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BERNARD. Ah! monsieur le marquis, épargnez un malheureux. Je m'éloigne, je pars.... je vais expier loin de vous, loin de votre fille, un espoir insensé qui n'a fait que traverser mon cœur. LE MARQUIS. A d'autres!1

BERNARD. Je ne suis revenu que pour me justifier et vous dire un éternel adieu.

LE MARQUIS.

Ah! vous croyez, monsieur, que les choses peuvent se passer de la sorte? Vous croyez que lorsqu'on a jeté le trouble dans un jeune cœur, il ne reste plus qu'à faire sa valise, et que tout est dit? . . . . Non pas, s'il vous plaît.

BERNARD. Si je savais une expiation plus rigoureuse

vous fallait mon sang

... s'il

LE MARQUIS. Que diable voulez-vous que je fasse de votre sang? Vous ne partirez pas, monsieur.

BERNARD. Mais, monsieur le marquis

LE MARQUIS. Vous ne partirez pas, vous dis-je. (A Hélène.) Eh bien! et toi, ma fille, tu ne dis rien?

HÉLÈNE. Monsieur Bernard. . . . puisque mon père l'exige . . . vous ne voudriez pas l'affliger

il vous aime

....

BERNARD (passant devant le marquis). Ah! mon Dieu! ma raison s'égare . Ai-je rêvé le désespoir, ou bien rêvé-je maintenant le bonheur? Monsieur le marquis . . . . Mademoiselle que dois-je croire?

HÉLÈNE. Que mon père est bon comme le bon Dieu.
BERNARD. Oh! . . . . monsieur le marquis.

HELENE (apercevant Raoul). Monsieur de Vaubert!

LE MARQUIS. Ah! diable, que vient-il faire en ce moment?... Retirez-vous tous deux, laissez-nous.

(Raoul entre du fond et se tient un moment sur le pas
de la porte.)

SCÈNE VIII.

RAOUL. Monsieur Bernard, vous n'êtes pas de trop entre nous. Mademoiselle, c'est vous que je cherchais.

HÉLÈNE. Moi, monsieur de Vaubert?

LE MARQUIS. Permettez; vous voulez une explication, vous l'aurez . mais il ne convient pas que ma fille . .

RAOUL. Pardon, monsieur le marquis, il est nécessaire, au contraire, que votre fille sache . . .

LE MARQUIS. Monsieur, c'est moi seul que cela regarde.
RAOUL. Non, monsieur le marquis, c'est à moi de parler

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et je parlerai. Mademoiselle, j'apprends à l'instant même ce que vous ignorez encore, ce qu'on m'avait laissé ignorer jusqu'ici ... j'apprends

LE MARQUIS. Eh!.... ventre-saint-gris, monsieur, laissez les gens en paix, et retournez à vos coquilles.

BERNARD. Prenez garde, monsieur, prenez garde.

RAOUL (avec hauteur). Qu'entendez-vous par là, monsieur Bernard?

1 A d'autres! locution elliptique pour: faites accroire cela à d'autres.

BERNARD. Monsieur!

RAOUL. Vous n'étoufferez pas la voix d'un galant homme;1 je signalerai à mademoiselle de la Seiglière le précipice où l'on veut la pousser.

HELENE. Qu'entends-je!... Ah! parlez, monsieur de Vaubert, parlez. RAOUL. J'apprends, mademoiselle, que la donation faite à monsieur le marquis par son ancien fermier est nulle de plein droit par le seul fait de l'existence du fils du donateur: depuis six semaines vous n'êtes plus chez votre père, vous êtes chez monsieur Bernard. HELENE (regardant tour à tour Bernard et le marquis). Comment?.

BERNARD. Mademoiselle.

LE MARQUIS. Chansons que tout cela! . . .

RAOUL. Ce n'est pas tout. J'apprends aussi les nouvelles dispositions prises pour éteindre un procès, perdu d'avance, pour replacer sur votre tête l'héritage de vos ancêtres.

LE MARQUIS. Eh! morbleu! monsieur . . .

RAOUL (poursuivant). J'apprends qu'aujourd'hui même, sous le coup d'une assignation.

LE MARQUIS (avec emportement). N'achevez pas.

BERNARD (de même). Cela est faux, monsieur, vous ignorez... RAOUL (avec calme). Vous avez raison, messieurs, les oreilles de cette noble créature ne sont pas faites à de telles révélations. Mademoiselle, vous êtes libre; il ne sied pas à la pauvreté de se mettre en balance avec la fortune. Sachez seulement qu'en vous rendant votre parole, je n'entends pas retirer la mienne. S'il ne convenait pas à mademoiselle de la Seiglière de se prêter à une transaction que je m'abstiens de qualifier

BERNARD. Monsieur de Vaubert!

RAOUL. Ma maison s'ouvrirait avec joie pour vous recevoir, et béni serait le jour où vous auriez pris place à mon foyer. (Moment de silence. Hélène regarde tour à tour, et lentement, Bernard et M. de Vaubert; elle s'approche du marquis.)

HÉLÈNE. Répondez, mon père, est-ce vrai?

LE MARQUIS. Quoi?

HÉLÈNE. Ce que monsieur de Vaubert vient de m'apprendre.
LE MARQUIS.
Monsieur de Vaubert ne sait ce qu'il dit.

HÉLÈNE. Mon père, répondez, franchement, sans détours, et ne craignez pas de trouver votre fille au-dessous des devoirs que pourra lui imposer le soin de votre honneur. Répondez en vrai gentilhomme. Qui reçoit ici l'hospitalité? . . . . Est-ce nous?... Est-ce monsieur Bernard? .

BERNARD (passant devant Raoul). Mademoiselle..
HELENE (l'arrêtant du geste). Répondez, mon père.

LE MARQUIS.

Que veux-tu que je te dise? On a profité de mon absence pour faire un code de lois auxquelles il est impossible de rien comprendre. Suis-je chez Bernard? Bernard est-il chez moi? Personne n'en peut rien savoir.

1 Un galant homme est un homme qui a de l'honneur et use de procédés délicats; un homme galant est un homme qui cherche à plaire aux dames.

HÉLÈNE. C'est donc vrai!... Ainsi, mon père, ainsi, quand ce jeune homme s'est présenté armé de ses droits, nous ne lui avons pas restitué loyalement son héritage! . . . Au lieu de nous retirer tête haute... nous avons obtenu qu'il consentit à nous garder chez lui! De votre fille qui ne savait rien... (Se retournant vers Bernard avec fierté). Qu'avez-vous dû penser de moi, monsieur? BERNARD. Ah! mademoiselle, le ciel m'est témoin. . .

HÉLÈNE. Quand je vous ai tendu la main, vous croyant pauvre et déshérité. . . et plus tard . . . et tout à l'heure encore (Avec égarement.) Oh! mon père, est-ce assez de honte?

LE MARQUIS. Ma fille, mon enfant, calme-toi, je ne voulais que ton bonheur.

HELENE (relevant la tête). Mon bonheur . . . et vous ne vous aperceviez pas que j'étais le prix d'un marché!

BERNARD. Non, mademoiselle, non.

...

HÉLÈNE. Et si monsieur de Vaubert ne fût venu à temps Bien, monsieur de Vaubert, voici ma main. (Raoul s'approche d'elle.) BERNARD. O ciel!

RAOUL. Merci, mademoiselle.

HÉLÈNE. Allons, mon père, relevez-vous, la pauvreté n'a pas droit de mésalliance. Marquis de la Seiglière, reprenez la fierté de votre race. Partons, sortons d'ici. Mon père, appuyez-vous sur moi. Baron de Vaubert, emmenez votre femme. (La baronne et Destournelles paraissent au fond.)

SCENE IX.

DESTOURNELLES. Sa femme!

LA BARONNE (avec joie). J'en étais sûre!

RAOUL. Oui, ma mère, oui, embrassez votre fille.

BERNARD (à part). Ah! tout est perdu.

LA BARONNE. Chère Hélène . .

(Triomphante, bas au marquis.) Eh bien, mon vieil ami, était-il si facile de briser des liens aussi sacrés?

LE MARQUIS. Madame!... (A part.) Que la peste l'étouffe, elle et son fils!

HÉLÈNE. Par pitié, monsieur de Vaubert, ne restons pas ici. LA BARONNE. Venez, nobles enfants. (Ils font un pas pour sortir.) DESTOURNELLES (s'avançant). Eh! non, madame; demeurez. Vous vous retiriez devant sa fortune, il n'a plus rien que son épée. HÉLÈNE. Que veut dire .

RAOUL. Je ne comprends pas.

LE MARQUIS. Oui, qu'est-ce que cela signifie?

DESTOURNELLES. Ce que cela signifie, monsieur le marquis.
BERNARD. Monsieur Destournelles!

DESTOURNELLES. Oh! soyez tranquille, ce ne sera pas long, et je pars avec vous. Cela signifie que ce matin, quand j'allais chez maître Durousseau pour vous rendre à tous la vue ou la raison, ce brave garçon allait chez un notaire légaliser sa ruine et signer l'abandon de ses droits.

Tous. O ciel!

HÉLÈNE. Refusez, mon père, refusez.

DESTOURNELLES. Refuser!.... Est-ce que vous le pouvez maintenant? Vous avez accepté la donation du père. Personne au monde ne peut empêcher Bernard de ratifier ce que son père a fait. LE MARQUIS. Cependant, monsieur . .

DESTOURNELLES. Après cela, monsieur le marquis, si la possession de ce château embarrasse votre délicatesse, le domaine public s'en arrangera volontiers. Quant à moi, je sors d'ici pour n'y rentrer jamais; mais je ne partirai pas sans avoir soulagé mon cœur, sans vous avoir dit, madame la baronne, que si vous l'emportez, c'est en faisant votre malheur à tous: celui de monsieur le marquis, séparé pour jamais d'un compagnon qu'il aimait déjà comme son fils .

LE MARQUIS. C'est vrai.

DESTOURNELLES. Celui de vos enfants, que vous condamnez à des regrets éternels.

RAOUL (regardant Hélène, qui tressaille). Des regrets! . . . DESTOURNELLES. Le vôtre, enfin; oui, madame, le vôtre, car, sachez-le bien, vous n'aurez pas impunément désuni deux cœurs qui s'aiment pour river l'un à l'autre deux cœurs qui ne s'aiment pas. Et maintenant que j'ai tout dit, partons, monsieur Bernard.

HÉLÈNE (à part). Grand Dieu!

RAOUL. Que voulez-vous dire? (L'arrêtant du geste.) Non pas, monsieur, expliquez-vous.

DESTOURNELLES. Monsieur . . . . observez ces deux jeunes gens: leur silence vous apprendra peut-être ce que vous ne devinez pas.

Le jeune baron interroge sa fiancée du geste et du regard. La réponse muette d'Hélène ne laisse pas de doute, quoiqu'elle ajoute qu'elle ne reviendra pas sur sa parole. Loin d'accepter un pareil sacrifice, M. de Vaubert, qui a le cœur noble et généreux, met lui-même la main qu'elle lui tend dans celle de Bernard, et ne revendique de tous les deux que le titre de frère. C'est ainsi que la pièce finit à la satisfaction de tout le monde, excepté de la baronne de Vaubert, dont les calculs égoïstes se trouvent déjoués.

Ajoutons que le grand succès que cette belle comédie a eu au Théâtre-Français où on la reprend presque tous les ans, est dû non seulement à l'intérêt soutenu d'une intrigue habilement combinée, au charme d'un dialogue vif et entraînant, au talent des artistes de la première scène de Paris, mais encore à sa portée sociale et à son actualité. C'est, dans un cadre étroit et ingénieusement trouvé, tout un chapitre d'histoire contemporaine. L'union de la noble demoiselle, fille d'un des représentants les plus francs de l'ancienne noblesse, avec un fils du peuple nous montre la fusion des classes qui s'est opérée en France et s'y poursuit continuellement à la suite de la révolution de 1789.

TH. GAUTIER.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE.1

THEOPHILE GAUTIER naquit à Tarbes en 1811. Il se destina d'abord à la peinture mais y renorça pour cultiver les lettres. Pourtant il a gardé de ses premières études un goût très vif pour les arts plastiques, qui n'a pas été sans exercer une grande influence sur le style de ses ouvrages. Ses parents ayant quitté la province pour s'établir à Paris, le jeune Gautier devint un des premiers et des plus ardents champions du romantisme et se fit remarquer dans les véritables batailles engagées contre les classiques lors de la représentation des drames de Victor Hugo. Il a tracé lui-même son portrait, tel qu'il était à cette époque, dans les vers suivants:3

Dans son cadre que l'ombre moire,
Au lieu de réfléchir mes traits,
La glace ébauche de mémoire
Le plus ancien de mes portraits.
Dans son pourpoint de satin rose,
Qu'un goût hardi coloria,

Il semble chercher une pose
Pour Boulanger ou Devéria.s

Terreur du bourgeois glabre et chauve,
Une chevelure à tous crins
De roi franc ou de lion fauve
Roule en torrents jusqu'à ses reins.
Tel, romantique opiniâtre,
Soldat de l'art qui lutte encor,
Il se ruait vers le théâtre
Quand d'Hernani sonnait le cor.

Le premier ouvrage qu'il publia fut un recueil de Poésies (1830), suivies en 1832 d'Albertus, légende en vers, et en 1838 de la Comédie de la Mort. En 1852 il donna un nouveau recueil, intitulé Émaux et Camées. De ses romans nous ne mentionnons que Fortunio (1838) et Le Capitaine Fracasse. Ce dernier, commencé vers 1833, ne fut achevé que trente ans plus tard. C'est un roman de cape et d'épée, dont l'action se passe sous Louis XIII, mais qui n'a d'historique que la couleur du style. Outre ces œuvres et quelques livrets de ballets, Théophile Gautier a laissé de nombreux et intéressants récits de voyage: Tra los montes (1843), Zigzags (1845), Italia (1852), Constantinople (1854), Voyage en Russie (1866); enfin il rédigea pendant plus de trente ans, soit à la Presse, soit au Moniteur, des Feuilletons consacrés à la critique d'art ou de théâtre, et dont un grand nombre ont été réunis sous le titre d'Histoire de la Littérature Dramatique. Il est mort en 1872.

Théophile Gautier est en littérature le représentant en chef de la théorie »de l'art pour l'art«<; cherchant avant tout le pittoresque, il sacrifie trop souvent à cet objet toute autre considération. Mais quelques réserves que l'on doive faire au point de vue de la morale sur certaines de ses œuvres, il est impossible de ne pas reconnaître en toutes un vif sentiment de la beauté littéraire et artistique, une riche imagination et un style d'un éclatant coloris. Nous reproduisons un des poèmes du premier recueil.

1 En partie d'après Bouillet, Dictionnaire historique.
2 Voyez l'article Victor Hugo, p.581 de ce Manuel.

8 Emaux et Camées.

4 Louis Boulanger (1806-1867), Achille Devéria (1800-1857), peintres

distingués de l'époque.

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