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Je le répète donc, nous ne nous aimons guères;

Et de fait, qu'avons-nous de commun, hors nos verres?
Quelle fidélité nous sommes-nous fait voir?

Quel service rendu? Confié quel espoir?
Vous vous croyez unis, ô débauchés candides,
Par des chansons à boire et des bouteilles vides!
Beaux liens, par Pollux! Apprenez, en deux mots,
Que l'amitié se fonde ailleurs qu'autour des pots.
Qui pense, après souper, à son voisin de table?

CLEON. Si notre compagnie est si désagréable,
Cherche d'autres amis, au lieu de te tuer.

CLINIAS. Que des honnêtes gens je me fasse huer?
Vous savez comme moi quelle loi nous rassemble,
Car nous aurions mis fin à l'ennui d'être ensemble,
Si nous n'avions senti, chacun de son côté,
Que nous sommes réduits à notre intimité,

Que du doigt par la ville aux enfants on nous montre,
Et que, comme une peste, on fuit notre rencontre.

PARIS. Ne vas-tu pas mourir parce que des pédants,
Quand tu les saluais, t'auront fait voir les dents?

CLINIAS. Non pas; mais ennuyé de moi comme des autres,
Sachant, hélas! par cœur mes bons mots et les vôtres,
Me trouvant si stupide au fond que, sur ma foi,
Je ne connais que vous plus stupides que moi,1
Ayant goûté de tout, et n'ayant plus au monde
Nul objet désirable où mon espoir se fonde,
Las du vice, et pourtant à ce point corrompu
Que je doute s'il est pire que la vertu,

Je m'en vais de la terre où plus rien ne m'amuse;
Et Minos voudra bien accepter pour excuse

Que j'étais dégoûté de l'homme, et curieux

D'aller voir de combien en diffèrent les dieux.

II. LE GENDRE DE MONSIEUR POIRIER.

L'action de cette comédie, qui est une satire très piquante sur les ridicules de la noblesse et de la haute bourgeoisie de notre siècle, se passe à Paris, sous le règne de Louis-Philippe, en 1846, c'est-à-dire deux ans avant la révolution de Février. Le duc Hector de Montmeyran et le marquis Gaston de Presles sont deux jeunes gentilshommes ruinés. Après avoir dépensé la plus grande partie de son patrimoine. Hector de Montmeyran s'est engagé comme simple soldat dans l'armée d'Afrique. Il a gagné le grade de brigadiers à la bataille d'Isly, puis il a obtenu un congé d'un mois, et il vient passer le carnaval à Paris. Son ami, Gaston de Presles, qui n'a pas seulement mangé sa fortune, mais qui a fait encore des dettes considérables, a pris un autre moyen pour sortir d'embarras. Il a épousé la fille de M. Poirier, marchand de drap retiré du commerce et plusieurs fois millionnaire. Le dialogue suivant peint au vif la situation des deux jeunes gens.

1 En prose: de plus stupides.
Sous-officier dans la cavalerie.

2 Pron.: préle.

Isly ou Ysly (l's se prononce), rivière du Maroc, sur les bords de laquelle le général Bugeaud battit les Marocains en 1844.

ACTE I, SCÈNE II.

GASTON. Es-tu à Paris pour longtemps?

LE DUC. Pour un mois, pas plus. Tu sais comment j'ai arrangé ma vie?

GASTON. Non, comment?

LE DUC. Je ne t'ai pas dit? .... C'est très ingénieux: avant de partir, j'ai placé chez un banquier les bribes1 de mon patrimoine, cent mille francs environ, dont le revenu doit me procurer tous les ans trente jours de mon ancienne existence; en sorte que j'ai soixante mille livres de rente pendant un mois de l'année et six sous par jour pendant les onze autres. J'ai naturellement choisi le carnaval pour mes prodigalités; il a commencé hier, j'arrive aujourd'hui et ma première visite est pour toi.

GASTON. Merci! Ah çà! je n'entends pas que tu loges ailleurs que chez moi.

LE DUC. Oh! je ne veux pas te donner d'embarras

GASTON. Tu ne m'en donneras aucun, il y a justement dans l'hôtel un petit pavillon, au fond du jardin.

LE DUC. Tiens, franchement, ce n'est pas toi que je crains de gêner, c'est moi. Tu comprends . . . . tu vis en famille. . . femme, ton beau-père.

....

... ta

GASTON. Ah! oui, tu te figures, parce que j'ai épousé la fille d'un ancien marchand de drap, que ma maison est devenue le temple de l'ennui, que ma femme a apporté dans ses nippes une horde farouche de vertus bourgeoises, et qu'il ne reste plus qu'à écrire sur ma porte: Ci-git Gaston, marquis de Presles! Détrompe-toi, je mène un train de prince, je fais courir,3 je joue un jeu d'enfer, j'achète des tableaux, j'ai le premier cuisinier de Paris, un drôle qui prétend descendre de Vatel, et qui prend son art au grand sérieux; je tiens table ouverte (entre parenthèses, tu dîneras demain avec tous nos amis et tu verras comment je traite); bref, le mariage n'a rien supprimé de mes habitudes, rien . . . . que les créanciers. Ta femme, ton beau-père, te laissent ainsi la bride

LE DUC. sur le cou?

GASTON. Parfaitement. Ma femme est une petite pensionnaire, assez jolie, un peu gauche, un peu timide, encore tout ébaubie de sa métamorphose, et qui, j'en jurerais, passe son temps à regarder dans son miroir la marquise de Presles. Quant à M. Poirier, mon beau-père, il est digne de son nom. Modeste et nourrissant comme

1 Les bribes sont proprement les restes d'un repas; par extension et familièrement, ce mot se dit pour restes, débris, en général.

2 Sa solde de sous-officier.

3 C'est-à-dire: Je fais courir des chevaux aux courses.

Jouer un jeu d'enfer, expression familière pour jouer très gros jeu. • Vatel, célèbre maître d'hôtel et chef de cuisine du duc de Condé. Il se tua de désespoir pendant une fête que le duc donnait à Louis XIV (1671), se croyant déshonoré parce qu'une partie des préparatifs qu'il avait ordonnés avait manqué son effet, la marée (le poisson de mer) n'étant pas arrivée à temps.

• Ebaubi, terme familier pour étonné, ébloui.

tous les arbres à fruit, il était né pour vivre en espalier. Toute son ambition était de fournir aux desserts d'un gentilhomme: ses vœux sont exaucés.

LE DUC. Bah! il y a encore des bourgeois de cette pâte-là? GASTON. Pour te le peindre en un mot, c'est George Dandin1 à l'état de beau-père.

LE DUC. Où l'as-tu rencontré?

GASTON. Il avait des fonds à placer et cherchait un emprunteur; c'était une chance de nous rencontrer: nous nous rencontrâmes. Je ne lui offrais pas assez de garanties pour qu'il fit de moi son débiteur; je lui en offrais assez pour qu'il fit de moi son gendre. Je pris des renseignements sur sa moralité; je m'assurai que sa fortune venait d'une source honnête, et, ma foi, j'acceptai la main de sa fille. LE DUC. Avec quels appointements?

GASTON. Le bonhomme avait quatre millions, il n'en a plus que trois. LE DUC. Un million de dot!

GASTON. Mieux que cela: tu vas voir. Il s'est engagé à payer mes dettes, et je crois même que c'est aujourd'hui que ce phénomène sera visible; ci,3 cinq cent mille francs. Il m'a remis, le jour du contrat, un coupon de rentes de vingt-cinq mille francs: ci, cinq cents autres mille francs.

LE DUC. Voilà le million; après?

GASTON. Après? Il a tenu à ne pas se séparer de sa fille et à nous défrayer de tout dans son hôtel; en sorte que, logé, nourri, chauffé, voituré, servi, il me reste vingt-cinq mille livres de rentes pour l'entretien de ma femme et le mien.

LE DUC. C'est très joli.

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LE DUC. Il y a encore quelque chose?

GASTON. Il a racheté le château de Presles, et je m'attends, d'un jour à l'autre, à trouver les titres de propriété sous ma serviette. C'est un homme délicieux! Attends donc!

LE DUC.

GASTON.
LE DUC.

Encore?

GASTON. Après la signature du contrat, il est venu à moi, il m'a pris les mains, et, avec une bonhomie touchante, il s'est confondu en excuses de n'avoir que soixante ans; mais il m'a donné à entendre qu'il se dépêcherait d'en avoir quatre-vingts. Au surplus, je ne le presse pas .... il n'est pas gênant, le pauvre homme. Il se tient à sa place, se couche comme les poules, se lève comme les coqs, règle les comptes, veille à l'exécution de mes moindres désirs; c'est un intendant qui ne me vole pas: je le remplacerais difficilement.

M. Gaston de Presles se trompe étrangement sur le véritable caractère de son beau-père et sur les motifs qui l'ont porté à marier sa fille à un gentilhomme ruiné. M. Poirier, en montrant tant de condescendance envers son gendre, en promettant de payer ses dettes et en lui fournissant les moyens de satisfaire toutes ses fantaisies, a une arrière-pensée qu'il finit par laisser voir à son ami et ancien associé, M. Verdelet et à sa fille Antoinette.

1 Voyez page 107.

2 C'est-à-dire quatre millions de francs.

3 Dans les comptes de commerce, l'adverbe ci se met avant la somme qu'il annonce.

ACTE I, SCÈNES V et VI.

POIRIER (qui lisait un journal, se levant). Encore un d'arrivé!1 Monsieur Michaud, le propriétaire de forges, est nommé pair de France."

VERDELET. Qu'est-ce que ça me fait!

POIRIER. Comment! ce que ça te fait? Il t'est indifférent de voir un des nôtres parvenir, de voir que le gouvernement honore l'industrie en appelant à lui ses représentants! N'est-ce pas admirable, un pays et un temps où le travail ouvre toutes les portes? Tu peux aspirer à la pairie, et tu demandes ce que cela te fait?

VERDELET. Dieu me garde d'aspirer à la pairie! Dieu garde surtout mon pays que j'y arrive!

POIRIER. Pourquoi donc? Monsieur Michaud y est bien!

VERDELET. Monsieur Michaud n'est pas seulement un industriel, c'est un homme du premier mérite. Le père de Molière était tapissier:3 ce n'est pas une raison pour que tous les fils de tapissier se croient poètes.

POIRIER. Je, te dis, moi, que le commerce est la véritable école des hommes d'État. Qui mettra la main au gouvernail, sinon ceux qui ont prouvé qu'ils savaient mener leur barque!

VERDELET. Une barque n'est pas un vaisseau, un batelier n'est pas un pilote, et la France n'est pas une maison de commerce.... J'enrage quand je vois cette manie qui s'empare de toutes les cervelles! On dirait, ma parole, que dans ce pays-ci le gouvernement est le passe-temps naturel des gens qui n'ont plus rien à faire. . . . Un bonhomme comme toi et moi s'occupe pendant trente ans de sa petite besogne: il y arrondit sa pelote, et un beau jour il ferme boutique et s'établit homme d'État.... Ce n'est pas plus difficile que cela! il n'y a pas d'autre recette! Morbleu, messieurs, que ne vous dites-vous aussi bien: J'ai tant auné de drap que je dois savoir jouer du violon?

POIRIER. Je ne saisis pas le rapport . .

VERDELET. Au lieu de songer à gouverner la France, gouvernez votre maison. Ne mariez pas vos filles à des marquis ruinés qui croient vous faire honneur en payant leurs dettes avec vos écus .... POIRIER. Est-ce pour moi que tu dis cela?

VERDELET. Non, c'est pour moi.

Ici entre la marquise de Presles, Antoinette, fille de monsieur Poirier. L'entretien se porte naturellement sur le marquis, son mari. M. Poirier trouve que ce jeune homme ne s'occupe pas assez.

1 C'est-à-dire: Encore un qui est arrivé à une haute position.
2 Voyez page 695, note 3.

Voyez page 61.

C'est-à-dire (ironiquement): c'est la seule méthode à suivre. Le mot recette se dit de l'écrit qui indique la composition de certains médicaments, puis, par extension, des méthodes, des procédés dont on se sert dans les arts, dans la vie pratique, etc. Donnez-moi votre recette, je vous demanderai votre recette, veut dire: Dites-moi de quelle manière vous arrivez à ce résultat.

C. Platz, Manuel de Littérature française. 12e éd.

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VERDELET. Il me semble qu'il s'occupe beaucoup.

POIRIER. Oui, à dépenser de l'argent du matin au soir. Je lui voudrais une occupation plus lucrative.

ANTOINETTE. Laquelle? . . . Il ne peut pourtant pas vendre du drap ou de la flanelle.

POIRIER. Il en est incapable. On ne lui demande pas tant de choses; qu'il prenne tout simplement une position conforme à son rang; une ambassade, par exemple.

VERDELET. Prendre une ambassade! Ça ne se prend pas comme un rhume.

POIRIER. Quand on s'appelle le marquis de Presles, on peut prétendre à tout.

ANTOINETTE. Mais on est obligé de ne prétendre à rien, mon père.
VERDELET. C'est vrai: ton gendre a des opinions . . . .
POIRIER. Il n'en a qu'une, c'est la paresse.

ANTOINETTE. Vous êtes injuste, mon père; mon maria ses convictions. VERDELET. A défaut de convictions, il a l'entêtement chevaleresque de son parti. Crois-tu que ton gendre renoncera aux traditions de sa famille, pour le seul plaisir de renoncer à sa paresse? POIRIER. Tu ne connais pas mon gendre, Verdelet; moi, je l'ai étudié à fond, avant de lui donner ma fille. C'est un étourneau; la légèreté de son caractère le met à l'abri de toute espèce d'entêtement. Quant à ses traditions de famille, s'il y tenait beaucoup, il n'eût pas épousé mademoiselle Poirier.

VERDELET. C'est égal, il eût été prudent de le sonder à ce sujet avant le mariage.

POIRIER. Que tu es bête! j'aurais eu l'air de lui proposer un marché; il aurait refusé tout net. On n'obtient de pareilles concessions que par les bons procédés, par une obsession lente et insensible. . . Depuis trois mois il est ici comme un coq en pâte."

VERDELET. Je comprends: tu as voulu graisser la girouette3 avant de souffler dessus.

POIRIER. Tu l'as dit, Verdelet.

On convient de proposer au marquis de renoncer à son oisiveté et de prendre un emploi. M. Poirier se charge d'attacher le grelot.

Cette espèce de conseil de famille a lieu au second acte, après dîner; car M. Poirier a remarqué que les hommes en général et son gendre en particulier ne sont jamais de meilleure humeur qu'au moment où ils se lèvent d'une table bien servie. Mais l'assaut livré au marquis de Presles par son beau-père, sa femme et M. Verdelet est repoussé. Gaston se retranche derrière ses opinions légitimistes, il déclare que sa fidélité envers la dynastie déchue est celle d'un serviteur et d'un ami, et qu'il ne lui est pas permis de briguer un emploi sous le gouvernement de Juillet. Là-dessus on annonce à M. Poirier que les créanciers de son gendre, auxquels il a donné rendez-vous chez lui pour les payer, l'attendent au petit salon. Au moment où il veut aller les trouver, il apprend que le marquis de Presles n'a touché en espèces que cinquante pour cent des sommes qu'il doit nominalement à ces usuriers.

1 Verdelet s'incline en disant: Merci.

2 Un coq en pâte est un coq qu'on engraisse (avec de la pâtée). De là la locution être comme un coq en pâte, c'est-à-dire: avoir toutes ses aises. 8 Girouette se dit figurément et familièrement d'un homme qui change facilement d'opinion, de parti.

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