pied de l'Anchesme, jusque vers le port de Phalère. Le Céphise coule dans cette forêt, qui, par sa vieillesse, semble descendre de l'olivier que Minerve fit sortir de la terre. L'Ilissus a son lit desséché de l'autre côté d'Athènes, entre le mont Hymette et la ville. La plaine n'est pas parfaitement unie: une petite chaîne de collines détachées du mont Hymette en surmonte le niveau, et forme les différentes hauteurs sur lesquelles Athènes plaça peu à peu ses monuments.

1 Négrepont (Negroponte), nom que les Italiens ont donné à l'île d'Eubée, et qu'elle a porté aussi longtemps qu'a duré la domination des Turcs.

2 On sait qu'après que la Grèce eut recouvré son indépendance, la ville d'Athènes devint la capitale du nouveau royaume. La ville moderne a donc changé et s'est beaucoup agrandie depuis le temps où elle fut visitée par l'illustre voyageur, Athènes a maintenant 85 000 habitants à peu près, quelques rues bien alignées, deux beaux édifices modernes, le château royal et l'université, avec quelques jolies maisons particulières; les mosquées avec leurs minarets ont été remplacées par des églises grecques. Mais, à ces changements près, elle offre en général le même aspect que du temps de Chateaubriand.

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